L’eau bout. Il est 7 h. Dehors, le jour se lève. Une usine a été bombardée cette nuit. Il faut que j’aille acheter du beurre. Je n’aimerais pas souffrir au moment de mourir ; j’aimerais partir d’un coup, comme on prend une sortie d’autoroute au dernier moment. Il faut faire réparer le clignotant arrière droit. Noël approche : quoi offrir aux enfants ? Un chèque fera peut-être l’affaire. Des oignons aussi. Il y a quelque chose d’épuisant à devoir sans cesse faire des courses, se nourrir. Il faudrait que je recrée un rythme pour mes journées. Papa disait : commence par ce que tu n’aimes pas, le reste suivra. Papa disait un tas de choses qu’il ne faisait pas. Le nazisme existe toujours, tapi ; l’Europe serait gouvernée par les petits-enfants de nazis ; le management viendrait de théories nazies. Tu dois cacher que tu es juif sans l’être. Surtout ne pas aborder le sionisme. Penser aux fins de race, à la consanguinité. Les rejetons des milliardaires ont-ils une chance de devenir de plus en plus cons par multiplication du même ? Quoi manger à midi. Quelle fatigue. Heidegger est vraiment chiant à lire. En ce moment, tout est devenu un peu chiant à lire. Est-ce bientôt la fin du monde, et viendra-t-elle d’un seul coup, sans bavure, ou verra-t-on disparaître les gens qu’on aime, l’un après l’autre ? Y a-t-il une façon de rester seul face au désastre. On annonce 25 °C en novembre, du jamais vu. L’air de contentement de F. à la COB est insoutenable. L’imbécillité est la chose la mieux partagée du monde. Je suis tellement vieux que Mathusalem est un gamin. Est-ce que je ne pourrais pas faire du riz le lundi et tenir jusqu’à mercredi, sans plus me soucier de la bouffe ? Du riz avec des oignons. Et ne pas oublier le beurre. Le gruyère, non : je me suis mis à détester le fromage sans savoir pourquoi. Hier, une femme a dit tout haut : « Ça ne ressemble à rien. » Qu’est-ce que ça peut bien faire ? C’était presque une bouffée d’espoir, une éclaircie ; d’ailleurs, il s’est mis à faire beau. « Ça ne ressemble à rien », et paf, dans la rue, la renaissance du monde est arrivée d’un coup, sans prévenir. Ensuite, paraît-il qu’on peut sortir de son corps si l’on s’astreint à une certaine vacuité cérébrale. J’aimerais bien voir ça. Je ne sais pas ce que ça m’apportera — peut-être que ça ne ressemblera à rien, aussi. Chercher ce qui ne ressemble à rien pourrait être une saine occupation.
ça ne ressemble à rien
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fictions
Dans mon rêve, la sonnette a retenti : on venait m’arrêter.
Dans mon rêve, la sonnette a retenti : on venait m’arrêter. Pourquoi, au juste ? Aucune raison valable. Quelques jours plus tôt, en plein jour, elle avait déjà sonné ; j’avais traversé la maison, ouvert : personne à gauche ni à droite. J’ai lu qu’on peut être arrêté arbitrairement, sans raison : on vient, on vous prend, on vous enferme. Je ne sais pas si j’en ai peur ou si, au fond, je l’espère. Se retrouver face à face avec un arbitraire authentique, c’est autre chose. Si tu veux, je te raconte. J’ai commencé à en parler par petites touches. Au café, derrière les vitres, le monde était flou. P. m’a demandé : « Alors, comment tu vas ? » J’ai dit qu’en ce moment je n’allais pas très bien. Comme introduction, c’était commode, ça expliquait le reste. Quand je lui ai raconté l’histoire de la sonnette et de l’arbitraire, il n’a même pas cillé. « C’est drôle que tu me racontes ça, a-t-il dit, c’est justement la même histoire que je m’apprêtais à te raconter. »|couper{180}
fictions
Ce matin, en ouvrant la fenêtre, l’odeur de merde m’a sauté au nez.
Ce matin, en ouvrant la fenêtre, l’odeur de merde m’a sauté au nez. Rien que d’y repenser, ça pique encore. Je me suis dit : tu voudrais que ça sente la rose, ou au moins ce mélange habituel — gazole, sang, pralines — ; dès que ça dévie un peu, tu paniques. De là à me traiter d’andouille, copieusement, puis à retourner à la fenêtre, l’ouvrir, renifler encore. Tu devrais peut-être remettre en cause tes habitudes. T’habituer à ce que ça sente la merde, ai-je pensé. Alors je me suis appuyé à la rambarde du balcon et j’ai respiré à pleins poumons.|couper{180}
fictions
Le coin de la rue
Quand il y a trop de mystères, l’alarme se déclenche. Ce que je refusais de voir ni d’entendre, c’était précisément ça : un trop-plein de mystère. Et, bien sûr, moins je voulais l’entendre, plus le son montait ; certains jours, c’était intenable. Alors je partais marcher dans la ville. Dans ces moments-là, j’étais comme en état second, avec la démarche d’un ivrogne assommé par l’évidence. Marcher me permettait de mâcher et de remâcher cette évidence puis, revenu à mon point de départ, dès que j’atteignais le coin de notre rue, survenait le reflux. Je prenais tout sur moi, m’en faisais l’unique responsable ; je persistais à vouloir voir le monde déformé — ce que tous nomment un mauvais œil. C’était ça, l’évidence. Au coin de la rue, je pénétrais de plain-pied dans l’idiotie et j’essayais de m’y habituer, quelques jours encore, avant que l’insupportable ne revienne m’emporter.|couper{180}