Le gros du troupeau ne s’en sortira pas : il tombera, se noiera dans sa peur, son idiotie, son absence de discernement, sa veulerie. Le berger est cinglé, ses chiens ont la rage. Et alors ? Qu’est-ce que ça change ? Le soleil se lèvera demain. Il y aura un printemps. L’inexorable poursuit, coûte que coûte, parce que rien n’est jamais atteint, parce que la fin exige la continuité sans relâche. La fin, visage masqué de l’infini. Laisser les choses à leur place, avancer — même à reculons —, ne pas s’épancher sans fin, ne pas confondre soulagement et pensée. Des flashs me reviennent, du côté d’Erzurum : le bus fend des plaines demi-désertes, odeur de diesel, et des chiens efflanqués courent au ras de la tôle ; on voit leurs côtes, la bave file, ils persistent, affamés, prêts à mordre le caoutchouc s’il s’offrait — les chiens d’Erzurum rendent la fable littérale. C’est la même erreur partout : chien, berger, homme — même leurre, même refuge dans une ignorance sacrée. Nous ne pouvons plus dire aujourd’hui que nous ne savons rien : tout a été écrit, commenté, disséqué ; et pourtant nous réclamons du nouveau dans l’horreur. N’ayez pas l’air de baisser les yeux : on aime tant se croire rassuré, jusqu’à vomir sa hargne dès qu’un « salaud » se présente, parce que le désigner nous blanchit un instant, nous installe côté victime. Tout est là, sur les étagères, mais la paresse nous a gagnés : on préfère voir des rêves remuer sur des écrans plutôt que penser au pourquoi — ou mieux, au comment — de l’existence. Et j’allais m’enfuir, comme je me le répétais depuis une bonne cinquantaine d’années chaque matin. Je marche vers le portail, je soulève le loquet. De l’autre côté, au-delà de la route et des façades, les champs, les prairies, les étoiles ; la nuit respire. Le froid m’envahit, atteint mes os, ma moelle ; je referme. Le gravier crisse sous mes semelles, je reviens. Tous ces gens — mes « proches », dit-on, mais je préfère « étrangers », c’est plus honnête — je vais revenir, une fois de plus, vers eux. La difficulté est là. Ce que je pense, est-ce que je dois l’écrire à tout prix ? Parfois l’honnêteté — mais est-ce bien de l’honnêteté ? — me fait dire oui. Chaque fois que j’obtempère, je recule un peu plus dans la marge, dans l’inconnu. Écrire depuis le départ me fait disparaître des cartes, m’éloigne de la fréquentation de cercles d’amis, d’amis tout court. Cela m’interroge sur la notion d’amitié, surtout la mienne. Parfois je me dis qu’un écrivain ne peut avoir d’amis. Tout au plus entretient-on un commerce avec des « connaissances ». Et maintenant que j’y pense, j’ai toujours été plus à l’aise avec des collègues ouvriers, tâcherons, manutentionnaires, qu’avec des gens diplômés. La qualité de leur silence m’était un apaisement. Est-ce un délire paranoïaque que j’entretiens ? Un instinct de survie très ancien ? Une sapience tombée trop tôt, comme une malédiction ? Je n’en sais rien. Possible aussi que l’entretien d’un « mauvais objet » me leurre encore sur une construction quelconque. Je ne sais plus rien, je ne veux plus rien savoir, sauf ma peur, ma nuit dans laquelle j’avance, en espérant qu’elle s’achève un jour.