À vrai dire, personne ne se souvient plus très bien du moment exact où Alfred Mira est sorti du champ. On l’a vu longtemps, ou plutôt on a vu ce qu’il voyait : Washington Square après la pluie, MacDougal Street quand le trottoir brille, Sheridan Square traversée par un autobus bleu clair. Puis, un jour, ces vues se sont effacées, comme si quelqu’un avait replié la carte du quartier et rangé la peinture dans une boîte à chaussures. On ne sait pas où se trouve la boîte.

Né en 1900, élevé dans Greenwich Village par des parents venus d’Italie, Mira avait appris à regarder avant de savoir peindre. Les rues étaient son premier atelier, la façade de briques son chevalet, le ciel entre deux immeubles sa palette. Les voisins lui donnaient parfois un signe de tête, rarement plus. Les chiens errants passaient sans le voir, mais il enregistrait tout : une échelle posée contre un mur, le reflet d’une ampoule dans une vitrine, l’ombre d’une corniche au mois de mars.

Dans sa jeunesse, Mira avait fréquenté la National Academy of Design, puis l’Art Students League, où il avait compris que, malgré les injonctions de l’époque, il n’aimait pas trop déformer les choses. Il préférait la rue telle qu’elle se présentait, mais filtrée par sa lumière. Le matin, souvent, il descendait vers Washington Square Park avec un carnet et un crayon, s’arrêtant au bord de la fontaine, pas pour la dessiner mais pour écouter le bruit de l’eau qui tombait — comme si ce son devait se retrouver, plus tard, dans les coups de pinceau.

Ce qu’il peignait, c’était moins un décor qu’une respiration. Les passants, il les laissait flous ; la pluie, il la rendait presque tiède ; la nuit, il la faisait rougir autour des lampadaires. Et toujours cette impression qu’on marche à côté de lui, dans un quartier qu’on connaît déjà un peu, même si on n’y est jamais venu.


Les Mira venaient d’Italie, d’un village dont on a oublié le nom, ou alors quelqu’un s’en souvient mais ne le dira pas. En tout cas, ils avaient débarqué à New York avec un paquet de vêtements, deux ou trois recettes de cuisine, et cette manie de parler avec les mains même quand on tenait un baluchon. Greenwich Village, à l’époque, n’avait rien de la carte postale pour touristes : c’était un quartier d’immigrants, de petits commerces et d’ombres longues au pied des immeubles.

Alfred, gamin, traînait autour des vitrines. Pas pour acheter, juste pour regarder la façon dont la lumière faisait vibrer les oranges empilées ou se reflétait sur une théière en étain. Plus tard, il entra à la National Academy of Design — ce qui sonnait très sérieux — puis à l’Art Students League, où on lui apprit à parler le langage des ombres et des perspectives, à comprendre qu’un mur rouge n’est jamais vraiment rouge, qu’il a toujours un peu de bleu dedans.

Il finança ses études en travaillant chez un décorateur d’intérieur, ce qui lui fit découvrir que le goût des autres n’était pas forcément le sien. Chez lui, on ne choisissait pas les couleurs pour flatter un canapé, mais pour dire quelque chose au passant, à celui qui lève les yeux entre deux pas.

Il regardait aussi ailleurs. Les murs de l’école affichaient parfois des reproductions de Monet ou de Pissarro. On lui parlait de la lumière française comme d’une sorte de miracle climatique. Mira notait, mentalement, qu’il faudrait un jour aller voir ça de près.


En 1928, Mira prit le bateau pour la France. Ce n’était pas pour fuir quoi que ce soit — pas de dettes, pas de chagrin d’amour — mais pour voir ce dont on lui avait tant parlé : la fameuse lumière. Il débarqua au Havre, remonta la Seine, et découvrit que Paris n’était pas exactement comme dans les affiches de voyage. Le ciel pouvait être gris, la pluie sale, et la lumière, ce miracle annoncé, avait parfois besoin d’un coup de chiffon.

Il s’installa du côté de Montparnasse, à deux pas d’un café où on croisait des visages qui allaient bientôt devenir des noms célèbres, ou le contraire. Il entendit parler d’une Américaine excentrique qui recevait le samedi soir dans un appartement rempli de Picasso et de Matisse — Gertrude Stein, disait-on, comme si c’était une marque. Il ne monta jamais jusqu’à la rue de Fleurus, mais il savait qu’elle était là, à quelques arrêts de tram, quelque part entre un marchand de vin et une boucherie chevaline.

Ce qu’il ne manqua pas, en revanche, ce furent les expositions du Jeu de Paume. Renoir en 1924, Monet en 1927, et ces toiles qui semblaient encore humides malgré leurs cadres dorés. Il passa de longues minutes devant Impression, soleil levant, observant comment la brume avalait les formes, comment la couleur se contentait d’être ce qu’elle était, sans chercher à être plus. Il ne prit pas de notes. Il préférait rentrer et boire un café au comptoir en repensant à la manière dont Monet laissait filer ses bords, comme si les contours étaient une politesse inutile.

De Paris, Mira rapporta peu de souvenirs matériels : un carnet de croquis, un parapluie qui ne fermait plus, et ce genre de certitude qui change la main quand elle revient sur la toile.


De retour à New York, Mira reprit ses habitudes comme on remet un manteau oublié au vestiaire. Les mêmes rues, mais avec l’œil un peu différent : il voyait maintenant les trottoirs comme des plages à marée basse, les feux rouges comme des coquelicots plantés dans l’asphalte.

En 1929, il présenta pour la première fois une toile à la National Academy of Design. Ce n’était pas encore le grand moment, mais une manière de dire « me voici » à ceux qui savaient lire les murs d’une salle d’exposition. D’autres suivirent : The Heart of the Village en 1941, Rain : Greenwich Avenue and Eighth Street en 1943, Sheridan Square en 1945. Des titres comme des adresses où l’on pourrait encore sonner.

Les critiques, quand elles arrivaient, ne faisaient pas dans la dentelle. Un journaliste de Los Angeles, en 1943, écrivit que ses toiles avaient « une rare capacité à suggérer plutôt que dire servilement ou verbeusement », et parla même de romantic reality, une réalité romantique, comme si Mira peignait non pas ce qui était devant lui mais ce qu’il espérait y trouver.

Les acheteurs suivaient. Pas des magnats ni des princes, mais des New-Yorkais attachés à leur quartier, des gens qui voulaient accrocher chez eux un morceau de trottoir familier. La gloire, Mira s’en fichait — ou faisait semblant. Ce qu’il voulait, c’était que quelqu’un, en passant devant une de ses toiles, se dise : « tiens, c’est bien là que j’ai croisé ce type avec le chapeau, l’autre matin ».


Puis, lentement, comme une affiche qui pâlit au soleil, Alfred Mira disparut. Pas brusquement, pas avec fracas — non, juste par effacement progressif. Les noms changèrent sur les vitrines, les galeries se déplacèrent plus au nord, les journaux préférèrent parler d’abstraction lyrique et d’expressionnisme qui éclabousse. Les peintres qui continuaient à représenter des trottoirs et des façades prenaient soudain l’air de collectionner les timbres : un passe-temps respectable, mais pas de quoi remplir les musées.

Mira vendait encore, mais moins vite. Les collectionneurs vieillis passaient commande pour « un dernier tableau, Alfred, avant de vendre la maison », et on accrochait ça dans un couloir comme on garde la photo d’un chien disparu. Il exposait toujours, mais dans des lieux qui ne faisaient plus la chronique du New York Times. Pas que ça lui déplaise, d’ailleurs. Il semblait trouver une forme de confort à peindre hors du bruit.

Quand il mourut en 1981, il y eut bien quelques lignes dans la presse locale. On rappela qu’il avait été le peintre de Greenwich Village, qu’il avait capté la pluie sur les pavés comme personne. Et puis plus rien. Les archives, elles, ne s’effacent pas, mais elles ferment parfois la nuit.


Le temps, parfois, s’amuse à remettre en vitrine ce qu’il avait rangé au fond. Ces dernières années, quelques galeries new-yorkaises – Questroyal Fine Art, Lilac Gallery – ont ressorti Mira des cartons. On a revu ses rues sur les cimaises, toujours humides comme au premier jour. En 2018, Washington Square Park est parti aux enchères pour plus de quatre-vingt mille dollars, ce qui, pour un peintre qu’on disait oublié, a tout d’un clin d’œil du marché.

On ne parle pas encore de rétrospective au MoMA, et c’est peut-être tant mieux. Mira ne semble pas fait pour les salles trop blanches ni pour les catalogues glacés. Ses tableaux, on les imagine mieux accrochés au-dessus d’un vieux radiateur, dans un appartement où les fenêtres donnent sur une rue qu’il aurait peinte.


Aujourd’hui, si l’on traverse Greenwich Village en hiver, on peut encore trouver des angles où la lumière ressemble à celle de ses toiles. Washington Square, un après-midi de pluie fine : la pierre est sombre, les arbres découpent un ciel gris, un chien tire sur sa laisse. Rien de spectaculaire, et c’est là que réside le miracle.

On pourrait s’arrêter, lever les yeux, et se dire que Mira a vu ça avant nous, qu’il l’a laissé quelque part sur une toile, avec juste assez de couleur pour que ça respire. Et en repartant, on sentirait peut-être, comme lui, que la ville – même dans ses moments les plus ternes – garde toujours un coin de trottoir prêt à être peint.