Admettons que j’aie su, vers la trentaine, qu’il existât une manière de lire et une manière de lire, et que cette évidence m’était apparue comme une révélation ; je me demande ce que cela aurait pu donner vers la quarantaine, tout en constatant que j’avais pris du bide ces derniers jours. Or, j’allais sur mes soixante-six ans lorsque cette réflexion me traversa, et la question revint comme un refrain, au milieu duquel je me demandais aussi si un jour j’allais vraiment grandir. Je regardais dans le miroir grossissant, celui que j’utilisais pour traquer les poils blancs sur le bout de mon nez, en me demandant vaguement si ça me faisait paraître plus vieux ou juste un peu négligé. Je cherchais un signe quelconque de maturité sur ce visage qui continuait de se plisser, mais rien. Je me dis que je ne dépasserais sans doute jamais six ans d’âge mental. J’écoutai un instant ; des voix s’élevaient de la rue. Je reposai la pince à épiler sur le bord du lavabo et fis couler un filet d’eau, posant la paume sur la pierre humide et traçant des cercles lents, comme si je pouvais ainsi lisser l’obsession, l’adoucir et l’évacuer elle aussi par la bonde. Je m’approchai de la fenêtre à demi voilée par le store et, avec deux doigts, écartai les lamelles pour jeter un coup d’œil dehors. Sur le trottoir d’en face, un petit attroupement s’était formé, probablement depuis quelques minutes, mais je ne l’avais pas remarqué plus tôt parce que la fenêtre était restée fermée. C’est en voulant aérer la pièce que j’avais tourné la poignée, sans vraiment penser que ça laisserait entrer les bruits aussi. Avec le temps, je ne fais même plus attention à cette poignée, selon qu’elle soit horizontale ou verticale, qui modifie pourtant l’ouverture de la fenêtre. Au début, quand ils avaient changé toutes les vieilles fenêtres donnant sur la rue pour ce système oscillo-battant, j’étais allé chercher sur Google ce que ça voulait dire. Je m’étais un peu étonné qu’un mot aussi mécanique désigne quelque chose d’aussi pratique, et finalement, je n’y avais plus vraiment pensé. On avait discuté des modalités de paiement avec le patron de la boîte, un type affable qui m’avait proposé de régler en quatre fois sans frais. J’avais signé le devis en me disant que ça ferait l’affaire. Une voiture de police devait être garée plus loin, hors de mon champ de vision. Je n’avais pas vraiment envie d’ouvrir la fenêtre en grand, de passer la tête dehors pour vérifier. Les reflets bleus sur les vitres d’en face suffisaient. Je restai là, juste à regarder ces éclats lumineux glisser sur la façade, et je laissai l’air frais entrer, comme si ça avait du sens, même si je ne voyais pas bien lequel.
Quelqu’un, sans doute un ou plusieurs agents de la voirie ou des services techniques, avait placé des barrières devant l’épicerie turque. Les rideaux de fer étaient fermés. Je remarquai aussi ce genre de ruban bleu blanc rouge qui donne un air officiel aux interdictions. Quelqu’un l’avait enroulé autour des barreaux des barrières, comme une guirlande improvisée, et ça produisit un drôle d’effet, cette espèce de mélange entre l’administratif et le festif. Je restai un instant à regarder, surpris par cette colère qui montait sans prévenir, comme si ce ruban avait soudain brouillé les frontières entre l’utile et l’absurde. J’essayai de capter des bribes de la conversation qui montait de la rue, et je me dis qu’il devait y avoir surtout des Turcs dans cette petite manifestation. J’ai tout de suite pensé à un braquage, mais les rideaux de fer baissés ne collaient pas. En me penchant encore un peu, sans vraiment oser passer le buste à la fenêtre, je finis par apercevoir un homme en costume qui affichait un document sur l’une des barrières. Pour une rue tranquille où il ne se passait jamais grand-chose, ça devenait intéressant. Sauf parfois un braquage, mais suffisamment espacé pour qu’on n’en fasse pas toute une histoire. Ensuite, j’ai senti monter un nouvel agacement en surprenant mon reflet dans la glace de la salle de bain. J’avais tout du vieux con voyeur avec un bide proéminent. Ça m’a fait penser que "convoyeur" devait probablement venir de là — "braquage, banque, gyrophare, costard, connard, couard". J’ai haussé les épaules. S. était réveillée, on s’est croisés dans le couloir, je lui ai dit qu’il y avait quelque chose de spécial en face de chez nous. Mais elle était au radar, filait vers les toilettes, ça ne l’intéressait pas.
Plus tard, nous apprîmes en lisant le document affiché que nos voisins épiciers avaient trois mois pour effectuer des travaux de remise en état de leur bâtiment. À défaut, la tâche de démolition incomberait à la municipalité, avec les frais inhérents à l’exécution du jugement administratif. S. et moi nous sommes retrouvés dans la cuisine, un peu sonnés, comme si cette menace de démolition nous concernait directement. On s’est demandé ce qu’on aurait en face de chez nous, si ça arrivait. Un terrain vague, peut-être. Une autre boutique. Notre pire cauchemar est devenu palpable soudain quand S. a dit : "Manquerait plus qu’on ait un café." J’ai imaginé la devanture de l’épicerie arrachée, les briques éventrées, le store en lambeaux. Puis un café avec des types en scooter, de la musique jusqu’à pas d’heure. Ça ne nous réjouissait pas vraiment, mais je crois qu’on était surtout agacés de ne rien pouvoir y faire. Les baraques dans notre rue menaçaient de s’écrouler, alors, petit à petit, on a aussi pensé que ça pouvait tout aussi bien nous arriver.