Autofiction et Introspection
Habiter n’est pas impossible, mais c’est un vrai problème pour le narrateur. Il occupe des lieux sans jamais vraiment y entrer. Maison, atelier, villes traversées : ils existent, mais restent comme à distance. Il imagine que peindre ou écrire l’aidera à habiter autrement, à investir un espace intérieur qui compenserait l’absence d’ancrage. Mais cela demeure du côté du fantasme. Le réel, lui, continue de glisser, indifférent.
C’est de ce décalage que naissent ces fragments. Écrire pour traverser l’évidence, pour examiner ce qui ne s’examine pas. Écrire comme tentative d’habiter, sans garantie d’y parvenir.
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Carnets | mars 2025
7 mars 2025
Je ne sais pas pourquoi je pense à Gide. Si le grain ne meurt. Voilà. Forcément, je pense à la religion. Il faut donc crever pour se relier. Ce qui pourrait, avec un peu de mauvaise foi, expliquer ma fuite entre quatorze et trente ans dans le bouddhisme zen. Est-ce que ça explique quoi que ce soit ? Aucune idée. Mais ça me semble d’une logique implacable. Crever, donc. Mot d’ordre adopté à l’adolescence. Pas physiquement, tout de même. J’aurais pu me pendre, comme mon cousin B. Mais la douleur me retenait. Crever, oui, mais mentalement. Et si possible sans souffrance. J’ai donc commencé à faire n’importe quoi. De manière systématique. Une décision mûrie lentement, prise un jour de collège, après trois ans d’échecs répétés à la barre fixe. Trois ans sans parvenir à effectuer la moindre traction. Puis, un vendredi d’avril, en fin d’après-midi, enfin une réussite. Une fois, une seule, j’avais réussi à me hisser. Et tout s’était effondré. L’anéantissement de soi, c’était ça. La fin du désir, la fin de l’espoir, la fin de la peur. S’élever d’un mètre et comprendre d’un coup tout le jeu du monde. Pendant que la nature renaissait, moi, mentalement, je crevais. À quel moment les choses ont-elles commencé à m’échapper ? Dès le départ, sans doute. Je n’ai pas vraiment eu mon mot à dire. Il y avait déjà cette histoire du diable dans la peau. Une phrase lancée un jour, attrapée au vol, et restée collée comme une étiquette qu’on ne peut plus arracher. Je n’ai jamais su exactement ce que ça signifiait, mais j’en avais tiré une conclusion irréfutable : il ne pouvait pas m’attraper aux toilettes. J’ai donc pris mes dispositions. Aller souvent aux toilettes. Y rester longtemps. Ménager des retraites stratégiques. Le diable, aussi tenace soit-il, n’irait pas me chercher là. Ma mère, elle, voyait ça autrement. Un problème digestif, une nécessité d’assainissement. Il fallait me vider, me purifier, me débarrasser de ce trop-plein qui manifestement m’exaltait. D’abord par les méthodes traditionnelles : décoctions de radis noir, huile de foie de morue, traitements de grand-mère à grand renfort de cuillères en fer. Une cure sans fin. Mais rien n’y faisait. J’étais toujours là, bondissant, surexcité, insaisissable. Elle a fini par opter pour une approche plus radicale. Fenergan. Le diable n’avait peut-être pas disparu, mais moi, je dormais. Où commence l’extérieur ? Où finit l’intérieur ? J’ai toujours cru que je choisissais, au début du moins. Mais quelques doutes se sont glissés dans les interstices. La colo. Première présentation, six ou sept ans. On nous demande notre nom. Georges Clemenceau, je réponds. Rires tout autour. Pour moi, c’était un jeu, si vous étiez un animal, un objet, un président de la République. Peu de chance pourtant que je sache qui était Clemenceau. J’avais entendu le nom, il m’avait plu, je l’avais adopté. Je notais déjà que le monde extérieur, sitôt qu’il tombe sur une étrangeté, la ridiculise, et si possible l’écrase. Le premier baiser. On m’avait dit qu’il fallait mettre la langue, alors j’ai mis la langue. Personne en face. Vide intersidéral. La fille n’avait peut-être jamais entendu parler de cette histoire de langue. Moi, je n’ai pas eu cette idée-là. J’ai juste pensé : encore une interférence. Une friture sur la ligne. Quelques jours plus tard, elle trouvait ça à son goût, mais avec un autre, qui avait une mob, une bleue. Dans mon pays, on dit une bleue. L’anglais. J’avais cru possible de l’apprendre seul, en inversant le français, façon verlan. Découverte dans la douche, excitation immédiate. Je sors tester mon invention. La petite Américaine est juchée sur un palier, six ou sept mètres de haut. Je monte sur la tonnelle pour l’approcher. Jourbon nom rouma, je tente, avec l’accent des films noirs. Elle éclate de rire. J’ai pris ça pour de l’amour. Quelque chose cloche, c’est sûr. Avec l’extérieur. Plus j’y pense, plus les bizarreries affluent. Toute une cargaison d’incongruités prêtes à l’export. Et dire qu’intérieurement, aucun doute : je suis un génie. Merde. Bref, si je devais résumer ma relation à ce que je nomme l'extérieur—tout ce qui n’est pas moi—, je ne vois guère autre chose qu’un objet de souffrance. Le moi projeté dehors, à découvert, vulnérable. Comme un vêtement étendu sur une corde à linge, livré au vent, à la pluie, aux regards. Il m’a fallu des années pour cesser d’y penser, ce qui ne l’a pas empêchée d’être là, tapie dans un coin. J’avais donc un moi intérieur—stable, rassurant, compact, une forteresse en carton-pâte mais à moi—et un moi extérieur, flou, incertain, livré aux éléments. La difficulté, toujours, était de savoir lequel était le bon, le vrai, le seul et unique. Il y avait des jours où l’intérieur me semblait souverain, où je pouvais observer l’extérieur avec une indifférence stratégique, comme un territoire hostile qu’il suffisait d’ignorer. Et puis, il y avait tous les autres jours. Dans quelle mesure ai-je vraiment choisi en retour d'éprouver la sensation d'être un benêt ? Je ne me souviens pas d'avoir choisi vraiment. Peut-être que c'est comme lorsqu'on entre dans une salle à manger, que toutes les chaises sont déjà prises. On hésite, on cherche une solution, et soudain, quelqu’un vous tend un tabouret d’appoint. On s’assoit, soulagé. Ce n’était pas ce qu’on voulait, mais au moins, on a une place. Dans ce cas-là, ce n’est même plus une question de choix. Juste une manière d’occuper l’espace, de prendre la place qu’on vous laisse. Et c’est là que le malaise devient essentiel. Il est aussi essentiel pour se rapprocher du but—crever à soi-même—que pour s’en éloigner, pile au moment où l’on y touche. C’est exactement comme ça que j’en suis venu à la seule conclusion qui tienne : la seule chose vraiment amusante que je pouvais faire de ma vie, c’était écrire. C’était ça ou crever. Mais quitte à disparaître, autant choisir le stylo. Musique : The Cure, Forest. 1980|couper{180}
Carnets | mars 2025
06 mars 2025
Hier soir, chez A. et L., un repas : poulet aux pruneaux, imitation coq au vin, accompagné d’un Guigal et de semoule. Un instant fugace, une résurgence sensorielle. J’ai douze ans. La maison de mes grands-parents, à V. Une aversion pour le coq au vin, cette alliance de vin cuit et de chair animalisée. L’odeur seule suffisait à me détourner de l’assiette. Pourtant, hier, j’en ai repris. Juste pour voir. Pour voir si c’était toujours le même goût, toujours la même répulsion. Chez l’opticien, à Salaise, S. cherche une monture. Le vendeur consulte les bases de données. Cinquante euros de remboursement. Il y a deux ans, c'était intégralement pris en charge. Aujourd’hui, cotisations plus élevées, remboursements moindres. Une logique inversée. S. repose les lunettes. Ce sera pour plus tard. Une pensée dérivante : les soins dentaires. Encore plus inaccessibles. Des semaines d’attente, des coûts prohibitifs, des compromis absurdes entre douleur et budget. Une lente érosion des acquis, un démantèlement progressif. Ce qui était autrefois un droit devient une exception. De retour cette nuit, en allumant mon écran, une vidéo s’affiche. L’image de présentation : Macron. En dessous, un mot unique : « guerre ». Je ne clique pas. La guerre, encore. Toujours. Peu importent les pertes, la famine, les destructions. Il ne reste que la perpétuation du système. Un écran froid, une déclaration sans surprise. Pas un débat, juste un constat. Un monologue projeté vers l’extérieur, sans véritable attente de réponse. Un engrenage qui tourne sur lui-même, broyant les individus sans que personne ne puisse en freiner la cadence. La nuit. Une douleur, localisée dans la mâchoire. Persistante, sourde. Ralentir la respiration. Laisser la douleur exister, sans chercher à la combattre. Mais alors surviennent des images. Un charnier. Des paysages en ruine. Gaza, peut-être. Ou ailleurs. Des fragments d’histoire, de conflits superposés, indissociables. Une mosaïque de souvenirs et de réalités contemporaines qui se percutent dans la conscience. Essayer d’y échapper. Mais elles s’imposent, inlassables. Elles reviennent en vagues, s’ancrent, s’étendent, ne laissent aucun répit. L’odeur singulière de la pierre calcinée. Une chaleur résiduelle, persistante, presque palpable. Des projections d'étincelles. Un cercle d’hommes assis. The Dream Time. La perception d’un temps suspendu entre le réel et l’abstraction. Ouvrir les yeux. 50 après J.-C. L’Empire romain s’étend sans résistance. L’ordre établi n’est qu’une supercherie. Un simulacre. Rien n’a réellement changé. Une illusion d’évolution qui masque une répétition infinie. L’argent ne fait que circuler sur lui-même, ne produisant rien. Une équivalence structurelle entre les milieux bancaires et criminels. L’attente du sommeil, comme un dernier refuge. Mais même cet espace intime est devenu poreux, infiltré par ces pensées parasites, ces images qui refusent de s’effacer. L’ultime illusion serait peut-être celle du repos. Image d'illustration : Mélancolie d'un Après-Midi, Giorgio De Chirico|couper{180}
Carnets | mars 2025
05 mars 2025
Écrire, se vider. Se vider, écrire. L’un déclenche l’autre, sans qu’on sache qui commence. Pas une cause, pas un effet. Une boucle. Un tic nerveux dans le crâne. Ça tourne. Et on y revient. Parce qu’au fond, il faut bien un exutoire. Un coin pour canaliser le chaos. Même si on sait que c’est vain. Même si on n’y croit plus. Alors on écrit. On écrit comme on racle une assiette vide. Pour s’occuper. Pour croire que ça sert. Tiens, la viande de cheval. Jamais goûté. Pas par principe. Juste parce que je n’en ai jamais trouvé au supermarché. Et je n’ai pas cherché. Pas de morale là-dedans. Juste de l’oubli, ou de l’ennui. Philip K. Dick, lui, en mangeait. Pas pour le goût. Pour survivre. Il l’achetait dans des magasins pour chiens. Il écrivait sous amphétamines. Il vivait à Santa Ana. J’ai cherché des photos de sa maison. Une baraque banale, murs blancs, allée en béton. Rien d’extraordinaire. Et pourtant c’est là que ça se jouait. Le délire, la pauvreté, les livres. Une maison parmi tant d’autres. Comme l’écriture. Un abri branlant. Un truc qui tient debout, mais de peu.|couper{180}
Carnets | mars 2025
04 mars 2025
Face à l'absurdité, ne pas ciller. La regarder bien en face, sans chercher refuge dans l'évitement. Ce n’est pas une Méduse. Ce n’est qu’un épouvantail pathétique, une silhouette sans consistance. Pourtant, il y aura toujours un miroir bien poli pour lui renvoyer son image. Peut-être même le pétrifier de honte. Si seulement. Honte à ceux qui souillent des figures aimables. Miss Daisy, comment faites-vous pour supporter cet individu ? Et d’ailleurs, vos souliers, cette manière singulière de marcher, quelle est votre technique ? Question qui ressurgit, inattendue, comme une poussière dans l’œil. Legolem. Il est là, surgissant du matin, nom égaré dans le flot. Il manque d’espace. Il encombre. Cheveu dans la soupe. Pensée idiote dans une phrase idiote. Un chaos qui s’entrechoque au moment de poser les mains sur le clavier. On dirait que ça repart. Et cette peur que ça ne coule plus. L’angoisse paradoxale que ça s’arrête. Ou plutôt, l’envie que ça s’assèche. Deux forces qui s’opposent et qui font tourner ce foutu monde : centripète et centrifuge. Comment en sortir ? Comment faire un pas de côté ? En contemplant leur danse absurde. L’inadmissible a été dépassé depuis longtemps. Trop longtemps. Parfois, des pensées complotistes surgissent. Mécanisme d’auto-défense, sans doute. Une façon de prendre du recul lorsqu’on est le dos au mur. Quand S. me dit que sa retraite a baissé de trente euros, sans raison, sans explication, l’inadmissible repousse encore ses frontières. Non, il les agrandit. Expansion constante. Invasion. Les Américains qui ont élu Trump, ne sont pas nos amis. De Gaulle le savait déjà. Mais ici, peu de différence. Le président de pacotille, placé là par la banque Rothschild, vide nos poches et nous fait prendre des vessies pour des lanternes. Les éléments de langage sont dictés depuis quel point du globe ? Washington ? Moscou ? La guerre, toujours, obsédante. Comme si c'était la seule issue concevable. Peut-être que c’est vrai, que tous s’entendent en coulisses. Trump, Poutine, même Zelensky, simple second couteau dans cette tragédie grotesque où le fric encore et toujours tiens le premier rôle. . Tous d’accord sur le fond : déclencher l’horreur, parce que l’horreur est leur seule solution. Leur seul salut. Leur privilège. C'est l'obsession de conserver ce privilège qui détruit le monde entier. Ce qui fournit de quoi méditer sur l'obstination, la peur, le désir. Les miens surtout, bien sûr. — Bien bien bien, j'espère que ça t'a fait du bien de pérorer comme ça sitôt levé mais il est huit heures tu n'aurais pas des fois quelque chose d'autre à faire ?Il est là. Il a changé de taille on dirait une sorte de lutin. Il est perché sur une étagère de la bibliothèque. Mais la petitesse ne l'arrange pas. Il est toujours aussi repoussant. Quelque part c'est rassurant.—Excellent Legolem qui manque d'espace, me jette-t-il de façon totalement hypocrite. J'aurais pu l'inventer moi-même tiens. Musique : Lana Del Rey - Video Games (White Lies Remix)|couper{180}
Carnets | mars 2025
03 mars 2025
Submergé par les événements. Ces derniers jours ont glissé sans bruit, emportant mon emploi du temps avec eux. Tout s’est déréglé, et les retards s’empilent comme des dossiers qu’on ne veut plus ouvrir. Mais au moins, l’ordinateur est réparé. Tous les logiciels réinstallés. Les sites locaux remis en place. Seul MySQL a résisté, obstiné, parce que j’avais gardé l’ancienne version sur une partition. Il a fallu tout sauvegarder avant de formater. Redondant, sans doute, la Dropbox a déjà tout. Mais sait-on jamais. J’ai perdu le fil. Les vacances avaient un plan. Elles en ont toujours un. Mais voilà, le plan est un leurre, un décor en carton-pâte que le hasard se charge d’éventrer. Ce qui me conforte dans l’idée de ne pas faire de plan. Ce qui est aussi une excuse facile, je l’admets. Je me sens plus bête qu’hier. Ce qui prenait quelques minutes en réclame des heures. Pourtant, après deux jours de panique, j’ai rouvert mon traitement de texte. J’écris. Pour qui ? À vrai dire, cela n’intéressera personne, sauf moi. Ce n’est pas un manque d’idées. C’est un manque d’énergie. Et pourtant, je continue à tirer des plans sur la comète. C’est là que je suis bête. Et têtu. Alors que le bonheur est à portée de main. Il suffirait de prendre son manteau, de sortir, d’aller sur le Pilat. Renifler l’odeur de terre, surprendre les premiers bourgeons, retrouver la lumière oblique de mars. Dehors, l’air doit être léger, coupant juste ce qu’il faut. Les bourgeons doivent frémir sous la lumière, et l’odeur de terre remuée par le printemps doit monter. Je pourrais ouvrir la porte, descendre l’escalier, sentir sous mes semelles l’aspérité des cailloux. Mais non. Je suis là, encore, à compiler des notes qui ne serviront à rien, un archiviste du néant. À peine la machine réparée, je trace des guides, des fiches en Markdown pour documenter le chemin, ne pas oublier le processus. Obsidian les archive. Besoin maladif de baliser les choses. Comme si j’avais le diable dans la peau, disaient-ils. Dehors, la nature s’agite sans moi. Les branches craquent doucement, les ruisseaux bavardent. Même le vent doit avoir des choses à dire. Et moi, ici, en train de consigner méthodiquement la résurrection de mon disque dur, comme si c’était l’événement du siècle. Le dibbouk, lui, a disparu depuis vendredi. Il a quitté le bureau, l’atelier, la maison. Trop c’est trop, a-t-il dû se dire. Il m’a laissé. Je l’imagine, paresseux, vautré sous le soleil, quelque part derrière la fenêtre. Quand il reviendra, je l’ignorerai. Ça lui apprendra. Mais je sais bien comment ça finira. Il reviendra, je l’accueillerai. Et les choses reprendront leur cours. Les choses reprennent toujours leur cours.|couper{180}
Carnets | février 2025
28 février 2025
Je me suis réveillé avec cette phrase en tête. Ce qui est proche se doit de rester loin. Je me dépêche de la noter avant qu’elle ne s’efface, avant qu’elle ne rejoigne ces limbes où s’échouent les textes morts-nés, ceux qui naissent dans les rêves et n’atteignent jamais le jour. Vers 2h. Un Doliprane effervescent. Puis relecture des Montagnes de la folie. (Hallucinées). Je n’avais jamais pris la peine de lire la préface de David Camus. Cette fois, je m’y attarde. C’est comme du Lovecraft, me suis-je dit. Puis l’esprit a bifurqué. Impossible de rester concentré. Le Procès. K. J’ai vu passer une annonce récemment. The Trial d’Orson Welles, avec Anthony Perkins dans le rôle de K. J’ai cherché, retrouvé, visionné une bonne partie du film en attendant que le médicament fasse effet. Il doit y avoir un lien entre HPL et Kafka. Ces personnages, chez Lovecraft, contraints de dire alors qu’ils préféreraient se taire. Comme K., figé devant le portail de la Justice. Et puis cette idée : Ce portail, il l’a créé lui-même. Ce n’est pas une barrière extérieure. C’est sa propre idée de la Loi, un concept d’inaccessibilité qu’il est condamné à ne jamais franchir. Parce que son rôle, le seul qu’il s’autorise en silence, c’est de ne pas pouvoir passer. Et alors, une évidence : L’absurde d’hier paraît aujourd’hui plus réel que jamais. J’ai toujours pensé que nous étions les créateurs de tout ce que nous traversons. Que nous étions, chacun, à l’origine de nos propres labyrinthes. Que le sens de cette existence ne se joue pas dans le rêve que nous appelons réalité, mais dans une autre dimension, un hors-champ immense, supranaturel, qui nous dépasse. Que nous ne sommes que des histrions, des figures égarées sur une fresque gigantesque dont nous ne percevons que les contours. Un couloir d’hôpital. Sous terre. Des centaines de corps nus, entassés sur des étagères. Les camps. Mais quelque chose cloche. Les corps ne sont pas maigres. Ils sont luisants, pleins, presque gras. Et de leur juxtaposition insensée se dégage une étrange sensualité. Un mélange de visions. Je ne sais pas si c’est un rêve ou un souvenir. Au moment où j'écris ces lignes, la douleur est supportable. La douleur est une foreuse de conscience. Avoir mal est une chose. Entretenir ce mal en est une autre. Mais quand ai-je compris cela pour la première fois ? Je ne sais plus. Était-ce ce jour où je suis resté allongé sur le carrelage froid de la cuisine à V., après une trempe magistrale ? Cette sensation de froid collé à la peau, ce corps immobilisé, incapable de pleurer, incapable même de penser ? Mais détaché totalement de cet ensemble bourreau/victime qui, dans le recul soudain, ne faisait plus qu’un. Ou était-ce cette autre fois, dans l’enfance, quand la branche du cerisier s’est rompue sous mon poids, m’envoyant percuter la terre avec une violence inattendue ? L’impact. La douleur vive. La respiration coupée. Ce moment suspendu où on se demande si l’on va se relever. On revisite la chute et l'on s'aperçoit que tout ne tombe pas au même rythme. Un précipité reste suspendu. Un témoin silencieux qui observe l’ensemble. Ou peut-être n’était-ce ni l’un ni l’autre. Peut-être était-ce J., et son absence soudaine. Sa disparition. Un matin, elle n’était plus là. Et alors, ce n’était plus une douleur localisée. C’était autre chose. Un vide sidéral, froid, effroyable. Mais encore une fois, l’étrange possibilité de mise à distance, de mise en abîme. Ce racisme que tant de gens reprochent à Lovecraft me fait penser à un rêve récurrent de mon enfance. Un géant terrassé par des créatures affreuses. (Gulliver ?). Leur langage était la pire torture. Plus que les coups. Plus que la douleur physique. Je ne sais pas si c’était la peur de l’étrangeté, de l’étrange, ou de l’étranger. Je ne sais même pas si c’était de la peur. C’était du mépris. On pouvait me torturer autant qu'on le voulait, cela ne m'effrayait pas. Je comprenais que ces créatures existaient parce que je les inventais. Elles tiraient leur raison d’être à la fois de mon mépris pour elles et de leur mépris pour moi. Elles étaient les sentinelles d’un territoire inconnu. Elles m’accompagnaient dans cette tâche absurde : Explorer quoi ? L’âme humaine ? La douleur ? L’illusion magistrale que je m’étais inventée afin d’essayer, chichement, de m’incarner dans ce monde.|couper{180}
Carnets | février 2025
27 février 2025
Ce texte, entre carnet et fiction, capte des fragments d’un quotidien où la distance s’installe, où le monde semble légèrement se déliter. Réel ou réécrit ? Peu importe. Il s’agit ici d’explorer un état, une impression fugace.|couper{180}
Lectures
Mémoire vive
Je me souviens d’une lampe verte sur le bureau de mon grand-père. Ou était-elle bleue ? Peut-être n’y avait-il pas de lampe du tout. Ce qui me revient, ce n’est pas un fait, c’est une impression, un reflet de lumière posé sur un coin d’enfance. Si je l’écris, je la fixe. Et pourtant, déjà, elle m’échappe. La phrase vient de l’attraper, mais ce n’est plus la même lampe. Quand on écrit un souvenir, que retient-on vraiment ? Est-ce une archive du passé ou une réinvention ? On croit que l’on restitue, mais on recrée. C’est une illusion tenace, cette idée que la mémoire serait un enregistrement fidèle. Proust l’a démontré mieux que personne. Dans À la recherche du temps perdu, ce ne sont pas les souvenirs conscients qui portent la vérité du passé, mais ces surgissements imprévisibles, ces éclats sensoriels qui dépassent la volonté. L’odeur d’une madeleine, le bruit d’une cuillère sur une assiette, et c’est tout un monde qui refait surface. Mais ce monde n’existe plus. Il se reconstruit dans l’écriture, il se plie au rythme des phrases, à la logique du récit. Ce n’est pas une restitution, c’est une transfiguration. Écrire, c’est composer avec l’oubli. Barthes en joue aussi. Dès la première page de Roland Barthes par Roland Barthes, il avertit : « Tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman. » Même en parlant de lui-même, il s’invente. Qui raconte, lorsqu’on se souvient ? Qui décide du cadre, du ton, des ellipses ? On croit se souvenir, mais en réalité, on choisit. On accentue une couleur, on coupe un détail, on arrange. Peut-on dire qu’un souvenir écrit est vrai ? Peut-être l’est-il plus que le souvenir lui-même. La mémoire est un atelier où l’on sculpte ce qui nous reste. Perec, lui, a fait de cette incertitude un projet littéraire. Je me souviens aligne des bribes de passé, toutes introduites par la même formule incantatoire : « Je me souviens… » Il ne cherche pas à recomposer une histoire, juste à fixer des fragments, ces éclats épars qui font une vie. Mais l’exercice révèle autre chose : certains souvenirs paraissent inventés. Ou sont-ils simplement contaminés par d’autres récits, d’autres lectures ? Perec lui-même l’admet dans W ou le souvenir d’enfance : son passé est troué, il le recompose par nécessité, et parfois, par pure fiction. C’est là toute la question : écrit-on ce dont on se souvient, ou se souvient-on de ce que l’on écrit ? Nathalie Sarraute, elle, hésite. Enfance n’est pas un récit ordinaire. C’est une conversation à voix basse entre elle et elle-même, un dialogue interrompu, une succession de doutes. À chaque souvenir évoqué, une seconde voix s’élève pour interroger : « Était-ce vraiment ainsi ? » Rien n’est certain, tout est fragile. L’écriture n’affirme pas, elle explore. Ricœur parle de « mémoire reconstructive ». Nous ne sommes pas des archivistes fidèles de notre propre vie. Nos souvenirs se modèlent selon nos attentes, nos désirs, nos regrets. On se raconte une histoire. On la modifie sans s’en rendre compte. Peut-être que la mémoire ne se contente pas d’oublier ; peut-être qu’elle invente aussi. Alors écrire, c’est quoi ? C’est reconnaître que la vérité du souvenir ne tient pas dans sa précision, mais dans sa résonance. Gabriel García Márquez disait : « La vie n’est pas ce que l’on a vécu, mais ce dont on se souvient et comment on s’en souvient. » Ce qui importe, ce n’est pas la fidélité à un passé factuel, mais la justesse d’une sensation retrouvée, d’une émotion qui refait surface. Peut-être qu’au fond, écrire, c’est inventer un passé qui tienne debout. Un passé qui, une fois couché sur la page, semble plus réel que celui qu’on croyait posséder. Peut-être que cette lampe verte — ou bleue — n’existait pas. Mais maintenant qu’elle est là, dans ces lignes, elle existe un peu plus qu’avant. C’est peut-être ça, la mémoire. Une fiction qu’on apprend à croire. Musique Claude Debussy Rêverie|couper{180}
Carnets | février 2025
25 février 2025
Le fragile territoire du peu Il s’en faudrait de peu. D’un presque rien. Un grain de sel, une ombre, un souffle d’air suspendu au bord de la fenêtre. Cette sensation de peu, cousue de bric et de broc, est une étoffe effilochée qu’on drape autour des épaules en guise de certitude. Ce peu est un territoire mouvant, une ligne tracée du bout du doigt sur une vitre embuée, une parole suspendue, prête à basculer dans le vide. C’est un équilibre instable, une marche hésitante sur un fil qui tremble. On avance sans savoir si le prochain pas portera ou s’il nous laissera tomber dans l’indéfini. Un frisson de précaution guide chaque geste. Le monde entier semble s’être resserré autour de cette sensation fugace, ce presque rien qui fait toute la différence entre le vide et l’existence. Écrire comme on rapièce Une maille de solitude, une autre d’ironie, une troisième d’impatience. On tricote, on rapièce. Voilà un début de journée en forme de casquette irlandaise, rugueuse et chamarrée, posée de travers sur un crâne encombré d’idées dissonantes. C’est ça, écrire. Une couverture en patchwork où chaque morceau a une humeur propre : la chaleur d’un souvenir, la fraîcheur d’une peur qui mord la peau, la laine rêche d’un regret. On coud des mots comme on répare une veste trouée par l’usure du temps. On rajoute un pan ici, une couleur là, sans trop savoir si l’ensemble tiendra, si la structure ne s’effondrera pas sous le poids de son propre déséquilibre. Mais il faut avancer, bâtir, même à coups de rafistolages. Parfois, dans la couture maladroite d’une phrase, surgit une beauté imprévue, une harmonie accidentelle. L’effort et la boucle D’ici peu, je pourrais sortir dans la rue et courir n’importe comment. Faire le tour du pâté de maisons comme on trace une boucle dans une histoire, revenir au même point et prétendre qu’on avance. Mais non. Il y a cette promesse, ces 1500 mots qui s’alignent comme une rangée de moutons sur une lande battue par le vent. Ils résistent, s’accrochent, s’effacent parfois avant d’être repris, réécrits, redessinés dans un effort aussi vain que nécessaire. L’écriture est un marathon sans ligne d’arrivée. On court, on s’essouffle, on trébuche. On pense atteindre un sommet et, en réalité, on tourne en rond. L’illusion du mouvement, un chemin balisé d’ombres, un jeu de piste dont le but reste inconnu. Silence et fuite Le silence grignote l’espace. Un silence feutré, comme la neige qui tombe sans bruit sur un sol glacé. Ça me rappelle Zatopek, sa foulée chaotique, son souffle coupé en lambeaux. Est-ce que je cours après quelque chose ? Ou est-ce que je fuis ? Le silence est un piège. Il attend, se tend, se tapit dans les interstices. Il pèse de tout son poids sur l’air. Un silence habite, un silence qui bruisse, rempli de ce que l’on ne dit pas, de ce que l’on tait par habitude, par peur ou par fatigue. Alors on écrit, pour briser cette chape étouffante, pour donner une voix à ce qui autrement resterait conféré aux replis de la conscience. Gigue de mots Je voudrais écrire en dentelle et en granit, avec la souplesse d’une lumière d’automne et la rudesse d’une pluie de novembre. Mais les mots viennent comme ils veulent. Parfois ils tombent dru, parfois ils s’effilochent. Peu ou prou. Peu me chaut. Les mots sont capricieux. Ils glissent, ils s’effacent, ils résistent. On les cherche, on les trouve, on les perd. Parfois ils s’alignent avec une évidence éclatante, parfois ils s’entrelacent en un chaos indomptable. On essaie de les guider, mais ils nous échappent toujours, comme une musique qui refuse de se fixer sur une partition. Assembler et rapiécer Alors j’écris. Pour assembler, pour rapiécer. Pour voir si, de tous ces morceaux, peut naître une forme qui tienne debout, comme une casquette irlandaise qu’on enfonce bien sur la tête avant d’affronter le vent. J’écris pour conjurer l’absence, pour donner une texture aux pensées éparses, pour broder du sens sur ce qui, parfois, semble n’en avoir aucun. J’écris en espérant que, quelque part, entre les lignes et les silences, se cache une vérité que je n’ose pas nommer. Et si ce n’était que ça, après tout ? Une quête absurde, mais nécessaire. Un pas après l’autre, un mot après l’autre, sans jamais vraiment savoir où l’on va. Le flot incontrôlable des poèmes Depuis quelques jours, des poèmes sortent de mes doigts comme des filets de bave d’une bouche édentée. Ça ne m’appartient pas. Je me le dis et me le répète. C’est un refus dans le refus. Une tour de rondins qui dépasse la canopée de mon marasme. Placer du gras et des titres saucissonnés à la manière marketing le rendra-t-il plus lisible, plus digeste, me demande le Dibbouk. On se regarde. Rien ne passe. Tension. Suspens qui dure. Et qui s’achève par une défaite. La mienne, comme toujours. Alors je retrousse les manches, j’éteins ma conscience. J’écris sous la dictée. Musique : Nils Frahms « Says » SPACES|couper{180}
Carnets | février 2025
22 février 2025
Coincé entre dystopie et utopie, écrire quelque chose qui ne serait pas complètement idiot. Qui ne s'autodétruirait pas presque aussitôt l'avoir écrit ? C'est sans doute pour cette raison que la bêtise devient un vecteur. On s'accroche à la bêtise, à la blague, à la connerie comme à une fusée espérant qu'elle nous emportera vers d'autres cieux. Mais comme tout est inversé, c'est dans les profondeurs de la fosse des Mariannes que l'on s'enfonce sans jamais voir le bout. Dans ce no man's land, une foule d'ectoplasmes aux yeux blancs dévisagent les égarés. Le sourire se fige en un rictus crispé. Ici pas d'Atlantide, pas de base extraterrestre, que de vagues méduses dansant un ballet lent dans la profondeur du rien. La blague, dans l'effort de lucidité qu'elle tente de masquer à peine, tombe à l'eau au plus profond de l'eau. Les maux de dents repartent de plus belle, poire pour la soif, l'attention s'y accroche de toute sa force pour s'extraire de la force centrifuge de l'horreur environnante. Ce n'est pas parce que j'écris :« je vais chez le dentiste » que c'est vrai. C'est juste pour ne pas passer pour un parfait imbécile. La perfection m'étant à ce point insupportable même dans ma propre imbécilité. S'il n'y avait pas d'être humain, le monde existerait vraiment tel qu'il est, sans bien ni mal. De là à souhaiter l'extinction, d'en éprouver de la peur comme du désir, ce ne serait pas idiot. Cette ambivalence de l'être humain, qui peut à l'origine permettre aux voyants d'équilibrer effroi et merveille, demande un effort surhumain à présent et plus que de simples dons de clairvoyance. Le dégoût monte d'autant plus rapidement que la foi s'amenuise. Non pas le dégoût de l'autre, qui permet toujours des rassemblements, de s'inventer l'adversaire, mais le dégoût de soi. Et le pire est qu'on n'a même pas envie de philosopher plus avant, de se perdre dans un labyrinthe de conjectures sur les raisons d'un tel dégoût. Pas une seule graine de haricot magique disponible pour s'évader dans la supputation, la pénitence, le pardon, la sympathie, l'empathie. Peut-être est-ce là la seule forme de transcendance possible : un ricanement étouffé dans l'abîme, une ironie glacée qui évite l'écueil de l'espoir. Nous ne nous envolons pas, nous coulons avec une certaine grâce, une chute en apesanteur. La pensée elle-même se dissout dans cette immersion totale. Tout est disséqué, analysé, démystifié, et pourtant tout nous échappe. Un univers sans Atlantis, sans utopie, juste des profondeurs aveugles où l'on devine, entre les ombres, les contours d'un mirage que personne ne pourra jamais atteindre. Ainsi, écrire reste un acte ambigu, un geste de fou qui inscrit dans l'eau une trace appelée à disparaître. Mais c'est peut-être dans cette absurdité même que réside la réponse : ne rien attendre, ne rien chercher à sauver, juste jouer le jeu de la dérive et voir où cela mène, si tant est qu'il y ait un ailleurs. Musique : Tim Hecker – Virgins / incense at Abu Ghraib (Abu Ghraib est une prison utilisée pour détenir des prisonniers pendant la guerre en Afghanistan, où de nombreux abus horribles ont eu lieu. La pochette de l' album montre un homme qui pose pendant une séance de torture. Ce même homme a plaidé non coupable de multiples accusations portées contre lui, mais a quand même subi tous les coups et agressions. Il était essentiellement « vierge » au milieu de la violence.)|couper{180}
Carnets | février 2025
21 février 2025
Carnet de mémoire : L'attente ou l'amour ? en écho à un texte écrit sur l'utopie dans la rubrique lectures. Un amour du passé qui hante. L'idée s'impose d'abord comme une évidence. Mais quelque chose cloche. Trop affirmatif. Après tout, rien n’est certain. Impossible d’en faire une généralité. Replonger dans cette histoire, et le doute s'installe. Sommes-nous hantés par l’attente de l’amour plus que par l’amour lui-même ? Peut-être est-ce cette illusion, cette promesse, qui obsède davantage que les êtres aimés. Et si, au fond, ce qui compte n’a jamais été l’amour, mais cet état d’expectative, ce vertige du « peut-être » ? Un récit qui explore cette zone grise, là où l’amour ne se vit pas encore et où, paradoxalement, il est peut-être à son apogée. Comme une utopie qui n’existe que dans la distance, un idéal insaisissable qui recule dès qu’on s’en approche. Le désir se nourrit de ce qui échappe, de ce qui ne se possède jamais vraiment. L’été s’annonce immobile. À peine arrivé sur le quai de la gare, une chape invisible s’abat. Un mélange d’ennui et de langueur, une torpeur inévitable. G.-p. attend, en cotte noire, maculée de taches anciennes, le regard dissimulé sous la visière de sa casquette. Un hochement de tête, une main qui agrippe le bras, et sans un mot, la route vers la ferme. Première nuit. Le tic-tac de l’horloge emplit la maison, se diluant dans l’odeur d’encaustique et de tabac froid. Couché dans le lit étroit, à l’écoute des bruits du dehors – des coucous dans le lointain, le vent froissant les peupliers – une certitude s’impose : l’été sera long. Les journées s’étirent avec la lenteur propre à la campagne. Matinées passées à errer sur les chemins, mains dans les poches, mâchant un brin d’herbe sèche. Après-midis à retrouver P., le fils du facteur, près de la mare. Des lianes séchées en guise de cigarette, peu de paroles. La rumeur du village s’élève, étouffée par la chaleur. Puis un jour, B. apparaît. Derrière les prunelliers, un éclat de rire. Une robe légère, des jambes brûlées de soleil. P. devient rouge comme une pivoine, bégayant des mots absurdes, l’accent du pays s’alourdit dans sa bouche. Un regard qui balaie l’assemblée, un sourire en coin, bras croisés sur la poitrine, déjà en position de force. Mais ce n’est pas elle qui bouleversera cet été. Ce sera N., sa sœur aînée. Un soir de pluie, toute de blanc vêtue, les cheveux blonds collés à la peau par l’humidité. Un regard moqueur, une démarche assurée. Tout en elle semble hors de portée. Dès le lendemain, un rendez-vous tacite s’installe. Chaque soir, après le dîner, une sortie prétextée. Toujours la même attente derrière la barrière. Un menton levé, un sourire qui oscille entre retenue et insolence. Des marches sur les sentiers, frôlant les fossés bordés d’orties. Des mains s’approchant sans jamais se toucher. L’air du soir imprégné de camomille et de paille humide. Un rire discret, une tête détournée. Que peuvent bien attendre les filles d’un garçon ? Ignorance totale des règles du jeu. L’espoir secret d’un premier pas de sa part. Et, paradoxalement, la crainte de ce moment. Les nuits se succèdent, équilibre fragile entre attente et retenue. Puis l’été s’achève. Une adresse échangée. Peu de foi en une réponse. Pourtant, quelques semaines plus tard, une enveloppe oblitérée de Vallon-en-Sully. Un cœur battant au moment de l’ouvrir, à l’abri des regards. Des mots simples, banals, prudents. Mais ils sont là. Une réponse. Puis une autre. Bientôt, des lettres quotidiennes. Une impatience douloureuse à chaque attente. L’hiver passe, réchauffé par cette correspondance secrète. Puis l’été revient. Le voyage entrepris seul. Huit kilomètres sous le soleil, valise à la main, cœur en feu. Aucun avertissement préalable. Chaque instant doit être savouré. Sur le chemin, la maison de N. apparaît. Dans la cour, un homme en blouson de cuir. Une étreinte. Elle, suspendue à son cou. Un regard échangé. Pas de surprise. Pas de trouble. Un léger sourire, un geste distant. Demi-tour. Retour chez G.-p., un sourire figé, l’estomac noué. Les lettres de N. restent longtemps dans une boîte, jusqu’au jour où elles sont brûlées. Un autre temps. L’amour s’est transformé, devenu autre chose. Peut-être à cet instant son véritable visage se révèle-t-il : le désir, ce désir de posséder l’autre plus que tout. Une incapacité neuve d’attendre quoi que ce soit – une fille, une femme, une prétendue sécurité affective, un soi-disant bonheur. Et encore, sans doute qu'à l'époque, tout cela n’était qu’une illusion de plus : imaginer le dégoût de posséder l'autre alors qu’il ne s'agissait que du reflet d'une impossibilité plus profonde – celle de se posséder soi-même. Certains souvenirs dorment, bien rangés, attendant d’être déterrés. Comme des peintures oubliées dans un grenier, suspendues à un regard qui leur rendra enfin leur importance. Ce qui est caché définit souvent bien plus que ce qui est montré. Pendant longtemps, ces histoires semblent n’intéresser personne. Puis, un jour, une oreille attentive. Quelqu’un qui comprend. Et le passé reprend vie. À la relecture de cette histoire des années plus tard, une interrogation persiste : l’attente de l’amour n’est-elle pas, en fin de compte, plus précieuse que l’amour lui-même ? Peut-être est-ce cette promesse, ce vertige du possible, qui confère au désir sa force et son mystère. Comme si toute possession portait en elle la fin de l’enchantement, la dissipation de l’illusion. Un mécanisme silencieux, une mécanique intime qui trouve un écho troublant dans ce monde où l’on chérit plus l’illusion d’un avenir radieux que la réalité d’un présent atteint. Peut-être l’amour, comme tout ce qui se convoite, ne se vit-il pleinement que dans le manque qu’il creuse.|couper{180}
Carnets | février 2025
19 février 2025
Il pense que c’est fini. Que cette boucle, il va encore la boucler, pour la forme, histoire d’être sûr. Depuis plusieurs jours, une douleur assez précise, assez tenace — une dent, disons, mais pas n’importe laquelle, celle qui fait mal — l’empêche de penser correctement, ou du moins d’avoir l’illusion qu’il pense correctement. Il résiste, encore, dans une posture qui tient autant du stoïcisme que du pur entêtement. Il observe, avec une sorte de patience scientifique, la douleur monter, descendre, pulser, se diffuser, revenir plus vive. Pendant ce temps, le monde s’effondre, paraît-il. Ce n’est pas une exagération, c’est juste une observation factuelle : guerres, famines, politiques absurdes, températures record. Une dystopie de série B qui s’écrit en temps réel. Il pourrait s’en alarmer, il pourrait agir, mais la douleur de la dent a ceci de pratique qu’elle ramène tout à une échelle plus proche. Plus domestique. Un nerf exposé, une mâchoire qui proteste. Un micro-drama dans un macro-chaos. Il n’ira pas chez le dentiste. Pas encore. Pas maintenant. Pourquoi ? Toutes les raisons d’y aller semblent évidentes, toutes les raisons de ne pas y aller également. Il reste là, dans cet entre-deux parfait où la nécessité ne s’impose jamais vraiment. Autrefois, il aurait attendu qu’une femme s’en mêle. Un appel, une voix légèrement inquiète, une main sur son bras : Tu devrais vraiment consulter. Mais il sait qu’il ne l’écouterait même plus. Il hoche peut-être la tête, marmonne une promesse vague, mais rien ne suit. Il n’y croit pas plus qu’à tout le reste. Et pourtant, il écrit. C’est sa seule concession au mouvement.Une lucidité qu’il qualifie de terrifiante certains jours, d’apaisante d’autres. Une lucidité qui ne sert à rien, mais qui est là, qui tient bon, qui le garde debout. Voilà où il en est : pas guéri, pas fichu, pas sauvé. Juste là. Quelques heures plus tard : Dans ces cas-là, la sagesse, autant qu’elle puisse exister, impose de se rendre chez le dentiste. Musique douce, basculement du fauteuil vers l’arrière, bouche grande ouverte, la sensation un peu désagréable d’un doigt caoutchouteux qui pénètre dans la bouche. Une voix jeune, presque joyeuse : « Et là, ça vous fait mal ? » C’est à ce moment qu’il pense au « de base » que ne cessent de dire les petits-enfants. De base, il suffit de se rendre chez le dentiste pour ne plus savoir quelle dent fait mal. Et c’est vrai. Maintenant qu’il est là, impossible de désigner avec certitude le point d’origine. Il a mal, oui, mais où exactement ? Cette molaire, celle du fond, ou plutôt celle d’à côté ? La douleur se dérobe au moment où elle devient soignable. Forcément. Bon, a dit la voix jeune derrière lui, je vois plusieurs caries donc on va soigner tout ça. Mais avant, je vais vous faire un petit détartrage. C’est là qu’il demande qu’on le pique. Sans doute à cause de la volonté d’amoindrir le supplice du détartrage par l’adjectif qualificatif apposé. « Un petit détartrage. » Non, il ne veut pas de ce « petit ». Il sait ce que ça cache. Il ne veut pas d'euphémisme, ni de la douceur feinte. Il veut l’anesthésie, tout de suite, avant qu’on ne tente de lui faire croire que ça ne fait pas mal. La voix jeune hésite, sourit. Le doigt en caoutchouc bat en retraite. Un patient qui réclame une anesthésie pour un détartrage, ce n’est pas si fréquent. « Vous êtes sûr ? » Il l’est.|couper{180}