Catastrophes en rafale. J’admire mes liasses de comptes quand la sonnette grésille : un huissier, bien sûr. Nouvelle contrainte. Je l’invite dans la chambre bibliothèque — les plombiers s’activent dans la cuisine, inutile qu’ils entendent. Montant de la surprise : 22 000 euros. Coup sous le menton. Je ne bronche pas. Il pleut, son pépin repose sur le seuil. Je reste aimable. Un calme étrange descend avec la pluie. Presque un soulagement.

D’un coup, ça se débloque. Une inertie de plusieurs mois s’évapore. J’assure mon cours du jeudi. Deux élèves seulement. Les autres sont en convalescence, en vacances, ou au Nicaragua.

L’après-midi, série de coups de fil. Toujours aimable. De l’huissier à l’Urssaf, ne tombent que des voix douces, presque tendres. Tout ce sucre vocal me rappelle le dentiste. On vous arrache deux dents gentiment, et vous sortez ravi, comme après l’amour. Sauf dépression chronique, évidemment.

Il pleut sans discontinuer, et ça durera tout le week-end. J’ai envie de cosy : trier les papiers, ranger le bureau, répondre aux mails. Toucher les tranches des livres.

L’accélération des emmerdements a quelque chose de comique. Si j’étais superstitieux, je parlerais de mauvais œil. Mais non. Le calme est là. Endurer, traverser. Sinon quoi ?

Et puis je connais ces phases. Elles reviennent. L’expérience enseigne : les impôts durent plus longtemps que les amours ou les années. Il faut faire ce qu’on peut. Et bien.

Peut-être que la vraie lumière ne se voit que du fond du puits.

Hier, S. disait qu’on irait voir J. ce soir. Elle est malade. Elle renonce. Je tends le tube de doliprane 1000.

sous-conversation

… encore lui… encore une fois… sonner… frapper… entrer… vingt-deux mille… comme une gifle douce… et pourtant, ça passe… pas de cri… pas de colère… juste ce calme… c’est bizarre ce calme… ça devrait pas…

et ce sourire… toujours ce sourire… voix douce… dentiste, oui… c’est pareil… on vous arrache… et vous dites merci… presque heureux d’avoir eu mal…

tout s’effondre mais moi, je range… je trie… je touche les livres… juste ça… toucher les livres… peut-être que ça suffit…

ah, la pluie… elle tombe comme un rideau… elle protège un peu… elle donne du sens… ou l’efface… j’sais plus…

on apprend… à durer… à ne pas sombrer… à faire ce qu’il faut… et même à sourire… même quand on coule…

éclaircie… mais on la voit que d’en bas, hein ?… d’en haut c’est pas pareil…

note de travail

Ce matin-là, il m’a parlé d’un huissier. Pas vraiment du choc, non. Mais de la scène. Les plombiers en cuisine. Le clerc dans la bibliothèque. Il pleut. Et lui, debout au centre. C’est toujours cela qui m’étonne chez lui : la conscience aiguë des détails. L’art de tout voir sans fléchir.

Il y avait de la colère. Mais retenue. Mieux encore : transfigurée en ironie. Il a parlé d’amabilité comme d’un anesthésiant. Une scène dentiste. C’est ça, oui : quelque chose lui est arraché, sans cri, sans larme, mais avec cette forme étrange de joie qu’on ressent parfois au cœur même du désastre.

Il évoque le rangement. Toucher les livres. Classer. Ces gestes simples sont des rites d’ancrage. Ils disent : « je suis encore là ».

La pluie est omniprésente. C’est peut-être elle, la véritable protagoniste de cette journée. Elle calme, elle couvre, elle ronge.

Et puis ce calme. Je crois qu’il ne vient pas du déni. Ni de la résignation. Il vient d’une mémoire. Celle des périodes passées, déjà affrontées. Il sait maintenant que ça passe. Que ça revient. Que la douleur aussi a son cycle.

Mais cette phrase, presque chuchotée à la fin : « Peut-être que les véritables éclaircies ne s’aperçoivent jamais que depuis le fond des gouffres. » — elle m’a fait penser à Rilke. Ou à la psychanalyse elle-même. On n’y voit clair que quand on s’est enfoncé assez loin.

Je l’écoute, et je me dis : il a compris cela. Et c’est peut-être pour ça qu’il peut encore tendre le doliprane, sourire, écrire.