Je me demande, parfois, ce qui distingue la patience de l’obstination. Dans certains domaines, du moins.
Sans doute, l’intérêt.
Ce qui ne m’intéresse pas ne demande ni patience ni obstination. Encore moins d’effort pour y voir un intérêt.
Mais alors, comment ça vient, l’intérêt.
On passe à côté de tellement de choses sans même les voir. Moi, je suis souvent indifférent à des sujets que, paraît-il, beaucoup trouvent passionnants.
Le sport, par exemple. Je n’y vois rien. Observer des gens courir après une balle m’échappe. Les voir grimper une côte à vélo en transpirant, pareil. Et ceux en bonnet, qui brassent l’eau comme des papillons... Non. Le sport, en général, me laisse froid.
À part dans Courir, d’Echenoz, où on suit la vie d’Émile Zatopek. Qui, d’ailleurs, s’en moquait un peu, lui aussi. De la course à pied. Mais ça ne l’a pas empêché de courir. Courir, encore. Et il a couru.
Peut-être que l’intérêt vient en s’intéressant. Comme l’appétit, en mangeant.
Tourner autour d’un stade m’a toujours déprimé. Courir dans la nature, en revanche, ne me gêne pas. Ça ne demande pas vraiment d’effort. Enfin, je dis ça sur des souvenirs vieux de quarante ans.
Après le dîner, j’ai relu quelques vieux articles sur La Grange.net. Ce qui m’attire surtout, c’est la manière dont il tient ses carnets. Depuis 2000, dit-il. Même s’il affirme avoir commencé en 1990. Mais en ligne, ça commence en 2000. Je cherche à me rappeler. À l’époque, j’étais en Suisse, à Yverdon-les-Bains. Mes centres d’intérêt en matière d’internet ne volaient pas très haut. Je crois que j’étais encore sur Windows 95. Un compte Hotmail. L’informatique, pour moi, c’était surtout au travail. Excel, notamment. Je n’y tenais pas particulièrement, mais j’avais compris qu’avec quelques formules et un peu de jugeote, on pouvait finir sa journée en deux heures et rêvasser le reste du temps.
Je tenais encore un journal papier. Je notais les petits événements, les miens, ceux du monde. À peine. Je m’intéressais encore à ma vie, au monde. Ou je me disais qu’il fallait s’y intéresser. Peut-être ne voulais-je pas encore admettre que je devenais indifférent à l’un comme à l’autre. Ou que j’avais peur de le devenir.
Pourtant, je peux faire preuve de patience. Même d’obstination. Pour des choses que la plupart trouveraient vides de sens. J’ai remarqué : moins une chose intéresse les gens, plus elle m’attire. J’en fais une sorte de passe-temps. Et puis un jour, sans regret, je passe à autre chose.
Je crois que c’est en 2001, après le 11 septembre, que j’ai jeté tous mes carnets. C’était un week-end, il faisait un temps splendide. Nous étions partis vers Moûtiers, je crois. Une clairière. J’avais dû préparer mon coup : je ne vois pas pourquoi j’aurais emporté ces carnets par hasard. Il y en avait au moins une vingtaine, rangés dans un sac de supermarché, glissé sous le siège avant.
À l’arrivée, j’ai fait comme d’habitude. Cherché du petit bois, des branches mortes un peu plus épaisses, de quoi faire la popote du soir, passer un moment à regarder le feu ou le ciel piqueté d’étoiles. J’ai préparé le foyer tranquillement. Cercle de pierres, l’attirail du parfait petit scout.
Quand le feu a pris, je suis retourné au camping-car, j’ai sorti le sac. Mon ex s’occupait je ne sais plus à quoi, de toute façon, ça n’allait déjà plus très fort. Je me suis approché du feu et j’ai déversé les carnets sur les flammes.
J’ai essayé d’être attentif à ce que ça me faisait. Toutes ces années à écrire quotidiennement des petites choses sans grand intérêt. Peut-être y voyais-je un calcul. Une sorte de sacrifice. Si tu fais ça, tu auras ça. Ce genre-là.
Puis je suis allé chercher un peu plus de bois. Et nous sommes passés à autre chose. C’est-à-dire, entre autres, à ce divorce à l’amiable.