Grande musique, chansonnette à cinq sous. Quelle est la différence, vraiment ? Sur quoi s’appuie-t-on encore ? Même chose pour le roman de gare et le prix Nobel de littérature. Qui distingue, qui décide, qui juge, et selon quels critères ? Il arrive un moment où plus rien ne se distingue. J’ai connu cela en animant des ateliers de dessin avec des enfants. Au bout d’un certain temps, je ne savais plus dire si un dessin était bon ou mauvais. J’étais parvenu à un plateau, une ligne d’équilibre où tous les anciens critères s’étaient effondrés. Ce qui comptait, c’était qu’un geste ait eu lieu, que quelque chose surgisse, peu importe quoi. Ce qui comptait, c’était de ne pas oublier que je ne savais plus juger, et que je ne le voulais plus. Mais les parents, eux, attendaient autre chose. Ils attendaient la gloire, la reconnaissance, les preuves visibles du talent. Et je me suis souvent demandé si je n’avais pas simplement glissé. Si, au lieu d’avoir atteint un état de clarté ou de paix, j’avais doucement dévalé une pente sans m’en rendre compte. Peut-être que cette équanimité n’était pas un sommet mais un effet secondaire de la fatigue, de l’âge, de cette forme d’indifférence qu’on développe face à l’agitation fébrile des vanités narcissiques. Avec les adultes, ce fut la même chose. J’appris à quoi servaient la flatterie, le compliment, l’encouragement — non pas pour mentir, mais pour aider à tenir. Car les adultes aussi perdent confiance. La technique devient alors un prétexte, une béquille pour retrouver un peu de cette confiance égarée. Et un jour, Schwab m’a demandé : Et l’envie dans tout cela ? Le mot me parut d’une formidable ambiguïté. De quelle envie parlait-il ? L’envie de transmettre, de partager, de continuer à enseigner ? Ou bien cette autre envie, plus trouble — celle d’intégrer une sphère, une chapelle, d’être reconnu, accepté, adoubé ? Ce que j’avais longtemps nommé envie n’était-il pas en réalité un désir de reconnaissance maquillé ? Une ruse ? Une tentative de me faire une place, moi aussi, dans le grand théâtre de la légitimité ? Je ne pouvais plus le nier : la célébrité me dégoûtait. Elle aussi s’était vidée de tout ce que j’y avais projeté. Elle me semblait aujourd’hui creuse, automatique, produite à la chaîne, comme un mauvais geste appris par cœur. Elle subissait le même effet que tout le reste : celui d’une médiocrité devenue norme. La célébrité n’était plus guère attribuée qu’à des médiocres ayant fait preuve d’une médiocrité exceptionnelle. L’institution ne récompensait plus le génie ni l’invention, mais la conformité brillante, la soumission habile, la répétition bien emballée. L’échelle de valeurs qui avait, jadis, permis au monde de progresser — ou du moins de croire qu’il progressait — s’était inversée. Le sommet et le bas s’étaient confondus. Ce n’était pas une décadence visible, spectaculaire. C’était un renversement silencieux, une torsion interne. Un monde debout qui s’était mis à ramper, tout en gardant l’apparence de la verticalité. Et je ne pouvais m’empêcher de voir le même mécanisme à l’œuvre ailleurs. Le fait que je me sois rendu compte du mensonge qu’est devenue, pour beaucoup, la démocratie. Le fait que la France est peut-être le pays où l’on voit défiler les dirigeants les plus corrompus sans que cela n’émeuve plus personne. Le fait que l’abêtissement collectif semble désormais poursuivi avec constance, méthode, détermination. Le fait que tout ce que j’ai connu jadis n’était sans doute pas plus noble, mais qu’on n’avait pas encore le recul nécessaire pour le comprendre. Le fait que les lois, les gouvernements, les institutions n’ont jamais eu pour but de rendre les peuples plus libres ou plus heureux, mais simplement plus dociles. Le fait que je sois parti vivre à l’étranger, puis revenu, et que j’aie vu une monnaie multipliée par six virgule soixante sans que personne ne bronche. Le fait que j’entre dans une boulangerie et voie que le pain suit, lui aussi, ce même trajet, dans une hypnose générale où nul ne se révolte. Et pourtant, malgré tout cela, il reste quelque chose. Ce n’est pas une envie flamboyante, une volonté d’agir ou de changer le monde, non. C’est à peine une vibration. Un reste de mouvement. Une oscillation ténue. L’envie, peut-être, de ne pas m’éteindre tout à fait. De continuer, en silence, à tenir bon dans ce retrait, à faire apparaître, de temps en temps, un mot juste, une phrase claire, une lumière sur un mur. Ce quelque chose qui reste, vous l’appelleriez comment ? m’interrompit Schwab. Est-ce qu’on peut parler de compassion, d’une forme de spiritualité, d’amour ? Quelque chose qui se situe derrière “il n’y a rien, cela ressemble au néant, mais malgré cela” ? Je ne sais pas, ai-je murmuré. Je crois que les mots que vous proposez sont trop vastes pour moi. Trop chargés. Trop exposés. Ce n’est pas de l’amour. Ce n’est pas de la foi. C’est plus pauvre, plus petit. Une forme de fidélité, peut-être. Une fidélité sans objet. Une fidélité à rien. Ou à tout. Une obstination muette. Pas même une espérance, non. Une manière de rester là, à l’endroit même où le langage s’effondre. Une manière de ne pas fuir. C’est tout. Schwab regarda sa montre et je vis qu’il m’avait déjà accordé plus de temps qu’il ne l’avait prévu. Bien que son visage n’en exprimât pas un traître trait. Il referma son carnet, remit son stylo dans la poche intérieure de sa veste, récupéra son chapeau qu’il avait posé sur la chaise de paille de la cuisine. Puis il se leva. Nous reprendrons la conversation, me dit-il, car je pense que vous n’avez pas encore été tout au bout de votre raisonnement. Vous ne l’avez pas totalement épuisé. À cet instant ses lèvres dessinèrent un maigre sourire et son regard voulait dire : non, je ne me moque pas du tout. Continue.