1965, La Varenne-Chennevières
Au-dessus du cosi, une plaque de bois sombre, veinée comme une vieille peau. Une tête de mort et deux poignards croisés, les lames fines se rejoignent dans un vide central. La poussière s’est incrustée dans les lettres cyrilliques, le vernis a craquelé par endroits. L’attache triangulaire pend légèrement, comme si elle avait perdu sa tension, et le clou nu, sans tête, traverse un éclat d’enduit.
Peut-être un trophée arraché dans une ville en flammes. Peut-être acheté dans une échoppe portuaire, offert par un homme déjà mourant. Peut-être qu’il n’a jamais rien eu à voir avec Kornilov. Peut-être qu’il sert seulement à habiller un silence.
Aujourd’hui, le crépi beige absorbe la lumière. Il n’y a plus de cosi, plus de plaque, plus d’attache. Je tente de placer mentalement l’objet au-dessus d’une fenêtre, mais il flotte dans l’air. Dans la vitrine du café, mon carnet reflète le passage d’un bus rouge qui déforme les lignes. Je note : rien ne colle.

mars 1975, Limeil-Brévannes
L’adolescent saute du premier étage, les pieds s’enfoncent dans la terre meuble. L’odeur d’humus froid remonte avec l’impact. La lune éclate derrière les nuages puis disparaît. Un frisson lui parcourt les bras.
Peut-être que le corps sait avant l’esprit. Peut-être qu’il porte du sang slave. Peut-être pas russe : estonien, finlandais, danois. Peut-être un sang sans patrie, sans drapeau. Peut-être que cette vérité restera endormie longtemps.
Le jardin est aujourd’hui grillagé. La fenêtre a été remplacée par un vitrage coulissant. Je ne saute pas. Je sirote un café tiède. Le ciel est vide. Pas de lune pour bondir.

Vacances d’hiver 1966, La Varenne-Chennevières
Sur la table, l’Assimil russe est ouvert à une page bleu pâle. Un homme robuste tient un enfant de six ans sur ses genoux. « Répète après moi : ia lioubliou, caco ia nié lioubliou tchaï. » L’haleine d’ail et d’oignon est chaude, insistante. Derrière un mur mince, une voix de femme : « Pourquoi lui apprendre le russe ? » — « Parce que je n’ai plus rien que mes souvenirs. »
Peut-être qu’il ne parlait pas vraiment la langue. Peut-être que ces phrases n’avaient jamais été prononcées ailleurs que dans ce manuel. Peut-être que l’enfant a gardé plus l’odeur que les mots. Peut-être que ce n’était pas une langue qu’il voulait transmettre, mais la persistance d’une voix.
L’appartement, aujourd’hui, est repeint d’un blanc sans nuance. Les volets sont en PVC, les jointures neuves. Il n’y a plus de table, plus de livre, plus de voix derrière la cloison. Au café, un reflet dans mon écran : mon visage sans haleine d’ail.

Fort de Vincennes, 1982
Un éclat de lumière glisse sur le métal des poignards. Badge, écusson, uniforme. Deux silhouettes se tiennent dans l’air sec. Un nom est prononcé : Kornilov.
Peut-être qu’il aurait dû répondre non. Peut-être que ce sang-là ne vient pas des batailles. Peut-être un sang de marche lente, d’exil discret. Peut-être que le rêve de Norvège n’était qu’une sortie de secours.
Les murs du fort sont toujours là, pierres froides, épaisses. Aucun lieutenant, aucun plan de fuite. Le périphérique gronde au loin. Dans mon carnet, je dessine des têtes de mort minuscules, serrées comme des insectes.