Autofiction et Introspection
Habiter n’est pas impossible, mais c’est un vrai problème pour le narrateur. Il occupe des lieux sans jamais vraiment y entrer. Maison, atelier, villes traversées : ils existent, mais restent comme à distance. Il imagine que peindre ou écrire l’aidera à habiter autrement, à investir un espace intérieur qui compenserait l’absence d’ancrage. Mais cela demeure du côté du fantasme. Le réel, lui, continue de glisser, indifférent.
C’est de ce décalage que naissent ces fragments. Écrire pour traverser l’évidence, pour examiner ce qui ne s’examine pas. Écrire comme tentative d’habiter, sans garantie d’y parvenir.
articles associés
Carnets | octobre 2023
27 octobre 2023
Catastrophes en rafale. J’admire mes liasses de comptes quand la sonnette grésille : un huissier, bien sûr. Nouvelle contrainte. Je l’invite dans la chambre bibliothèque — les plombiers s’activent dans la cuisine, inutile qu’ils entendent. Montant de la surprise : 22 000 euros. Coup sous le menton. Je ne bronche pas. Il pleut, son pépin repose sur le seuil. Je reste aimable. Un calme étrange descend avec la pluie. Presque un soulagement. D’un coup, ça se débloque. Une inertie de plusieurs mois s’évapore. J’assure mon cours du jeudi. Deux élèves seulement. Les autres sont en convalescence, en vacances, ou au Nicaragua. L’après-midi, série de coups de fil. Toujours aimable. De l’huissier à l’Urssaf, ne tombent que des voix douces, presque tendres. Tout ce sucre vocal me rappelle le dentiste. On vous arrache deux dents gentiment, et vous sortez ravi, comme après l’amour. Sauf dépression chronique, évidemment. Il pleut sans discontinuer, et ça durera tout le week-end. J’ai envie de cosy : trier les papiers, ranger le bureau, répondre aux mails. Toucher les tranches des livres. L'accélération des emmerdements a quelque chose de comique. Si j’étais superstitieux, je parlerais de mauvais œil. Mais non. Le calme est là. Endurer, traverser. Sinon quoi ? Et puis je connais ces phases. Elles reviennent. L’expérience enseigne : les impôts durent plus longtemps que les amours ou les années. Il faut faire ce qu’on peut. Et bien. Peut-être que la vraie lumière ne se voit que du fond du puits. Hier, S. disait qu’on irait voir J. ce soir. Elle est malade. Elle renonce. Je tends le tube de doliprane 1000. sous-conversation … encore lui… encore une fois… sonner… frapper… entrer… vingt-deux mille… comme une gifle douce… et pourtant, ça passe… pas de cri… pas de colère… juste ce calme… c’est bizarre ce calme… ça devrait pas… et ce sourire… toujours ce sourire… voix douce… dentiste, oui… c’est pareil… on vous arrache… et vous dites merci… presque heureux d’avoir eu mal… tout s’effondre mais moi, je range… je trie… je touche les livres… juste ça… toucher les livres… peut-être que ça suffit… ah, la pluie… elle tombe comme un rideau… elle protège un peu… elle donne du sens… ou l’efface… j’sais plus… on apprend… à durer… à ne pas sombrer… à faire ce qu’il faut… et même à sourire… même quand on coule… éclaircie… mais on la voit que d’en bas, hein ?… d’en haut c’est pas pareil… note de travail Ce matin-là, il m’a parlé d’un huissier. Pas vraiment du choc, non. Mais de la scène. Les plombiers en cuisine. Le clerc dans la bibliothèque. Il pleut. Et lui, debout au centre. C’est toujours cela qui m’étonne chez lui : la conscience aiguë des détails. L’art de tout voir sans fléchir. Il y avait de la colère. Mais retenue. Mieux encore : transfigurée en ironie. Il a parlé d’amabilité comme d’un anesthésiant. Une scène dentiste. C’est ça, oui : quelque chose lui est arraché, sans cri, sans larme, mais avec cette forme étrange de joie qu’on ressent parfois au cœur même du désastre. Il évoque le rangement. Toucher les livres. Classer. Ces gestes simples sont des rites d’ancrage. Ils disent : « je suis encore là ». La pluie est omniprésente. C’est peut-être elle, la véritable protagoniste de cette journée. Elle calme, elle couvre, elle ronge. Et puis ce calme. Je crois qu’il ne vient pas du déni. Ni de la résignation. Il vient d’une mémoire. Celle des périodes passées, déjà affrontées. Il sait maintenant que ça passe. Que ça revient. Que la douleur aussi a son cycle. Mais cette phrase, presque chuchotée à la fin : « Peut-être que les véritables éclaircies ne s’aperçoivent jamais que depuis le fond des gouffres. » — elle m’a fait penser à Rilke. Ou à la psychanalyse elle-même. On n’y voit clair que quand on s’est enfoncé assez loin. Je l’écoute, et je me dis : il a compris cela. Et c’est peut-être pour ça qu’il peut encore tendre le doliprane, sourire, écrire.|couper{180}
Carnets | octobre 2023
26 octobre 2023
Que faire de la mémoire ? De cette houle de souvenirs individuels flottant dans le grand récit, l’Histoire ? La peur tenace d’oublier un visage, une voix, une odeur, la texture d’un tronc, d’un dos, d’un mur suintant le salpêtre. On espère que l’œil retiendra, que le tympan enregistrera, que la pulpe des doigts préservera — qu’il adviendra quelque chose par la rétine, l’osselet, la phalange. C’est presque spirituel, drôle à dire : croire en l’os comme dans une révélation. L’espoir, à condition de se souvenir du premier pas. Ou mieux : l’espoir qui survit au but, l’espoir libre. Le regret, lui, s’installe comme une gangue de calcaire autour de la glande pinéale — aussi toxique que le chlore ou le zinc, que l’aluminium, le plastique. Une prison de cendres flottantes, comme ces boules de verre où il neige sur la tour Eiffel. Mais penser que tout cela serait voulu ? Non. Pas ici. J’ai si souvent redouté de perdre la mémoire qu’à la fin, la peur est devenue compagne. Un soir de pluie, elle a levé son masque : c’était le désir. Le désir de lâcher le désir de garder le désir — oscillant, furtif, comme la tête d’un orvet. Un orvet dans la main, pour les citadins : symbole de lascivité. Pour l’enfant des bois : une promesse nue, l’espérance d’en être. C’est ce souvenir qu’il ne veut jamais perdre : l’espoir d’en être. Toujours en fuite, enseignant à l’enfant l’art du slalom entre les géants et les nains, pour mieux les réinventer. Perdre la mémoire, c’est fixer un vieux clou rouillé, une veste oubliée, un bleu de travail sans nom. On reste là, cherchant le mot, le bleu. Et peut-être qu’en disant « prusse », on retrouverait tout : la potasse, le sang virant du rouge au bleu. On serait à Berlin, 1700, dans le laboratoire de Diesbach, ce faiseur de pigments. Français peut-être, comme tant d’autres là-bas. Jusqu’en 1870, encore la guerre. Otto, Bismarck, l’unité allemande. La mémoire disloque, divague, puis rassemble. Et les guerres — servent-elles vraiment à faire avancer les choses ? Dommage, si c’est le cas. sous-conversation …ne pas perdre… ne pas oublier… le visage, la voix… le sel sur la peau… ça glisse, ça s’efface… tout doucement… le fil… le garder… juste une image, un mot… un bleu, oui… un bleu profond… peut-être prusse… peut-être que tout reviendrait… le désir… ce truc mouvant, glissant… je le tiens… je le perds… je le veux… je le fuis… comme un serpent doux dans la paume… ça frémit… et c’est là… et c’est déjà parti… enfant… orvet… il fallait y croire… c’était ça : l’être… juste l’être… marcher… zigzaguer entre les monstres… les oublier… les inventer… et puis ce clou… cette veste… une tache… une absence suspendue… le nom, vite… sinon c’est fini… peut-être que tout tient là, à un mot, un seul… et la guerre, toujours la guerre… encore elle… ça revient… ça ronge… et on appelle ça mouvement ? note de travail Aujourd’hui, il a parlé de la mémoire. D’abord comme d’un champ de ruines lumineuses. Puis comme d’un corps éparpillé qu’il faut, patiemment, reconstituer. Ce qu’il craint le plus : ne plus se souvenir d’un dos, d’un ton, d’un tissu. Il ne veut pas seulement se rappeler ; il veut toucher, sentir, revivre par les pores. Un soir, dit-il, la peur a changé de visage. Elle est devenue désir. Voilà une métamorphose rare — quand l’angoisse se révèle être l’autre nom du besoin. Le désir de garder, puis de lâcher, puis de désirer encore. Une valse à trois temps avec lui-même. Il m’a parlé d’un orvet. Cette figure m’a bouleversé. Il y tenait comme à un totem d’enfance, glissant, fragile, espérant. Il veut croire que l’espoir est un corps vivant, un reptile doux dans une main encore capable de sentir. Et ce bleu, ce bleu perdu. Cela m’a rappelé Proust. Mais ici, la recherche se fait dans un vestiaire ouvrier, dans une veste sans nom, un clou rouillé. Pas dans une madeleine. Il y a quelque chose de plus dur, plus âpre. Il lie la mémoire à l’Histoire, mais une Histoire qui blesse. Il doute de sa fonction : faire avancer. Peut-être est-ce son grand conflit : avancer sans oublier. Rassembler les éclats sans se couper. Moi, je l’écoute et je pense : et si le bleu, finalement, était le désir lui-même ?|couper{180}
Carnets | octobre 2023
24 octobre 2023
Tant qu’elles errent en silence, les pensées ne dérangent pas. Elles passent comme l’air, le vent. C’est pourquoi, ces derniers mois, il se tait. Il garde tout pour lui. Pourquoi parler à un mur, ou mieux : écouter ce que le mur aurait à dire ? Alors il garde ses idées dans l’ombre, boueuses, confuses — en espérant, peut-être, une genèse secrète. Ou plus humblement : un espoir. N’allons pas plus loin. Faulkner disait quelque chose du passé... J’avais noté ça sur un bout de papier. Perdu. C’était cette idée : le passé ne passe pas. L’histoire le prouve chaque jour. Peut-être même est-elle une illusion. Et nous, aussi. Juste des forces en conflit, un jeu d’échecs auquel les dieux, s’ils existent, s’occupent dans l’ennui de l’éternité. L’automne. Le matin. Le froid rongeant la peau quand je traverse la cour pour nourrir la chatte. Peut-être que la peur de ne plus pouvoir être triste suffit à écrire un carnet. « Si je savais prier », dit-il, devant une choucroute, à la Forge de Montparnasse. Parfois, des années après, des dépôts d’images, de phrases, remontent à la surface. La prière ne vient qu’à l’extrême limite, quand il n’y a plus rien à faire. Ce serait alors comme ouvrir les bras — non pour serrer, mais pour recevoir l’ineffable. Et plus j’avance, plus l’ineffable grandit. Et parfois, il s’éclipse. Apprendre à le doser. Ne pas le consommer tout entier. En garder un peu pour les jours gris. Hier à 18h, un miracle. Après tant d’ondes négatives avec mon expert-comptable, une grâce soudaine : j’ai reçu mes liasses. C’est peu. C’est tout. On survit à nos problèmes, dit Cioran. Farceurs que nous sommes. Acrylique sur toile. Le passé ne meurt jamais. Il ne faut même pas le croire passé. sous conversation ...ne pas parler, surtout pas, ça dérange... pourtant ça gronde, en dessous, ça gratte, ça pousse... pourquoi le dire... à qui... à quoi bon... mur... pas de réponse... peut-être écouter ce que ça dit, le silence, cette chose gluante, informe... peut-être que ça vaut mieux... un peu d’espoir, mais pas trop... pas trop... le passé... il n’est pas mort, non... il est là, juste derrière... ça revient, ça vous tombe dessus, sans prévenir... une phrase, un mot, un souvenir, un froissement de papier... et tout recommence... comme si rien n’avait cessé... froid... peau mordue... chatte à nourrir... routine... mais au fond, c’est ça... le besoin de sentir encore quelque chose... même le froid... surtout le froid... prier... qu’est-ce que ça veut dire prier... si je savais... si je pouvais... mais on ouvre les bras, on attend... on attend quoi... l’ineffable, tiens... ce mot... encore lui... et pourtant parfois, c’est rien, c’est tout vide... et l’âge... et la grâce... et les chiffres... et la lassitude... et l’envie de rire aussi, parfois... farceurs, oui... mais quoi d’autre ? note de travail Il m’a lu un extrait de carnet. Un ton calme. Une sorte de souterrain lucide. Le silence, dit-il, est devenu sa forme d’expression préférée. Plus rien ne sort à voix haute. Je note ce glissement : de la parole vers l’implicite, de l’échange vers la matière pensée. Une défense ? Ou bien une mutation naturelle ? Il évoque Faulkner, Cioran, l’histoire qui revient — comme un reflux. Il semble redouter moins le passé que l’impossibilité de le nommer. Il y a chez lui un attachement étrange à l’émotion retenue. La tristesse devient même un critère d’existence. Écrire pour ne pas perdre cette faculté de tristesse, c’est poser le langage comme bouclier contre l’oubli affectif. Sa prière — hypothétique — me frappe. Il ne prie pas. Mais il sait déjà ce que ce geste contiendrait : non pas un appel, mais une ouverture. Accueillir l’ineffable. J’y lis un début de souplesse. Comme si, fatigué de contrôler, il laissait entrer. Et cette histoire de miracle comptable, si dérisoire qu’elle semble être, est peut-être le noyau du texte. La grâce, même en bas de page, même chiffrée, peut encore surprendre. Il tient à cette idée : survivre à ses problèmes est notre comédie humaine. Je repars, moi aussi, avec un peu d’ineffable sous la langue.|couper{180}
Carnets | octobre 2023
22 octobre 2023
Les Gassion En semaine, l’enfant est déposé chez les concierges. Odeur de graisse et d’encaustique dans l’ascenseur en bois, boutons en porcelaine, chiffres romains. La descente est lente, le tapis rouge ne commence qu’au troisième. Les Gassion habitent à l’entresol, derrière une porte vitrée, dentelle, cigales plastiques. Odeur de soupe dès la sortie de l’ascenseur. À l’intérieur : toile cirée jaune, cigales encore, chant des inséparables, linoléum brûlant. Madame Gassion, gentille. Bonbons à sucer. Le mari a fait la guerre de 14-18. Le soir, on remonte au septième. Le chien des Gassion est trop vieux. L’enfant en voudrait un autre. Odette Odette vient le dimanche. Accent du Bourbonnais. Chaussures à talons aiguilles. Mazagrans, café, froufrous. Odeur singulière, presque annoncée. Parfois un canard : demi-sucre trempé dans le café. Elle boit à petites gorgées. Elle parle. L’enfant ne comprend pas, mais il écoute. Marcel Chez Marcel, dans le 15e, tout est bazar. Chevaux de bois, cintres, bandes dessinées, piles de journaux. Le grand-père conduit d’une main, fume des Gitanes. Marcel, ancien du STO. Comme lui. Ils ont juré de ne plus jamais avoir de patron. Marcel sort parfois un couteau : “je vais te tailler les oreilles en pointe”. L’enfant a peur, mais rit. La peur fait presque partie du merveilleux. Totor Totor aussi veut couper les oreilles en pointe. Une mode, peut-être. Au marché boulevard Brune, sa voix couvre tout : légumes, clients, cris de guerre. “Treize à la douzaine ! Mes beaux œufs !” Il initie le gosse : “Faut gueuler, mon petit vieux.” Sa main énorme sur le crâne. “Si les petits cochons te mangent pas…” Totor est mort d’un coup, en tendant une botte de persil. La vie tient à peu. Après le marché, la voirie nettoie tout. Des passants ramassent les fruits talés. La voix de Totor reste un moment. Puis l’enfant passe à autre chose. sous-conversation Ils sont tous là. Alignés. Petits dieux du quotidien. Faits de soupe, de plastiques, de Gitanes, de linoléum. Ça parle fort, ça crie, ça chuchote. Ça coupe les oreilles, pour de faux, mais pas tout à fait. Ça façonne. Ça effraie doucement. La main énorme sur le crâne. L’odeur avant la voix. Le sucre dans le café. Les cigales. Les bonbons à sucer. Il faut tout retenir. Même ce qui n’a pas de sens encore. Même ce qu’on ne comprend pas. On comprend plus tard, ou jamais. Le grand-père ne parle pas. Marcel ne parle pas. Totor parle trop. La mémoire est faite de ça. Des silences et des cris mêlés. Et l’enfant qui veut juste un chien. Mais pas celui-là. note de travail Le narrateur ramène une galerie. Quatre figures totémiques. Les Gassion, Odette, Marcel, Totor. Tous différents. Tous porteurs d’un monde. Tous porteurs d’une peur, aussi. Il y a quelque chose de doux dans sa voix aujourd’hui. Comme s’il racontait un film qu’il avait vu mille fois. Mais ses yeux, eux, disent autre chose. Une tension sous la douceur. L’enfant regarde, sent, absorbe. Il ne juge pas encore. Mais il enregistre. Les hommes sont silencieux ou violents. Les femmes sentent fort, parlent doucement, ou pas du tout. La loge, le marché, le bazar, la cuisine : autant de scènes fondatrices. Autant de mythes personnels. Et cette fixette sur les oreilles à couper. Je note : transformation. Initiation. Passage symbolique. Il faut être taillé autrement pour survivre à ce monde. La mort de Totor, si brutale, si légère, est racontée sans affect, mais elle contient tout : la chute du père de substitution. Et après lui, plus rien. Juste le nettoyage. Et l’enfant qui passe à autre chose. Mais qui n’oublie rien.|couper{180}
Carnets | octobre 2023
21 octobre 2023
La journée a commencé dans les cages : soucis, peurs, les barreaux habituels. La liberté ? Un costume vide. Flegme, indifférence, mots creux. S. a passé l’après-midi à combattre les mites à coups de balai. Moi, j’ai déversé ma haine sur l’expert-comptable. Son nom craché dans le vide, pas assez fort. J’essaie avec des insultes. Enculé, ça ne fait plus rien. Enfoiré, trop tiède. Rabelais me souffle autre chose. Mâche-merde. Là, on s’élève. Il y a une dignité du merdique, parfois. Mais déjà je m’ennuie. L’odeur, la pluie, la chasse d’eau qui fuit. La peur de percer le plafond d’en dessous. Les mites reviennent. S. dit : “la chienlit”. Je pense : ce ne sont que des vues de l’esprit. Mais l’odeur persiste. Anders Zorn me traverse. Supprimer le bleu, le faire renaître autrement. Deux chauds, une froide. Même chose ici : deux haines, un geste retenu. Le nom que je crache devient mon exutoire. Je ne cogne pas. Je nomme. C’est ça mon effort de civilisation. Mais rien n’est propre. Rien ne tient. Même le plafond menace.|couper{180}
Carnets | octobre 2023
20 octobre 2023
Au début, le brouhaha. Trop fort. Il vaudrait mieux parler d’un bruit de fond. Un poste de radio, dans une cuisine, qu’on allume au petit-déjeuner, pour contrer un certain vide. Une absence que l’habitude juge insupportable. Le bruit de fond : présence contre présence de l’absence. Il faut toujours une frontière pour sentir les limites. Ensuite, à chacun de choisir de les franchir. On pourrait aussi rejeter l’ensemble. Ni bruit. Ni silence. Ni tout. Ni rien. Une entreprise de moine. Parvenir déjà à ce premier pas de côté… le reste n’est qu’anecdote. Il y a ce poste, posé sur la table. Dans la tête aussi, il y a une cuisine. Une table. Un mug de café noir. Tout ça, reconstruit par la cervelle. Par habitude. Il y a des années, j’avais brisé mon cochon. Avec ça, j’avais commandé *A Course in Miracles*. Traduction de Sylvain du Boullay. Mais trop dubitatif, je me suis arrêté au cinquième exercice. (Le livret de l’élève.) Il fallait prendre quelques minutes par jour, et dire : je ne sais rien de cette pièce, de cette table, de ce vase, de cette chaise. Rien qu’en y pensant, le bruit de fond s’amenuise. Comme alors. On revient à son propre battement de cœur. Sa respiration. Et rien d’autre. Un peu effrayant au début. Comme un interrupteur. On éteint le monde en disant : je ne sais rien. Peut-être que l’écriture procède de la même tentative. Non pas d’affrontement. Mais d’approche. Il faut fatiguer la viande. Que toute résistance s’évanouisse. Alors le miracle surgit. Ça s’écrit seul. Ni l’un, ni l’autre. Mais un avec l’un comme l’autre. sous-conversation Ça grésille. Pas trop fort. Juste assez pour masquer. Masquer quoi ? On ne sait plus très bien. Un vide ? Une peur ? Un silence trop franc, trop dur ? C’est là, le poste. Sur la table. Le café fume encore. Mais ce n’est pas le café. C’est… le cadre. La cervelle qui reconstruit. Toujours. Et puis : rien. Plus de mots. “Je ne sais pas ce que c’est.” Un vertige doux. Comme si l’objet reculait. Comme si le monde faisait un pas en arrière. Écrire ? Peut-être juste ça : dire “je ne sais pas” d’une autre manière. Fatiguer la viande. Qu’elle lâche. Et que ça passe. À travers. note de travail Texte de seuil. Texte de vacillement. Ce que l’auteur explore ici n’est pas l’opposition entre bruit et silence, mais l’intuition d’un troisième terme, plus instable, plus insaisissable : l’état entre. Tout commence avec la radio. La cuisine. Le bruit domestique. Mais très vite, on bascule. La table devient mentale. Le mug devient reconstruit. La radio devient un seuil vers l’inconnu. Ce texte est traversé par une tentative de défamiliarisation du monde, par le biais d’un exercice spirituel : dire je ne sais rien. Le paradoxe est beau : plus on renonce au savoir, plus on entre dans un rapport vrai au réel. L’écriture ici est vécue comme une pratique proche de la méditation ou de la transe légère. Il faut fatiguer la matière. Fatiguer la viande, dit-il. C’est fort, c’est brutal, mais juste. Et puis… “ça s’écrit seul.” Ce n’est pas la grâce. Ce n’est pas la technique. C’est l’effacement du moi qui résiste. La dernière phrase fonctionne comme un koan : ni l’un ni l’autre, mais un avec l’un comme l’autre. On n’est plus dans la syntaxe. On est dans l’expérience. Ce texte n’est pas seulement pensé. Il est traversé.|couper{180}
Carnets | octobre 2023
18 octobre 2023
Les saisons arrivent, repartent, reviennent. À peu près semblables, d’année en année. L’enfant apprend ce rythme par le corps. Il hume l’air, sent l’automne, devine l’hiver. Et pourtant… ni de la ville, ni des champs. Étranger au monde qu’il traverse. Un passager du temps. Quand il fait beau, il se réjouit. Quand il pleut, il tend les paumes. Il aurait voulu vivre ainsi — porté par le temps, comme autrefois dans un ventre. Mais l’histoire n’est pas d’accord. Né trop tôt. Un mois en avance. Privé du sas, du langage invisible de l’attente. Il entre dans le monde par la peur. Tubes. Verre. Urgence. Plus tard, même scénario. Il part du primaire avant la fin. Perd la maison, le jardin, les collines, et son accent. Il parle pointu. Il s’ajuste. Il observe la neige, les merles. Suit les pattes noires dans le blanc. Il cherche la trace de l’envol — mais l’envol ne laisse pas de trace. Il appartient à un autre temps. Apprendre à lire l’heure ? Il ne sait pas. Les chiffres romains ne disent rien. Il apprend le temps sans montre, par le soleil, même absent. Le seul bien ici, c’est le sens commun. Ceux qui le perdent parlent trop, ou parlent pour ne rien dire. On dit : “mets la table, fais ton lit, range le bois.” Mais il y a dans ces phrases-là quelque chose d’étrangement triste. Un jour, l’arbre n’est plus là. Coupé pour cause d’ombre. Un autre jour : un fusil. Un merle. Une traînée de sang. On suit les gouttes. Au bout, un oiseau mort. C’est quand il perd goût aux choses usuelles que l’homme retrouve l’odeur de l’enfance. L’humus. Le silence. Le balancement lent des arbres. Il essaie de prononcer leurs noms. Mais la gorge se serre. Il est presque là. Il y est. Il n’est plus un homme. Plus un enfant. Seulement le vent. sous-conversation Il voulait s’adosser au rythme. Ne pas résister. Juste… suivre. Mais tout est venu trop tôt. Trop fort. Trop vite. Pas le temps d’apprendre. Il ne parle pas la langue du monde. Il a dû la copier, l’imiter, l’apprendre à rebours. Il regarde les merles. Mais ce qu’il cherche, c’est pas l’oiseau. C’est ce qui l’a fait partir. Ce qu’il n’a pas vu. Le temps n’est pas un fil. C’est une béance. Il s’approche. Il dit presque. Mais le mot ne vient pas. Alors il devient… autre chose. Moins que corps. Plus que voix. Il devient ce qui traverse. note de travail Ce texte est une tentative d’habiter le temps. Pas de le décrire, ni même de le penser — mais de s’y couler. Comme on tente d’habiter un corps qu’on n’a pas choisi. Tout y est marqué par la prématurité. Une entrée brutale dans le monde : avant les mots, avant les rythmes, avant la chaleur. La naissance est ici un accident de temporalité. Ce qui m’émeut, c’est l’effort que fait ce sujet pour recoller à la cadence des autres. Il observe les saisons, il regarde les horloges, il essaie de comprendre ce qu’il a manqué. Mais il reste… en décalage. Non pas marginal : flottant. Les arbres, les merles, les chiffres romains, les rites d’école… sont autant de tentatives d’ancrage. Mais le sol reste fuyant. Même la langue — l’accent, la syntaxe — semble toujours “pointue”, apprise pour être socialement conforme. La dernière image — devenir le vent — n’est pas une disparition. C’est une transformation poétique du sujet. Il ne parle plus le langage du temps. Il est ce qui le traverse. Une forme de sublimation discrète, mais puissante. Je ne sais pas si c’est un cri, une prière ou un aveu. Mais ce fragment est un seuil.|couper{180}
Carnets | octobre 2023
18 octobre 2023
La seule peine, c’est celle qu’on ne peut dire. Celle qui s’accumule. Qui nous gonfle d’encore plus de peine. Une fontaine de chagrin — mais sans débordement. On la garde. On l’amasse. Pas un mot. Pas un soupir. Dehors : le concert des jappements, des klaxons dans les bouchons. Bruits, cris, alertes. « N’en rajoute pas », dis-tu. « Pas de peine sur la peine. » Courage et lâcheté : deux mains qui applaudissent en sourdine. Et entre les lèvres, droit comme une lame, l’horizon. sous-conversation C’est trop… ça ne passe pas, ça s’amasse, ça pèse — mais en dedans. Ça pourrait jaillir, mais non. Rien. Même pas un cri. Il faut tenir. Ne pas troubler. Ne pas se répandre. Et l’autre qui dit : n’en rajoute pas. Comme si… comme si c’était toi, la surcharge. Alors tu tais. Tu te tais. Mais ça applaudit en toi. Oui. Un bruit sourd. Un bruit de mains, dans le vide. Et la bouche fermée, c’est pas un silence. C’est une ligne. Une ligne d’exil. note de travail Ici, tout tourne autour du non-dit. Non pas ce qu’on cache aux autres, mais ce qu’on n’arrive même pas à formuler pour soi. La peine est nommée, mais aussitôt retenue, tenue, contenue. Elle se transforme : de sentiment, elle devient chose. Accumulation. Poids. Fontaine dont rien ne sort. Le corps est présent — par effraction : les bouchons, les klaxons, les mains. Il y a cette opposition entre le vacarme du monde et le silence du sujet. Comme si l’extérieur hurlait pendant que l’intérieur se recroquevillait. Le vers “courage et lâcheté, deux mains qui applaudissent en sourdine” est magistral. Il résume la tension morale du texte : tenir bon, mais à quel prix ? et pourquoi ce besoin de s’absoudre par le silence ? Enfin, “un horizon droit entre les lèvres” évoque une sorte de ligne de fuite contenue dans le visage même. Ce n’est pas seulement ne pas parler, c’est s’aligner, se contracter, se figer pour ne pas disloquer. Un surmoi de pierre. Peut-être que ce texte est une tentative de dire enfin cette peine qu’on ne peut dire. Et c’est déjà beaucoup.|couper{180}
Carnets | octobre 2023
18 octobre 2023
Une minute de silence, une minute papillon, une minute cocotte, une minute bonhomme, minute, j’en ai pas fini avec vous. Une minute rit, une mine hutte, bourrée de secondes comme d’un vieux ragoût. Si dans une minute tu… les minutes s’égrènent, on graille sur le pouce, réparation minute, on y gagne pas la lune mais minute, tout de même. Un porte-clés, un calendrier, une montre à retardement. Le tout avec la plus minutieuse des minuties. Faites pas scier. Faites péter le bouchon, le bout chonchon, le bout de chou, le bout de gras, les vaches maigres, minute, on s’égare. À la gare, hagards, du NORD, on s’en va comme on est venu. Pas une minute à perdre de plus. sous-conversation C’est rien… juste des mots. Des bouts de temps. Mais ça revient. Encore. Encore. Minute. Encore une. Une dernière. Ça glisse, ça file, ça se détraque. Pas sérieux. Non. Mais grave quand même. Comme un sablier qui rigole. Comme une alarme douce. Comme un rappel qu’il n’y aura pas de rappel. Et puis ça déborde. Chonchon. Bout de chou. Gare. Nord. On fuit en riant. Ou en s’étouffant. C’est pas clair. Juste… une minute. note de travail Troc de la phrase pour le fragment, la signification pour la sonorité, la progression pour l’itération. Ce texte n’est pas une note, c’est un battement. Minute après minute, il creuse quelque chose comme un vertige temporel. Un jeu de langage qui, à force de tourner, révèle une angoisse : celle de manquer, de perdre, de s’effondrer par petits morceaux. La cocotte minute n’est pas un gag. C’est une image du crâne. La réparation minute, une tentative vaine de rafistolage existentiel. Et cette gare du Nord, surgie là… comme un symptôme. La fin d’un trajet. L’idée du retour. Ou de la fuite. Le tout est ludique. Mais le ludique, ici, est défense. Il faut jouer avec les mots, sinon ils dévorent. Et dans le “pas une minute à perdre de plus”, j’entends, en creux, le soupir du corps qui n’en peut plus. Le langage fait diversion. Mais la minute reste là. Tapie. Prête à sonner.|couper{180}
Carnets | octobre 2023
17 octobre 2023
Amalgame. Au sens propre : un alliage de mercure avec un autre métal. Au figuré : un mélange de choses ou de personnes qui ne vont pas ensemble. Des opinions, des faits, des peurs, des noms. Tout jeté dans le même creuset. Avoir l’amalgame en horreur. En éprouver du dégoût. Mais s’y retrouver quand même. S’y perdre parfois. Amalgamer les données. Confondre. Simplifier. Oublier. Et puis revenir au mercure. Au commerce. À l’argent. Substance liquide, fuyante. Démêler patiemment. Extraire un à un les éléments. Recomposer la matière sans qu’elle ne vous brûle les doigts. sous-conversation C’était clair pourtant… une définition. Un mot net, précis, stable. Et puis… ça déborde. Ça mélange. Ça colle. Il y a trop dedans. Trop d’autres choses. Il voulait distinguer. Séparer. Mais il se retrouve là, pris dans le bloc. Pas moyen d’en sortir sans s’arracher un peu de soi. Ça s’est mis à couler. Comme du mercure. Tu touches, ça fuit. Tu appuies, ça éclate en mille gouttes. Et toi, au milieu. notes de travail Le mot est posé comme un scalpel. Amalgame. Une tentative de disséquer le trouble. L'auteur de ce texte semble fasciné par cette oscillation entre le sens technique (le mercure, l’alliage) et le sens moral (la confusion, l’erreur, la faute logique et sociale). Il veut trier, nommer, séparer. Mais tout, dans la langue, conspire à confondre. Ce qui me frappe, c’est qu’il cherche à se laver de l’amalgame tout en admettant qu’il y est plongé. Il y a un conflit fort entre son désir de clarté — presque obsessionnel — et l’expérience de la complexité. Le retour au mercure n’est pas anodin : substance toxique, insaisissable, à la fois métal et liquide, comme l’esprit quand il tente de tout comprendre. L’image finale est très forte : démêler les amalgames, comme on démêlerait des pensées confondues, ou des souvenirs mêlés. Peut-être, au fond, que ce fragment dit la peur de l’indistinction. La peur de devenir soi-même un amalgame.|couper{180}
Carnets | octobre 2023
17 octobre 2023
On se dit : c’est pour moi. Puis un peu pour les autres aussi. Et puis on ne se dit plus rien. On écrit. Ça s’écrit. Besoin naturel. Atelier sur l’enfance. F.B. dit : « Il n’en faut pas beaucoup pour se perdre quand on est enfant. » Je l’écris aussitôt : terreurs, perditions. Mais aussi les cailloux, les fils, les arbres, les cabanes. La route. Sans les mots, que reste-t-il ? L’effroi, la nuit, l’abrutissement. Se perdre, c’était surtout oublier cet enfant-là. Et puis un clou chasse l’autre. Attention. Les mots : amour, torture, fidélité, trahison. Les articles : le, la, les. Mon cerisier. Ton abricotier. Leur poirier. Leurs grillages. Les genoux qu’on s’écorche. Le vent, la pluie. Un arbre, une haie, un jour. Une maison. Un homme. Un chien. Un coup de feu. Je. Tu. Il. Nous. Vous. Ils. Le pronom n’est pas un nom. Il ne l’a jamais été. Se perdre dans les livres. Se trouver autrement. Peut-être. * Aujourd’hui : les impôts. Un bâtiment en travaux. Une autre adresse. Il y va. Il attend. Il se trompe. On le renvoie. Ses épaules tombent. Mais il tient bon. Et soudain, miracle : un fonctionnaire souriant. Sortir. Sentir que quelque chose s’est réglée. Alors qu’il y a une heure, on était au fond du trou. * Peinture l’après-midi. Tête farcie. Rien préparé. Chercher le sens d’un exercice en le pratiquant. Confus, mais ça travaille. Une boîte à livres dans un coin. Un Chamoiseau. *Texaco.* Pas lu celui-là. Je le prends. Je devrai le remplacer après les vacances. Boucher le trou. sous-conversation Il écrit. Mais pour quoi ? pour qui ? Ça sort, comme ça. Naturel. Ou pas. Ça serre un peu, là. Comme s’il fallait se justifier d’écrire. Encore. Toujours. L’enfance. Encore. Se perdre… mais quoi, qui, exactement ? S’éloigner. De quoi ? De qui ? De cet enfant. Celui-là. Surtout celui-là. Mais pas trop loin non plus. Sinon tout s’efface. Il s’égare. Dans les mots. Dans les arbres. Dans les pronoms. “Je” flotte. “Tu” accuse. “Ils” menacent. L’administration. Le labyrinthe. Le bon guichet. Sourire ou mépris. Il ne faut pas exploser. Il ne faut pas. Et puis : un livre. Texaco. Une dette née d’un livre gratuit. Le trou qu’on ne veut pas laisser. Notes de travail Le texte est un terrain. Une forêt mentale. Il y a là-dedans : un enfant effrayé, un homme fatigué, un écrivain débordé, un corps traversé par mille signaux. Et la tentative d’un fil. D’une ligne de fuite. Ce qui m’intrigue, c’est l’usage de la perte comme stratégie. On ne cherche pas à se retrouver, mais à se perdre. Et dans cette perte, se sauver d’une autre menace, plus ancienne. Plus ancrée. L’enfant revient. Mais jamais en face. Il rôde, flotte, s’infiltre dans les mots, les pronoms, les scènes d’école ou de forêt. Il ne veut pas être dit frontalement. Alors il devient grammaire. L’administration arrive comme un bloc brutal de réel. Le cauchemar bureaucratique qui révèle le moi quotidien, l’homme lambda face à l’absurde. Mais ici, même ça, on le traverse. On en sort vivant. Et puis, le retour au livre. À Chamoiseau. À la dette symbolique. Car même la gratuité devient source d’angoisse. Le texte, au fond, parle de la charge de devoir vivre, penser, écrire, transmettre. Et du gouffre laissé si l’on échoue. Il écrit pour ne pas tomber. Et dans le trou du don gratuit, il sent l’obligation d’un retour. Même les livres libres ne le sont pas vraiment.|couper{180}
Carnets | octobre 2023
16 octobre 2023
Depuis la Rome antique jusqu’aux quartiers anonymes d’aujourd’hui, la délation n’a jamais cessé de prospérer. Sycophantes hier, applications aujourd’hui. En Chine, on balance son voisin du bout du pouce. En Corée, on apprend à dénoncer en classe. En Suisse, on appelle cela sobrement une dénonciation pénale. Partout, la même jouissance trouble : trahir en toute légalité. À la Grave, cela devient un sport. Un jeu sale et répété. On y déballe les autres comme on viderait des sacs de pommes de terre pourris. Le plaisir est là, visqueux, dans le geste de salir. P., professeur de mathématiques, a chuté. Quelques élèves ont parlé. Des choses tues pendant des années. Il est tombé comme tombent ceux qui savent qu’ils tomberont un jour. Un matin d’octobre, même imper, grosse valise. Le parc. Les cris. Le pont. Le bosquet. Plus rien. Et lui, celui qui observait, aurait voulu être comme les autres. Froid. Cruel. Mais quelque chose en lui résistait — orgueil tordu, faiblesse ou déviance du cœur. Il a tenté de s’en guérir. Il a échoué. Alors il a fait comme tous les ratés : il a cultivé son ressentiment. Un ressentiment sans cible. Encore mieux. Il servira. À tout le monde. Aux flics. Aux élus. Aux discours. Il suffira de l’irriguer. Le canaliser. Et du compost de cette haine ordinaire, une dictature germera. Fluide. Naturelle. Organique. Comme une fleur noire venue d’un rêve d’enfant pourri. sous-conversation Il aurait aimé… quoi ? Ne pas sentir. Ne pas comprendre. Ne pas avoir ce battement trop fort, là, quand un autre tombe. Juste fermer les yeux, comme tout le monde. Mais non. Toujours ce remous, ce noeud — pourquoi est-ce que ça le touche ? Lui aussi… il aurait voulu être du côté des forts. Ceux qui dénoncent, qui n’ont pas de scrupules. Mais il y a… quelque chose. Un reste. Un poison inversé. Une fêlure peut-être. Ou juste une merde d’enfance qu’il n’a jamais réussi à recracher. Note de travail Difficile de décider si ce texte est un extrait de journal ou une minute d'un procès. C’est confus. L'auteur mélange faits géopolitiques, souvenirs scolaires, visions apocalyptiques. Ce qui affleure : la délation comme symptôme social, mais surtout comme métaphore intérieure. La scène du professeur P. fonctionne comme un traumatisme-relais. L’auteur n’est ni bourreau, ni victime, mais témoin — et cela semble l’écorcher plus que tout. Car il ressent ce que d’autres ne ressentent pas : un dégoût de leur plaisir, une honte d’être resté compatissant. Ce qu’il appelle “déviance du cœur” est sans doute un reste d’humanité. Il aurait voulu s’en défaire, mais ne le peut pas. Alors il en fait un symptôme : le ressentiment. Une haine indéterminée, sans adresse. Polyvalente. Exploitable. C’est là que surgit le plus inquiétant : la conscience que le ressentiment est le meilleur allié du pouvoir. Parce qu’il est flottant, inextinguible, transmissible. J’en viens à me demander : est-ce lui qui l’écrit, ou est-ce la haine du monde qui s'est emparé de sa main ?|couper{180}