Autofiction et Introspection

Habiter n’est pas impossible, mais c’est un vrai problème pour le narrateur. Il occupe des lieux sans jamais vraiment y entrer. Maison, atelier, villes traversées : ils existent, mais restent comme à distance. Il imagine que peindre ou écrire l’aidera à habiter autrement, à investir un espace intérieur qui compenserait l’absence d’ancrage. Mais cela demeure du côté du fantasme. Le réel, lui, continue de glisser, indifférent.

C’est de ce décalage que naissent ces fragments. Écrire pour traverser l’évidence, pour examiner ce qui ne s’examine pas. Écrire comme tentative d’habiter, sans garantie d’y parvenir.

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Carnets | mai 2025

24 mai 2025

Un texte de carnet devrait pouvoir s’élaborer comme une recette. Il faudrait s’y prendre avec méthode. Poser d’abord les éléments sur le plan de travail, couper les légumes en julienne ou en brunoise, mesurer les épices, disposer l’ail, le sel, les herbes dans des petits bols blancs. Ou bien agir différemment : s’approcher du réfrigérateur sans idée précise, attraper un poivron, improviser à partir de presque rien. Il m’arrive de faire l’un ou l’autre, sans préférence. L’alternance me suffit. Il ne s’agit pas ici de raconter quoi que ce soit. Encore moins de transmettre. Il ne s’agit même pas d’écrire, peut-être. Il s’agirait simplement de noter une disposition du jour. Une inclination passagère. Une humeur. L’espace entre deux actions. Un texte pour fixer ce qui échappe. Ce qui se produit alors qu’on croyait ne rien faire. Je suis dans la cuisine. Il est tôt. La lumière est blanche, légèrement oblique. Elle rebondit contre l’évier inox. Le robinet goutte à intervalles réguliers. Il n’y a aucun bruit, sauf celui du frigo qui se déclenche par à-coups. J’ai pris un café. Je ne sais plus si j’avais mis du café moulu dans la cafetière, ou si j’ai simplement relancé de l’eau sur le marc d’hier. Le goût était là, mais diffus, lointain. Comme si j’avais bu le souvenir d’un café. Il y a des choses qu’on oublie volontairement. Et d’autres qui reviennent sans effort. Ce matin, c’était la pensée d’un café trop clair. Un détail sans importance. Mais j’y reviens, peut-être parce qu’il n’y avait rien d’autre à quoi penser. Ce carnet ne racontera rien. Il se tiendra à l’écart. Il dira les jours quand il ne se passe rien. Ce qu’on voit sans y penser. Ce qu’on ressent quand on ne ressent pas. Le bruit de fond des heures. La lumière sur la table. La lenteur d’un geste. Un fragment de matin. Je n’attends rien de ce texte. Je le laisse venir. Je le regarde apparaître, comme on observe une goutte d’eau former un halo sur une nappe. Je parlais plus tôt de recettes de cuisine. De ces carnets qu’on remplit comme on prépare un plat : parfois méthodiquement, parfois à la hâte, à l’instinct. C’est en pensant à cela, à cette façon d’entrer dans l’écriture sans trop savoir pourquoi, que m’est revenu ce livre de Toussaint sur Monet. Parce qu’en réalité, ce que fait Monet, là, dans l’atelier, c’est cela : un carnet. Une page qu’il reprend sans cesse. Une tentative de fixer l’impossible, de retenir la lumière avant qu’elle ne glisse. Et moi, ici, avec mes carnets, je fais exactement la même chose. J’entre dans une pièce, j’écris une ligne, je ne sais pas encore ce que j’y cherche. Peut-être seulement un peu de silence. Peut-être une phrase qui tienne, comme une brosse chargée de bleu. Ce texte sur Monet me rappelle que l’inachèvement est une forme. Que le retour est une méthode. Que les gestes répétés, les hésitations, les recommencements font partie de l’œuvre. Et que même si personne ne voit, même si c’est trop lent, trop discret, il faut continuer. Un carnet, ce n’est pas pour dire ce qu’on sait. C’est pour rester dans le flou, dans le tremblement. Comme Monet dans son atelier. Comme moi ce matin, en cherchant la lumière sur la table. Il y a un moment, dit Jean-Philippe Toussaint, que l’on voudrait saisir. Pas une scène, pas un événement. Un instant. Le moment où Claude Monet pousse la porte de son atelier. Ce moment ne change rien. Monet entre, voilà tout. Mais ce moment contient tout : la lumière, la peinture, la solitude, la guerre au-dehors, le silence en dedans. Un homme va peindre. Il le fait depuis toujours. Et pourtant, aujourd’hui, c’est différent. Parce qu’il vieillit. Parce qu’il doute. Parce qu’il sait que cette peinture-là, il ne la finira peut-être jamais. Je lis ce livre comme on entre dans une pièce familière. Il n’y a rien à y apprendre, seulement à y être. L’espace est suspendu. Chaque mot pèse. Il ne se passe rien, et pourtant c’est une tension extrême : celle de continuer malgré tout. Toussaint ne parle pas de Monet. Il le regarde. Il le suit dans l’atelier, matin après matin. Il note la manière dont il ajuste ses pinceaux, dont il nettoie ses lunettes, dont il s’approche de ses toiles sans jamais les croire finies. Il ne s'agit pas de raconter la peinture, il s'agit de rendre l’expérience du regard, la mécanique intime du geste. Monet ne peint pas les Nymphéas, il s’y dissout. Le livre lui-même est un atelier. Toussaint y travaille à la brosse fine, à la transparence. Il revient, il recommence. Il écrit comme on rehausse une ombre ou qu’on efface une lumière trop vive. L’art est cette tension vers l’inachevable. Ce qu’on tente, toujours, en sachant que ça ne suffira pas. Je lis ce livre, et j’entends la guerre, à peine, dehors. Comme un grondement. Je vois l’homme, seul, vieux, lent. Je vois sa main chercher la couleur exacte. Il n’y a pas d’histoire. Juste une présence. Fragile. Obstinée. Je pense à nos propres ateliers. À nos propres gestes. À ces instants où l’on s’arrête à la porte de quelque chose. Où l’on sait que la lumière ne reviendra pas tout à fait comme avant. Et pourtant, on entre. Illustration : Atelier Nuit (Studio at Night), 2018 Read this article in English → The Moment Before the Light|couper{180}

Autofiction et Introspection Temporalité et Ruptures

Carnets | mai 2025

23 mai 2023

Disparaître est d’une facilité déconcertante – pensée d’hier, revenue ce matin, intacte. Disparaître : volontairement ou pas. Les objets, les êtres, leur mémoire même. Tout s’efface. On le sait, et pourtant la stupeur reste. Inentamée. Comme si chaque disparition portait sa propre foudre. Peut-être la stupeur est-elle la forme même de la disparition. Après la première, après qu’on a compris – non, éprouvé – que les choses s’en vont, qu’elles échappent, la stupeur s’installe. Elle adhère au mot, à l’acte, à la perte. Toute stupeur efface un monde. Le sachant, nous vivons désormais dans un monde de stupeur – plus durable que les autres. Nous finissons par lui préférer le monde, par choisir ce gel plutôt que le flux. Pourquoi dis-tu « nous » ? Pour te donner l’illusion que tu n’es pas seul ? Mais tu l’es. Tu es seul, stupéfié. Stupéfié, pétrifié : comme la femme de Lot. Elle se retourne – c’est tout – et la catastrophe, qu’elle voit de trop près, la fige. Se retourner est l’acte qui fait basculer. Un monde que l’on croyait stable se dérobe dès qu’on se retourne. On entend un bruit, on regarde, ce n’est plus là. Le risque, c’est que le monde ait changé, et que soi aussi. Alors on reste immobile. Dos au devenir. Parce qu’on a compris, sans l’avoir su : qu’il n’y a pas d’en avant. L’en avant n’est que l’en arrière déplacé. Dans la stupeur, le temps lui aussi se fige. Et cette gelée du temps révèle sa fiction. Il n’existe que par habitude. Puis vient la stupeur, et l’on sait. De là, de ce fond d’immobilité, d’éternité nue, on ne peut plus faire semblant. Le leurre s’efface. Et le corps ? Le corps ne suit pas. Il attend. Il ploie. Il reste là. Il se souvient de gestes qu’il ne fera plus. Il est mémoire de ce qu’il ne fait plus. On est comme placé sous verre, en vitrine, sous une lumière trop blanche. Le monde regarde. Mais ne voit pas. Et toi ? Tu n’es déjà plus là. nouvelle version ( 24/05/2025) Disparaître, tu vois, c’est terriblement simple — une idée venue des grands fonds d’hier, revenue intacte, dans la lumière blafarde du matin, sans ride, sans écaille, sans perte. Disparaître : par choix, ou par cette force opaque, informe, qu’on ne nomme pas. Les objets, les corps, les noms. Et pire que tout, leur souvenir. Tout se délite, tout se désagrège. Et même si on le sait, même si c’est intégré — y a ce choc, qui reste, qui colle, qui serre. Chaque disparition embarque un fragment d’apocalypse. Et peut-être que ce choc, justement, c’est la forme pure de la disparition. Ce n’est pas une prise de conscience. C’est une secousse, dans la moelle, dans l’instant — quelque chose bascule, ça chute, ça glisse, et t’es là, sans prise, sans corde. Le choc s’incruste dans le mot, dans le geste, dans le trou qu’il laisse. Chaque perte remue un pan du réel. On croyait savoir, et voilà. Alors on vit là-dedans. Pas dans le monde. Non : dans le tremblement. Dans ce plan où plus rien n’est stable. Et on s’y accroche. On finit par le préférer à ce qu’il y avait avant. Parce que le flux, le temps, c’est trop. Le gel, au moins, c’est sûr. On dit « nous », pour se rassurer. Mais tu parles tout seul. Tu le sais. T’es seul. Seul à geler, seul à fixer le vide. Figé, comme la femme de Lot, ouais. Elle se retourne — c’est tout — et ce qu’elle voit, ce qu’elle ose voir, ça la transforme. Elle devient ce qu’elle voit. Le regard, c’est la bascule. Le monde se tord dès que tu regardes autrement. T’entends un truc. Tu te retournes. Disparu. Le pire, c’est pas l’absence. C’est que tout a changé. Et toi avec. autre version Disparaître ? C’est facile. Effrayant, comme c’est facile. J’y ai pensé hier. C’est revenu ce matin. Exactement pareil. On peut disparaître exprès. Ou pas. Les choses disparaissent. Les gens aussi. Pire encore — leur souvenir s’efface. Tout s’en va. On le sait. Mais ça nous prend quand même de court. À chaque fois, comme si c’était la première. C’est peut-être ça, disparaître. Le choc. Pas dans la tête — dans le ventre. Et ça reste. Dans les mots, les gestes, dans les vides qu’on laisse derrière soi. Chaque perte emporte autre chose avec elle. On vit avec ça. Ce sentiment. Il devient plus réel que tout le reste. On finit par s’y accrocher. Le silence plutôt que le mouvement. Tu dis « on », comme si t’étais pas seul. Mais tu l’es. Tu es seul. Coincé avec ça. Comme la femme de Loth. Elle se retourne. C’est tout. Et ce qu’elle voit la fige. Parfois, il ne faut rien de plus. Tu entends un bruit, tu te retournes — et c’est parti. Tout est différent. Le monde. Toi. Alors tu t’arrêtes. Tu détournes les yeux. Parce que tu comprends — sans vraiment savoir pourquoi — qu’il n’y a pas de « avant ». Le « avant », c’est juste le « derrière » avec un autre visage. Dans ce silence-là, même le temps s’arrête. Et tu le vois pour ce qu’il est — juste une idée. Rien de plus. Un truc auquel on croyait. Jusqu’à ce qu’on n’y croie plus. Et puis le choc revient. Et tu sais. compression Chaque convulsion de perte détache un fragment de l’univers connu. Disparaître n’efface pas seulement ce qui était là. Cela désarticule le visible… Le choc n’est pas passager : il devient le sol. Nous vivons désormais dans cette stupeur figée, préférée à l’écoulement Et quand on se retourne, c’est déjà trop tard : tout a changé. Le temps cesse. Il était fiction. La stupeur révèle. Et tu sais|couper{180}

Autofiction et Introspection

Carnets | mai 2025

22 mai 2025

Je me demande, parfois, ce qui distingue la patience de l’obstination. Dans certains domaines, du moins. Sans doute, l’intérêt. Ce qui ne m’intéresse pas ne demande ni patience ni obstination. Encore moins d’effort pour y voir un intérêt. Mais alors, comment ça vient, l’intérêt. On passe à côté de tellement de choses sans même les voir. Moi, je suis souvent indifférent à des sujets que, paraît-il, beaucoup trouvent passionnants. Le sport, par exemple. Je n’y vois rien. Observer des gens courir après une balle m’échappe. Les voir grimper une côte à vélo en transpirant, pareil. Et ceux en bonnet, qui brassent l’eau comme des papillons... Non. Le sport, en général, me laisse froid. À part dans Courir, d’Echenoz, où on suit la vie d’Émile Zatopek. Qui, d’ailleurs, s’en moquait un peu, lui aussi. De la course à pied. Mais ça ne l’a pas empêché de courir. Courir, encore. Et il a couru. Peut-être que l’intérêt vient en s’intéressant. Comme l’appétit, en mangeant. Tourner autour d’un stade m’a toujours déprimé. Courir dans la nature, en revanche, ne me gêne pas. Ça ne demande pas vraiment d’effort. Enfin, je dis ça sur des souvenirs vieux de quarante ans. Après le dîner, j’ai relu quelques vieux articles sur La Grange.net. Ce qui m’attire surtout, c’est la manière dont il tient ses carnets. Depuis 2000, dit-il. Même s’il affirme avoir commencé en 1990. Mais en ligne, ça commence en 2000. Je cherche à me rappeler. À l’époque, j’étais en Suisse, à Yverdon-les-Bains. Mes centres d’intérêt en matière d’internet ne volaient pas très haut. Je crois que j’étais encore sur Windows 95. Un compte Hotmail. L’informatique, pour moi, c’était surtout au travail. Excel, notamment. Je n’y tenais pas particulièrement, mais j’avais compris qu’avec quelques formules et un peu de jugeote, on pouvait finir sa journée en deux heures et rêvasser le reste du temps. Je tenais encore un journal papier. Je notais les petits événements, les miens, ceux du monde. À peine. Je m’intéressais encore à ma vie, au monde. Ou je me disais qu’il fallait s’y intéresser. Peut-être ne voulais-je pas encore admettre que je devenais indifférent à l’un comme à l’autre. Ou que j’avais peur de le devenir. Pourtant, je peux faire preuve de patience. Même d’obstination. Pour des choses que la plupart trouveraient vides de sens. J’ai remarqué : moins une chose intéresse les gens, plus elle m’attire. J’en fais une sorte de passe-temps. Et puis un jour, sans regret, je passe à autre chose. Je crois que c’est en 2001, après le 11 septembre, que j’ai jeté tous mes carnets. C’était un week-end, il faisait un temps splendide. Nous étions partis vers Moûtiers, je crois. Une clairière. J’avais dû préparer mon coup : je ne vois pas pourquoi j’aurais emporté ces carnets par hasard. Il y en avait au moins une vingtaine, rangés dans un sac de supermarché, glissé sous le siège avant. À l’arrivée, j’ai fait comme d’habitude. Cherché du petit bois, des branches mortes un peu plus épaisses, de quoi faire la popote du soir, passer un moment à regarder le feu ou le ciel piqueté d’étoiles. J’ai préparé le foyer tranquillement. Cercle de pierres, l’attirail du parfait petit scout. Quand le feu a pris, je suis retourné au camping-car, j’ai sorti le sac. Mon ex s’occupait je ne sais plus à quoi, de toute façon, ça n’allait déjà plus très fort. Je me suis approché du feu et j’ai déversé les carnets sur les flammes. J’ai essayé d’être attentif à ce que ça me faisait. Toutes ces années à écrire quotidiennement des petites choses sans grand intérêt. Peut-être y voyais-je un calcul. Une sorte de sacrifice. Si tu fais ça, tu auras ça. Ce genre-là. Puis je suis allé chercher un peu plus de bois. Et nous sommes passés à autre chose. C’est-à-dire, entre autres, à ce divorce à l’amiable.|couper{180}

Autofiction et Introspection nature

Carnets | mai 2025

21 mai 2025

Levé tôt. Déchargement de la Dacia pour que S. puisse aller à C. voir E. Lecture d’A. Compagnon, Un été avec Montaigne. Puis relecture du texte du 20 mai et publication. Ensuite, code. Trouvaille : possibilité de faire des compilations mensuelles. Désormais, une seule ligne de code à insérer dans un article pour récupérer tous les textes du mois la création d'un modèle. Merci Spip ! Par contre, je ne vais pas les partager sur les réseaux tout de suite. Pour le moment m'en servir comme base de travail car Il faut encore relire, corriger. À un moment, je me suis même demandé s’il fallait conserver les images et les dates. Juste les textes, les uns après les autres. Peut-être pour un autre projet. En tout cas, j’ai réfléchi : je ne proposerai rien à Minuit. Je n’aimerais tout simplement pas prendre l’apéro avec les lecteurs de Minuit. Je me sentirais trop mal à l’aise. À part si Echenoz est là. On pourrait rester assis côte à côte sans rien dire et regarder, cf Beckett et Bram Van Velde — ce serait sûrement un bon moment. À part ça, je n’ai pas fait grand-chose de bien utile à la collectivité. Enfin, j’ai vidé le lave-vaisselle. J’ai aussi fait bouillir de l’eau et ajouté un peu d’acide citrique dans la bassine. Puis j’ai plongé dans la mixture toutes mes mèches, tous mes forets rouillés. J’avais ouvert la boîte il y a deux jours, dans l’intention de bricoler un chevalet mural à l’atelier. La rouille m’empêchait de lire les numéros. Affaire réglée : elles sont désormais comme neuves. L’idée de me remettre à peindre est encore assez nébuleuse. Mais tout ça n’est qu’un prétexte. Je veux dire : la tergiversation, l’atermoiement. En une semaine — il y a deux semaines — j’ai réalisé quatre toiles. Bon, ce ne sont pas des chefs-d’œuvre. Mais j’ai pris plaisir à les faire. N’est-ce pas là le plus important ? Le problème, c’est qu’une journée ne fait que 24 heures. J’essaie de grignoter du temps sur la nuit. Ce n’est pas bien. Qui a écrit : si le sommeil ne servait à rien, ce serait une belle arnaque ? On passe 30 % de nos vies à roupiller, en moyenne. Sinon, je disais que je n’avais pas fait grand-chose. Nous sommes allés à l’Intermarché à 16 h, sitôt que S. est revenue. Elle m’a pris en passant. Ça n’a pas traîné. 148 euros. En plaisantant, on avait dit qu’on ne devrait pas dépasser les 150. Nous fûmes héberlués que ça fasse 148 €. Par contre, pour cette somme — trop modeste, visiblement — nous n’avons pas eu droit aux vignettes ni aux bons de réduction. Faut pas déconner. Enfin, on était contents. On avait respecté le budget, chose rarissime. J’ai été déçu de ne pas trouver le sachet de kebab surgelé comme chez Super U. Du coup, j’ai pris des escalopes de poulet. Mais je retournerai chez Super U rien que pour le kebab. Je m’en fais à l’heure du déjeuner : une poignée dans un bout de baguette avec un peu de mayonnaise. À chaque bouchée, j’éprouve un plaisir sauvage à enfreindre — quoi ? — je ne sais quelle règle diététique à la con. Tant pis. Je me demande si ce n’est pas plus intéressant que je note ces petites choses quotidiennes, finalement, que ce que j’écris d’ordinaire sur le monde, la vie, moi, la métaphysique. Je me suis demandé si j’aurais envie de prendre l’apéro avec moi, en pensant à Minuit. Je n’étais pas sûr que oui. Car, dans le fond, je suis un homme triste. Mon humour vient de cette tristesse. Ce n’est pas un humour qui fait rire de bon cœur. C’est un humour qui fait plutôt fuir — y compris l’humoriste. Extinction des feux à 00:00 heure locale. Réveillé à 4:00. Me suis remis aussi au code. Réinstallation du script G.A en l'encapsulant de telle façon qu'il n'agisse pas sur le serveur local, uniquement en distant. Puis amélioration de l'affichage du site sur mobile, deux trente plus tard j'y suis encore|couper{180}

Autofiction et Introspection

Carnets | mai 2025

20 mai 2025

Cette confiance accordée aux outils technologiques ne vaut que si nous restons perpétuellement à jour. Sinon, c’est la glissade : machine poussive, système d’exploitation obsolète, incitations commerciales sans réponse. Et voilà qu’on se retrouve en marge, marginal, contourné. Ce monde qui filait droit, voilà qu’il tourne en rond. L’application de localisation de Google, par exemple, s’essouffle sur mon téléphone. Pourtant, j’ai vérifié, rien à mettre à jour. Ça fonctionne, oui, mais en différé, comme une vieille bande magnétique. L’information s’affiche avec un décalage, une latence de quelques secondes, suffisamment pour que la rue où je devais tourner soit déjà loin derrière. Double peine : faire demi-tour, et constater que l’occasion ne se présente qu’à cinq cents mètres, voire plus. Le quart d’heure de marge que j’avais pris fond comme neige au soleil. Ce matin-là, j’allais à la clinique du sommeil de Bougé-Chamballud. Heureusement, prévoyant le caprice numérique, j’avais pris mes précautions : un bon quart d’heure de sécurité. C’est le manque de technologie qui engendre cette prudence archaïque, comme si l’archaïsme guettait derrière chaque panne. L’obsolescence produit la prévoyance, et aussi, bizarrement, cette conscience sourde de pauvreté. Ne pas être au point, c’est déjà être en retard, et cela finit par peser. Au village, la machine refuse de coopérer, le GPS tourne en boucle et la voix nasillarde s’obstine : « Signal perdu ». Je me concentre. Réfléchis. La rue de la Passerelle, je l’ai déjà arpentée, il y a deux ans, pour une exposition. Ce n’est pas loin, forcément. Après quelques détours, je finis par trouver. Arrivé pile à l’heure. La marge, pulvérisée. Pas de secrétariat à l’accueil, seulement des pancartes éparses sur le comptoir. Je repère la bonne : rendez-vous avec le docteur X. Salle d’attente, porte bleue derrière moi. J’obtempère. Là, par la grande fenêtre nord, le paysage s’étend, ancré dans l’immobilité. Sur les murs, des affiches sur l’apnée du sommeil. Une phrase en gras attire mon attention : « Apnée et hypertension ». Intéressant, sans doute. L’heure tourne, personne. Le doute s’installe, et avec lui, l’agacement. Près de la porte, un clou planté en travers, mal ajusté, blesse le mur. Une affichette prévient le voleur : « Merci de remettre le tableau à sa place la prochaine fois ». Laconique et fier. Le clou, mal planté, semble narguer le vide laissé par l’œuvre disparue. Une trace d’effort inutile, résistant aux aléas comme un vestige dérisoire. Finalement, ils ont renoncé à camoufler l’échec. Et toc. Agacé, je sors dans le hall. Vide. Une quinte de toux. Quelqu’un approche. C’est lui, le médecin : blouse blanche, cheveux blancs, lunettes dorées, voix calme. Je me présente, il hoche la tête, m’invite à m’asseoir. Mais il est sans cesse interrompu par le téléphone. « Excusez-moi, pardonnez-moi, je suis à vous. » Il pose les questions d’usage, prend des notes : poids, taille, sommeil perturbé. « Vous cochez toutes les cases », me dit-il enfin. Nouveau rendez-vous pour le 11 juin, 14h, pour récupérer l’appareillage de test. Nouveau coup de fil, il décroche, écoute d’un air contrarié, raccroche. Il soupire : « C’est dingue quand même, neuf personnes sur dix ne se présentent pas au téléphone. » Un sourire désabusé, il se reprend : « Bon, on en était où ? » Il m’accompagne au comptoir. Le réceptacle de carte bleue est flanqué d’un post-it : « Pas de sans contact. » Je m’interroge sur la raison, et du coup, j’oublie mon code. Code faux. Heureusement, j’avais aussi prévu un peu de liquide. Dix-huit euros, ce n’est pas la mer à boire. Au moment où il me rend la monnaie, le code me revient : j’avais inversé deux chiffres. C’est réglé. Dix-huit euros en moins dans ma poche. En repartant, il me dit qu’il est aussi du Bourbonnais, mais plus vers Lapalisse. On se dit au revoir. Dehors, je repense au clou laissé visible, à la machine qui n’indique jamais le bon chemin. L’obstination du monde à ne pas coopérer est peut-être la seule certitude stable dans ce décor mouvant. C’est étrange comme on finit par s’attacher aux imperfections. Elles sont là, plantées dans le décor comme ce clou, inamovibles.|couper{180}

Autofiction et Introspection Technologies et Postmodernité traces

Carnets | mai 2025

19 mai 2025

Ce n’est pas le fait de vouloir raconter une histoire, c’est de la raconter toujours de la même façon. Une manière tellement habituelle d’entendre des histoires qu’on ne fait plus attention à l’histoire elle-même, mais à la façon dont elle est dite. Car si on ne la dit pas telle qu’on le veut, c’est-à-dire telle qu’on s’y attend déjà plus ou moins, comme un mouvement établi par avance, attendu, parce que rassurant de l’entendre telle qu’on l’attend, si on ne la dit pas ainsi, alors l’histoire devient incongrue. Elle prend soudain une importance démesurée au regard de la manière dont elle devrait être dite. Je referme Hors les murs de Jacques Réda avec cette sensation d’avoir un peu mieux saisi le texte d’Hervé Micolet que F.B. nous a envoyé pour la proposition 12 de l’atelier. Un peu mieux saisi quoi ? Je ne saurais dire. Peut-être un rythme, une musique propre à chacun, qui pourtant se rejoignent. Ça m’a fait réfléchir, trop sûrement. De 11 heures du matin à 22 heures, dimanche, heure locale, l’angoisse est restée là, collée. Ce ne peut pas être une langue artificielle, me suis-je dit. Une langue inventée par mode, pour coller à ce qui se fait. Non. Ce serait une langue née du refus de dire les choses comme on les dit toujours, sans même faire attention à la manière de les dire. Une langue du doute, de l’hésitation, du recul. Sitôt qu’on s’apercevrait qu’on raconte comme on ânonne, on bousculerait quelque chose, pour essayer de s’en sortir. Ce qui n’est pas franchement de la poésie non plus. Écrire de la poésie, vraiment ? Deux ou trois vies juste pour ça, ça me dissuade aussitôt. À vrai dire, sitôt que je me déprime, je deviens idiot. Chaque fois que je découvre un monde, je me réfugie dans l’idiotie. Une couardise m’y pousse, parce que l’idiotie est le seul refuge confortable dans lequel je puisse, à cet instant, me lover. Que faire sinon ? Hocher la tête, relever les manches, se dire : « Je m’y mets, bille en tête. » Mais se mettre à quoi, quand on est bras nus, et couard ? À l’idiotie, parce qu’il faut bien rendre hommage à quelque chose. Trouver un subterfuge pour sacrifier sa vanité sur l’autel de l’idiotie, allumer deux ou trois bougies, agiter l’encensoir, marcher pieds nus sur le trottoir de la bêtise. Être bête enfin, absolument, pour ne surtout pas sombrer dans ce biais qu’on nomme l’intelligence. D’ailleurs, il en va de l’intelligence comme des histoires. Ce n’est pas l’intelligence elle-même qui compte, mais la manière dont on s’attend toujours qu’elle surgisse. Comme une recette de cuisine : un peu de sel, un peu de poivre, tiens, c’est assaisonné comme il faut, c’est-à-dire comme il se doit. Ça doit donc bien être un ragoût de mouton, ou de l’intelligence. À part ça, je crois que le site est désormais coupé du monde. J’ai mal paramétré le script de Google Analytics, la Search Console refuse d’indexer mes pages, prétextant un serveur 5xxx. Après une petite montée d’adrénaline, j’ai fini par me dire que ce n’était peut-être pas plus mal. Finalement, être planqué dans le trou du cul du web me va bien. Je ne me sens pas prêt à discuter de ce que j’écris, ni des raisons pour lesquelles j’écris. Inutile d’y penser : je l’ai déjà fait des dizaines de fois, et je sais combien d'obstacles je devrais surmonter pour apparaître et dire quoi que ce soit à propos de ces écrits. Hors de l’écriture, je n’ai strictement rien à voir avec ce que j’écris. Rien à voir non plus avec ce que j’ai cru être à un moment quelconque de ma vie. En ce sens, je suis dans la grotte face à Polyphème le cyclope, mais quand je dis « personne », moi, c’est vrai. Je suis personne. Je ne suis pas Ulysse, mais alors pas du tout. En revenant du marché ce matin, pourtant, une pensée fugitive s’est imposée : « Quand donc vas-tu cesser de te faire tout seul des nœuds au cerveau ? » À peu près ça. Et cette idée d’une journée sans cette occupation. Mon Dieu, que de choses je pourrais alors faire ! Ranger le grenier, vendre tous les livres policiers de mon père qui pourrissent dans des cartons là-haut. Mettre de l’ordre dans mes papiers administratifs. Prendre rendez-vous pour une assurance décès et, en passant, me renseigner sur le prix d’une concession, sur le tarif des inhumations. Ou alors me mettre à la menuiserie, à la poterie, à relire tout ce que j’ai déjà lu sans jamais rien y comprendre. Rassembler tout ce qui ne me sert à rien et le porter chez Emmaüs. Ou le vendre sur internet, mais vendre sur internet me paraît bien plus harassant que de tout porter chez Emmaüs.|couper{180}

Autofiction et Introspection réflexions sur l’art

Carnets | mai 2025

18 mai 2025

S. s’est levée de bonne heure pour partir à P. vendre ses bricoles. J’avais travaillé toute la nuit. Vers 4 heures, je me suis sûrement endormi. On a dû se manquer de peu. Ou peut-être que je n’étais pas encore tout à fait endormi quand elle s’est levée, vers 5 heures. D’habitude, je me lève aussi, pour préparer le café, parler un peu avant qu’elle parte. Mais ce matin-là, rien. Juste la porte qui s’est refermée. Ce bruit m’a apporté une tranquillité, presque une jouissance. Ça n’a duré que quelques instants. Puis la culpabilité est revenue. Une porte qui claque, même doucement, c’est étrange, ça déclenche quelque chose. Ce n’est pas juste cette porte-là. Toutes les portes qu’on a entendues claquer dans une vie reviennent d’un coup, comme un écho, comme si toutes étaient la même porte. Je me suis accroché à cette idée, puis je me suis rendormi, avec ce bruit dans la tête. À sept heures, un bruit m’a réveillé. Impossible de savoir si c’était un rêve ou la réalité. Tout de suite, j’ai pensé à S. et à la porte d’entrée qu’elle n’avait peut-être pas fermée. Quelqu’un pouvait entrer, monter l’escalier et me poignarder pendant que je somnolais encore. Enfant, je faisais souvent ce rêve bizarre : être poignardé par une ombre. Je me réveillais en sueur, glacé, convaincu d’avoir réellement senti la lame. À cinq ou six ans, se réveiller en sueur, persuadé d’avoir été poignardé, c’est déroutant. Pour moi, ça ne pouvait être que la métempsycose. Peu importe ce que peuvent en dire les psys, cette sensation-là ne s’invente pas. Pas plus que celle d’être dévoré. Ou alors, c’est l’imagination. Une imagination fertile. Trop fertile peut-être. Ce qui est pire, en fait, c’est de ne rien en faire. Je me suis fait un café en me disant que ce dimanche pouvait être une bonne journée, à condition de l’accepter comme telle. Et une fois formulée, l’idée est devenue claire : on a toujours le choix. Même si la maison s’effondre et qu’on reste coincé sous les gravats, il reste encore ce choix : décider si c’est une bonne journée ou non. Hier, j’ai relu certains de mes textes. J’ai essayé de les regrouper autour de cette idée des fenêtres, réelles ou mentales. J’ai cru y trouver une structure. Mais en y repensant, je n’y ai pas vu de progression, ni de tension. Chaque texte semblait rester le même, avec cette oscillation permanente, comme une porte qu’on n’a pas pris la peine de bloquer et qui claque dès qu’un souffle passe. Puis, je me suis demandé si je n’avais pas tout faux en accordant cette confiance exagérée au hasard, que tout le monde appelle ainsi et que moi, je préfère appeler l’inconscient. Je me suis aussi demandé si cette confiance que je mets dans l’intelligence artificielle n’est pas aussi douteuse que celle que j’ai accordée jusqu’ici à l’inconscient. Pour réfléchir à tout ça, je suis allé donner à manger au chat. En secouant la boîte de pâté, j’ai compris qu’elle était vide. « Aujourd’hui, ce sera croquettes », ai-je dit à la chatte, qui a filé sans demander son reste. Je me suis servi un autre café et j’ai pris mon cachet pour la tension. En vérifiant le goutte-à-goutte des plantes, j’ai remarqué que toutes les bouteilles étaient vides. À peine 24 heures. Encore une publicité bidon : « Vous pouvez vous absenter 10 jours sans souci, avec le goutte-à-goutte 1000 ml, et c’est tout bon. » Mon cul. J’ai pensé à ma naïveté. Peut-être que c’est ça, finalement, mon côté exceptionnel. Une naïveté de seconde main, celle qui vient après la lucidité. Comme si on avait besoin d’y croire encore, par habitude ou par envie. Juste pour cette sensation légère, presque enfantine. Mais ça retombe vite, forcément. Comme l’imagination quand elle reste en suspens, sans projet. Elle finit par retomber, comme un soufflé raté.|couper{180}

Autofiction et Introspection rêves

Carnets | mai 2025

17 mai 2025

En décidant d'abolir toute hiérarchie d'importance entre les différents éléments narratifs — ceux qui peuvent composer un paragraphe, voire un bloc entier, voire même une page tout entière —, je me retrouvai projeté vingt ans en arrière. Une fois l'étonnement passé, ce bref vertige d'une à deux secondes, encore un peu tremblant mais me ressaisissant peu à peu, je compris que ce que je pratiquais avec l'écriture n'était pas si différent de ce que je faisais avec la peinture. Et soudain, je me retrouvai debout devant un chevalet, animé d'une énergie créative inattendue. Par-dessus mon épaule, je vis apparaître un résultat d'une platitude exemplaire. Mais ce jugement, je le reconnais, appartenait à un moi d'il y a vingt ans. Le moi d'aujourd'hui tempéra aussitôt cette critique intempestive, s'enfonçant dans l'idée de platitude comme on glisse son pied dans une vieille godasse — usée, déformée, mais confortable. En traversant cette idée, en l'épuisant presque, je parvins à la reformuler. Ce que je percevais comme platitude était en réalité une forme de résistance, quelque chose d'inédit qui refusait de se plier aux attendus esthétiques. Une résistance qui, aujourd'hui encore, m'interpelle. Je pensai à tout cela en sortant de la maison et, d’un coup d’œil, jetai un regard vers l’épicerie turque. J’hésitai. Devais-je aller vérifier les documents administratifs placardés sur la vitrine ? Il me sembla que de nouveaux feuillets avaient été ajoutés depuis ma dernière visite. Mais je renonçai, car il était 13:45 et je n’avais plus vraiment le temps. Je montai la rue jusqu’au parking Schneider, pris la Dacia et filai vers le foyer Henri Barbusse, à Roussillon. Une fois parvenu là-bas, j’ouvrirais la porte du local, ainsi que les rideaux, sans doute aussi les fenêtres pour aérer un peu. Je me demandai si les élèves viendraient malgré cette magnifique journée ensoleillée. Probablement pas. Il me faudrait attendre. Juste espérer que quelqu’un préférerait barbouiller ici plutôt que de profiter du soleil ailleurs. En m'asseyant dans la Dacia, je pestai intérieurement. S. n'avait pas vidé le véhicule. Le bric-à-brac de son vide-grenier envahissait l'espace depuis l'arrière du siège conducteur jusqu'au haillon. Impossible de reculer le siège. Je dus me recroqueviller bizarrement, comme une momie péruvienne, puis tendis la main pour attraper la ceinture de sécurité et me ligoter encore un peu plus. D'une main libre, j'essayai de dévisser la roue légèrement dentelée à droite du siège conducteur pour incliner le dossier. Rien à faire. Je laissai tomber. La jauge était dans l’orange. Je m’en souvins : S. et moi en avions parlé, mais j’avais encore assez de carburant pour faire l’aller-retour sans problème. Il suffisait de traverser la ville pour atteindre le foyer Henri Barbusse, là-bas, à Roussillon. J’avais largement de quoi remplir ma mission d’enseignement bi-mensuelle. En embrayant en seconde pour sortir du parking Schneider, j'aperçus la Twingo garée sous un grand tilleul. Je pestai, car j'avais encore oublié de prendre le jerrycan de six litres pour m’arrêter au retour à la station-service et remettre de quoi la faire repartir, le réservoir étant à sec depuis plus d'un mois. En repassant devant l'épicerie turque, je ralentis et constatai qu'une pétition contre la démolition du bâtiment avait été ajoutée, scotchée maladroitement. L'image d'un café bruyant alterna avec la béance d'un parking pendant quelques instants, puis j'embrayai et le véhicule me conduisit jusqu'à l'intersection avec la rue centrale. Il me fallut patienter un peu car la cohorte des véhicules était dense. Je me surpris à espérer que quelqu'un ait la bonne idée de ralentir pour me laisser passer. Parfois ça arrive. Quand ça n'arrive pas assez vite, on s'énerve en vain. On le sait mais ça n'empêche pas de rejouer à chaque fois la scène au même endroit. Enfin, un type au volant d'un petit camion s'arrêta pour me laisser passer. Je le remerciai d'un geste et, durant quelques instants, je repris un peu espoir en l'humanité. Puis, aussitôt, j'eus honte d'avoir perdu tout espoir en l'humanité si longtemps. Je n'y pensai plus. Je regardai défiler les vitrines avec leurs panneaux « à louer », « à vendre », « cessation d'activité », et mes pensées dérivèrent vers l'idée de la fin. Que sait-on de la fin ? Comment sait-on véritablement, physiquement, réellement que c'est la fin ? Ces pensées m'accompagnèrent jusqu'au local où, par miracle, je trouvai une place presque devant la porte. J'eus un instant de panique : avais-je bien pris la clé ? Puis je me souvins qu'elle était accrochée à mon trousseau, parce que j'avais déjà eu ce moment de panique plusieurs fois et que j'avais enfin trouvé la solution. Je notai que ce n'est pas parce qu'on trouve une solution temporaire à l'anxiété qu'elle disparaît. Au final, cinq élèves arrivèrent et j'avais juste eu le temps d'échafauder le plan de l'exercice du jour : une recherche portant à la fois sur l'accumulation et sur des gammes constituées de verts différents. En fait, c'était un mélange de deux exercices que j'avais reformulés à la hâte en un seul, pour lui conférer un aspect de nouveauté. Le temps s'écoula assez rapidement jusqu'à 17 h. Les deux personnes qui devaient faire un essai ne sont pas venues, ce qui me sembla logique avec le beau temps qui s'étendait sur la ville, malgré la fumée persistante des usines alentours, la morosité de l'actualité, le prix du beurre. En refermant la porte du local en partant, je me suis souvenu du prix du beurre, 4,50 €, et cette tête que nous avions faite, S. et moi, à l'heure du déjeuner, en le goûtant avec nos pommes de terre cuites à l'eau. « Ça n'a pas le goût de beurre, tu es d'accord ? » J'étais d'accord. Je repensai encore une fois à l'idée de la fin, et aussi à ce petit livre de Jankélévitch Quelque part dans l'inachevé, puis je repris la pose de momie péruvienne et pris le chemin du retour. Je passai devant la station-service et eus un instant d'hésitation pour remettre du carburant dans le véhicule, puis je me suis demandé si j'étais réellement repassé créditeur sur mon compte. Alors, j'ai continué jusqu'au parking où, par chance, j'ai trouvé exactement la même place. Un petit miracle encore. Une fois rentré, je m'intéressai au système d'irrigation que nous avions décidé d'installer. De petites pièces en plastique munies d'un robinet sur lesquelles on place une bouteille percée d'un minuscule trou pour que le goutte-à-goutte fonctionne. Nous avons fait l'inventaire des bouteilles vides dans toute la maison, nous n'en avions que cinq seulement. « Il faudra acheter un pack la prochaine fois », m'a dit S. Puis j'ai pensé à ces emballages plastiques, à la qualité de l'eau dans ces contenants, au fait que ce système permettrait, selon la notice, de s'absenter dix jours sans avoir besoin de remplir les bouteilles chaque jour. J'avais de gros doutes sur le sujet. Il fallait d'abord trouver le bon réglage du goutte-à-goutte, ce qui n'était pas très limpide. Les pièces de plastique étaient de qualité médiocre, les pas de vis avaient du jeu, ce qui rendait la finesse du réglage improbable.|couper{180}

Autofiction et Introspection

Carnets | mai 2025

16 mai 2025

Admettons que j'aie su, vers la trentaine, qu'il existât une manière de lire et une manière de lire, et que cette évidence m'était apparue comme une révélation ; je me demande ce que cela aurait pu donner vers la quarantaine, tout en constatant que j'avais pris du bide ces derniers jours. Or, j'allais sur mes soixante-six ans lorsque cette réflexion me traversa, et la question revint comme un refrain, au milieu duquel je me demandais aussi si un jour j'allais vraiment grandir. Je regardais dans le miroir grossissant, celui que j’utilisais pour traquer les poils blancs sur le bout de mon nez, en me demandant vaguement si ça me faisait paraître plus vieux ou juste un peu négligé. Je cherchais un signe quelconque de maturité sur ce visage qui continuait de se plisser, mais rien. Je me dis que je ne dépasserais sans doute jamais six ans d'âge mental. J'écoutai un instant ; des voix s'élevaient de la rue. Je reposai la pince à épiler sur le bord du lavabo et fis couler un filet d’eau, posant la paume sur la pierre humide et traçant des cercles lents, comme si je pouvais ainsi lisser l’obsession, l'adoucir et l'évacuer elle aussi par la bonde. Je m’approchai de la fenêtre à demi voilée par le store et, avec deux doigts, écartai les lamelles pour jeter un coup d’œil dehors. Sur le trottoir d'en face, un petit attroupement s'était formé, probablement depuis quelques minutes, mais je ne l'avais pas remarqué plus tôt parce que la fenêtre était restée fermée. C'est en voulant aérer la pièce que j'avais tourné la poignée, sans vraiment penser que ça laisserait entrer les bruits aussi. Avec le temps, je ne fais même plus attention à cette poignée, selon qu'elle soit horizontale ou verticale, qui modifie pourtant l'ouverture de la fenêtre. Au début, quand ils avaient changé toutes les vieilles fenêtres donnant sur la rue pour ce système oscillo-battant, j'étais allé chercher sur Google ce que ça voulait dire. Je m'étais un peu étonné qu'un mot aussi mécanique désigne quelque chose d'aussi pratique, et finalement, je n'y avais plus vraiment pensé. On avait discuté des modalités de paiement avec le patron de la boîte, un type affable qui m'avait proposé de régler en quatre fois sans frais. J'avais signé le devis en me disant que ça ferait l'affaire. Une voiture de police devait être garée plus loin, hors de mon champ de vision. Je n’avais pas vraiment envie d’ouvrir la fenêtre en grand, de passer la tête dehors pour vérifier. Les reflets bleus sur les vitres d’en face suffisaient. Je restai là, juste à regarder ces éclats lumineux glisser sur la façade, et je laissai l’air frais entrer, comme si ça avait du sens, même si je ne voyais pas bien lequel. Quelqu'un, sans doute un ou plusieurs agents de la voirie ou des services techniques, avait placé des barrières devant l'épicerie turque. Les rideaux de fer étaient fermés. Je remarquai aussi ce genre de ruban bleu blanc rouge qui donne un air officiel aux interdictions. Quelqu'un l'avait enroulé autour des barreaux des barrières, comme une guirlande improvisée, et ça produisit un drôle d’effet, cette espèce de mélange entre l’administratif et le festif. Je restai un instant à regarder, surpris par cette colère qui montait sans prévenir, comme si ce ruban avait soudain brouillé les frontières entre l'utile et l'absurde. J'essayai de capter des bribes de la conversation qui montait de la rue, et je me dis qu’il devait y avoir surtout des Turcs dans cette petite manifestation. J’ai tout de suite pensé à un braquage, mais les rideaux de fer baissés ne collaient pas. En me penchant encore un peu, sans vraiment oser passer le buste à la fenêtre, je finis par apercevoir un homme en costume qui affichait un document sur l'une des barrières. Pour une rue tranquille où il ne se passait jamais grand-chose, ça devenait intéressant. Sauf parfois un braquage, mais suffisamment espacé pour qu'on n'en fasse pas toute une histoire. Ensuite, j'ai senti monter un nouvel agacement en surprenant mon reflet dans la glace de la salle de bain. J'avais tout du vieux con voyeur avec un bide proéminent. Ça m'a fait penser que « convoyeur » devait probablement venir de là — « braquage, banque, gyrophare, costard, connard, couard ». J'ai haussé les épaules. S. était réveillée, on s'est croisés dans le couloir, je lui ai dit qu'il y avait quelque chose de spécial en face de chez nous. Mais elle était au radar, filait vers les toilettes, ça ne l'intéressait pas. Plus tard, nous apprîmes en lisant le document affiché que nos voisins épiciers avaient trois mois pour effectuer des travaux de remise en état de leur bâtiment. À défaut, la tâche de démolition incomberait à la municipalité, avec les frais inhérents à l'exécution du jugement administratif. S. et moi nous sommes retrouvés dans la cuisine, un peu sonnés, comme si cette menace de démolition nous concernait directement. On s’est demandé ce qu’on aurait en face de chez nous, si ça arrivait. Un terrain vague, peut-être. Une autre boutique. Notre pire cauchemar est devenu palpable soudain quand S. a dit : « Manquerait plus qu'on ait un café. » J’ai imaginé la devanture de l'épicerie arrachée, les briques éventrées, le store en lambeaux. Puis un café avec des types en scooter, de la musique jusqu'à pas d'heure. Ça ne nous réjouissait pas vraiment, mais je crois qu’on était surtout agacés de ne rien pouvoir y faire. Les baraques dans notre rue menaçaient de s'écrouler, alors, petit à petit, on a aussi pensé que ça pouvait tout aussi bien nous arriver.|couper{180}

Autofiction et Introspection carnet de fiction

Carnets | mai 2025

15 mai 2025

S. ronflait. C’était une impression bizarre que d’essayer de me concentrer sur la lecture de Knausgaard tout en voulant faire abstraction de ce bruit sourd, rythmé, comme une machine qui s'emballe puis ralentit. La tension s’installait dans ma nuque, une raideur sourde qui, en un éclair, me fit comprendre pourquoi cette vie me pesait tant. Mais c’était rapide, trop rapide, un de ces éclats d’intuition qui surgissent puis s'évaporent sans prévenir, comme quand on tente de rattraper le fil d’un rêve juste après le réveil. Peut-être que l'agacement n'était pas vraiment dû au ronflement mais à ce passage du livre, une phrase précise qui aurait résonné trop fort, trop vrai. À moins que ce ne soit cette chaleur dérangeante elle aussi , les jambes dehors, la couette coincée sous moi. Il faisait trop chaud dans la chambre, je le réalisai d’un coup. Nous n’avions pas encore changé la couette, c'était encore celle d’hiver. Le corps — mon corps — s’était assis sur le bord du lit, comme une entité à part entière, échappée du sommeil. J’ai regardé l’heure. Les chiffres rouges du réveil indiquaient 23:48. Je ressentis un désir vif de lire encore, au moins une petite heure, pour essayer de reconstituer puis de savourer ce moment si intime qu'est la lecture d'un bon livre, avant que le lendemain n’efface tout. Je craignais de m’endormir. Le lendemain serait jeudi, et ces jours qui passent de plus en plus vite me font peur. À vrai dire, à part lire et écrire, tout me fait peur et m’agace. Comme si mon corps réagissait quand moi je suis incapable de le faire. Et puis, sans savoir vraiment pourquoi, j’avais dû me lever, marcher à tâtons vers la chambre d’amis, emportant l'IPad et le fichier Epub de l'Etoile du matin, comme un talisman contre le sommeil. Quand je me suis réveillé à 4h, le noir était complet. J'ai tourné la tête pour chercher l'heure, mais aucune lueur rouge cette fois. Juste le silence, sans le ronflement, mais sans l’assurance non plus d’être exactement là où je pensais être. Ce matin, la fatigue avait une texture particulière. Les muscles semblaient plus lourds, les articulations moins souples. Je m’étais levé avec cette impression de peser plus que d’habitude, comme si le corps, même après une nuit de sommeil, refusait de se délier. J’ai cherché mes lunettes qui avaient glissé de mon nez dans l'obscurité. L'Ipad était là et j'ai senti la fraîcheur de la dalle du plat de la main. Machinalement, j'ai tapoté dessus et l'invitation à entrer le mot de passe est apparue. Mais je n'avais plus envie de lire. Ou bien cette histoire de mot de passe m'agaça. Cet agacement se rattacha à celui de la veille. Le bruit des ronflements, la tension dans la nuque. Peut-être même le livre de Knausgaard qui n’apaisait rien. Cette jalousie en lisant certains auteurs, me disant que j'aurais très bien pu m'y coller avec des si jusqu'à l'infini... Je pensais que la lecture calmerait quelque chose, mais c’était l’inverse : tout semblait s’imbriquer pour créer ce nœud intérieur. Et cette fatigue, cette lourdeur dans les bras, me rappelait les jours où je me levais à cinq heures pour attraper le bus. Ces boulots que je trouvais par l’intérim, manutentionnaire, préparateur de commandes. Des journées à soulever des caisses de conserves, à empiler des cartons jusqu’au plafond. J’avais choisi ces boulots parce que je ne voulais pas être fatigué intellectuellement. Ce n'était pas par hasard même si à cette époque je n'utilisais pas le terme choisir. J’écrivais le soir, et je ne voulais pas épuiser ma cervelle dans un travail plus exigeant. La journée, c’était les bras, les jambes, les reins qui travaillaient, la tête restait en arrière, comme en hibernation. La vraie vie commençait le soir, quand la fatigue du corps n’empêchait pas encore les mots de venir. Mais souvent, la lassitude s’incrustait. Souvent dans le métro, dans le RER, et aussi dans tous ces trains de banlieue que j'ai empruntés. Je m’imaginais écrire une phrase, puis je m’endormais en rêvant que cette phrase se diluait dans le sommeil. Le lendemain, il ne restait que des bribes, une sensation de quelque chose d’inachevé. Cette raideur est sans doute l’héritage de cette époque ancienne. L'empreinte qu'aura laissée l'apparente absence de choix, de projet de vie. La trace de cette résistance farouche à m'engager dans n'importe quel projet de vie. Comme si le corps, même libéré des tâches physiques, conservait en lui une trace de cette lutte contre la fatigue. Une résistance qui, avec le temps, s'érode. Je me suis soudain mis à penser aux falaises d'Étretat, en Normandie, dont j'ai appris récemment que le calcaire qui les constitue est en réalité un agglomérat de milliards de minuscules organismes. J'ai pensé à toute cette vie qui s’est déposée là inexorablement, prodiguant ainsi comme une idée de patience à la falaise même. Patience qui, de nos jours, poussée sans doute à bout par l'érosion des pluies acides, s'écroule par pans entiers. Et encore maintenant, à ce moment même, en faisant un travail tellement différent, enseigner, il arrive que l’épuisement surgisse d’un coup, sans prévenir, comme une réminiscence de ces années où je portais plus que je n’écrivais.|couper{180}

Auteurs littéraires Autofiction et Introspection Narration et Expérimentation rêves traces

Carnets | mai 2025

14 mai 2025

Le bon vieux temps. La conversation revient toujours vers lui. Inévitablement. Peut-être dès la deuxième ou troisième tournée, quand les mots se dénouent et que les verres se remplissent sans trop compter. C’est comme un réflexe. La lumière tombe, la tiédeur de l’air enveloppe, et voilà qu’on y est, à parler d’avant, comme si c’était là le seul refuge possible. J’ai toujours vu ça. Peu importe l’endroit ou les circonstances : une soirée entre amis, un barbecue au fond du jardin, la fumée des grillades et le vin un peu trop frais. À un moment, la conversation décroche du présent. Dans le temps. Avant. Pour les plus pudiques. C’est un truc de vieux. Que ce soit dans ma famille, chez d’autres, dans des bouis-bouis ou des restos chics, au bord d’une piscine ou sur la pelouse d’un parc, une fois la cinquantaine franchie. Quand la retraite approche. Et ça ne s’arrange pas ensuite. Plus le temps passe, plus on s’enfonce dans cette manie de ressasser le passé. Je me demande si ce n’est pas lié à cette peur qui grandit avec l’âge. La peur de devenir étranger à soi-même, de ne plus reconnaître ce qui nous entoure. Parce que ce bon vieux temps, c’est surtout le souvenir d’un moment où on avait encore l’impression de maîtriser quelque chose. Où le monde allait moins vite, où les choses étaient peut-être plus compliquées, mais plus lisibles. Le bon vieux temps, c’est une manière de résister au sentiment d’inutilité qui s’insinue à mesure que les années passent. On s’y accroche parce que le présent fatigue. Parce qu’on sent que la vie ne nous appartient plus tout à fait, qu’elle glisse entre les doigts comme du sable sec. Ça commence toujours de manière anodine. Une phrase lâchée comme un ballon trop gonflé qui s’échappe des mains. « Avant, c’était quand même autre chose. » Et tout de suite après, un silence presque complice, comme si on savait que ça allait venir, que ce bon vieux temps allait s’inviter dans la conversation. On n’en parle pas tout de suite. D’abord, il y a des anecdotes plus récentes, des histoires de boulot, des tracas quotidiens. Et puis peu à peu, ça dérive. On se met à parler des lieux d’avant, des objets qui n’existent plus, des habitudes perdues. Les cafés où on allait gamins, les cinémas de quartier avec leurs fauteuils râpés, les petits magasins où on achetait du tabac à l’unité. Les maisons familiales démolies pour laisser place aux immeubles, les petites gares condamnées, les terrains vagues devenus parkings. Et cette phrase qui revient, comme une litanie : « On vivait mieux, quand même. » Peut-être que ce bon vieux temps, c’est justement ça : quelque chose qu’on n’a pas su préserver, quelque chose qu’on a laissé filer sans même s’en rendre compte. Un peu comme ce café de quartier, le dernier à servir des « petits noirs » au comptoir, qui a fermé sans prévenir. Un matin, on est passé devant, et il n’y avait plus rien. Juste un rideau métallique baissé et une affiche d’agence immobilière. On n’a rien vu venir. On s’est dit que c’était dommage, que c’était injuste, mais on n’a rien fait. Et ce matin-là, en passant devant le café fermé, ce n’était pas seulement de la nostalgie. C’était une colère sourde, comme si on s’en voulait de ne pas avoir été là au bon moment, comme si on avait laissé faire. Et c’est peut-être ça le ressentiment qui s’accumule : ce mélange de honte et d’amertume, de culpabilité presque. On se dit qu’on aurait pu agir, mais qu’on ne l’a pas fait. Peut-être que cette enceinte de ressentiment est aussi une manière de tenir la nuit à distance, de faire corps contre ce qui nous dépasse. On monte ce mur ensemble, comme on dresserait une palissade, un rempart contre l’angoisse, un bouclier collectif. Mais en même temps, c’est plus que ça. Parce que enceinte, c’est aussi un espace clos où quelque chose grandit en silence, sans qu’on puisse vraiment l’ignorer. On bâtit ce mur ensemble, et à l’intérieur, le ressentiment se développe, se nourrit des conversations, des soupirs, des regrets. Il s’amplifie, comme un bruit sourd qui résonne de plus en plus fort. Une fois scellé dans cette enceinte, il prend de l’ampleur, il mûrit, il se densifie. Et on se surprend à se demander : qu’est-ce qui finira par naître de cette enceinte de ressentiment ? Une révolte ? Une résignation partagée ? Quelque chose d’indicible qui, une fois libéré, nous emportera peut-être au-delà de ce que l’on est prêt à accepter. Peut-être qu’on reste là, à échanger nos amertumes, parce qu’on a peur de ce qui se prépare à l’intérieur de cette enceinte. Parce qu’on sait que si on l’ouvre, si on la laisse éclater, ce sera comme rompre les eaux, laisser sortir quelque chose de trop grand, de trop lourd pour qu’on puisse l’assumer seul. Alors on reste là, rassemblés, veillant ce foyer fragile, persuadés que tant que le ressentiment reste bien enfermé, bien tenu entre les murs, on a encore un semblant de contrôle. Comme si en laissant mûrir l’amer, on retardait l’accouchement d’une vérité trop brutale pour être prononcée.|couper{180}

affects Autofiction et Introspection Temporalité et Ruptures

Carnets | mai 2025

13 mai 2025

L'agacement qui surgit aussitôt que je lis cet auteur ( peu importe son nom) est chaque jour une épreuve obligée, un passage forcé vers quelque chose d'encore plus irritant : me retrouver face à mon propre agacement, à me relire. Comme si ce frottement intellectuel quotidien ne servait qu'à raviver l'inconfort de l'autocritique. C'est cet agacement qu'il faut traverser quotidiennement. Une douleur épidermique qui prend racine dans la peau, qui s'accroche, qui refuse de se dissoudre. Mais une fois que c'est fait, enfin, on peut accéder au texte. Certains jours, cela demande plus de patience que d'autres. Une question de nerfs, de temporisation, comme attendre que la colle ou la mayonnaise prenne. Surtout quand on refuse les robots, mixeurs, touilleurs, agrégateurs de tout acabit. Alors, s'il fallait fournir malgré tout une opinion sur cette lecture en parallèle des miennes, l'expression « chaud et froid » irait assez bien. Il y a dans ces lignes quelque chose d'intempestif, de contradictoire, comme un courant d'air qui hésite entre la brûlure et la caresse. À la fin, c'est même amusant de constater à quel point ces textes tournent autour de la même chose : une sorte de débâcle contemplée lentement, jour après jour. Et en même temps, faire quelque chose, probablement de tout à fait inutile, de cette contemplation. Faire œuvre, peut-être, sans le vouloir, dans ce flottement incertain où le monde continue à dérouler sa logique implacable, indifférent aux ruminations intérieures. Voir le monde autour continuer comme il le fait toujours ajoute une dimension surréaliste à l'ensemble. Il peut y avoir les pires catastrophes, la boulangerie du coin est toujours ouverte, sauf le lundi. Je me fais toujours reprendre parce que je n'attends pas que la bouche bleue de la machine à pièces et à billets passe au vert. « Attendez que ça passe au vert. » Ce qui, vraiment, ne déclenche aucun réflexe d'automobiliste en moi. Je regimbe quotidiennement à accepter de tels changements, plus par réflexe qu'autre chose. Le monde s'ajuste et moi, je reste en désaccord, comme un personnage secondaire d'un roman mal écrit qui ne trouve jamais la bonne réplique. Ce que l'on note dans un carnet au moment où l'on décide d'ouvrir le carnet pour noter est toujours un peu décevant. Parallèlement à cela, je peux aussi me dire que j'aurais voulu noter autre chose, que bien des événements ont déjà sombré dans l'oubli. Si, par exemple, ce carnet servait à retenir quelque chose qu'on ne désire pas laisser glisser vers l'oubli. Or, je ne suis même plus certain qu'un carnet serve à cela. Plus qu'un outil de mémoire, il est un défouloir, une gymnastique musculaire, écrire pour avoir l'impression vague de faire quelque chose de ses dix doigts. L'adjectif ou l'adverbe est ici superflu. Peut-être même tout le carnet l'est-il. Mais on écrit tout de même, par pur entêtement, par besoin d'intercepter ce qui passe, sans jamais vraiment savoir ce qu'on cherche à capturer. Finalement, le carnet devient ce lieu où l'on consigne des traces sans autre but que celui de déposer, de déposer encore, sans ambition de cohérence ni de clarté. Il y a là quelque chose de rassurant et de dérisoire, comme une marche dans le brouillard où chaque pas, même s'il ne mène nulle part, fait exister un chemin. C'est peut-être cela, au fond : tracer sa route sans trop savoir pourquoi, juste pour voir où elle nous mène, ou bien simplement pour occuper l'espace.|couper{180}

Autofiction et Introspection Répétition quotidienne