11 novembre 2025

Un tel mépris ne peut être provoqué que par une telle détresse, me disais-je, tout en me grattant le nez du bout de l’ongle en écoutant le propos. Ce propos m’avait un tantinet surpris — mais pas tant que ça —, et je me faisais la réflexion (si l’on peut nommer cela réflexion : ce manque de curiosité envers ce « pas tant que ça »). Encore que « dire » n’est sans doute pas le verbe exact, car, à cet instant, pour me rapprocher de ce que j’imagine être la justesse, ne devrais-je pas plutôt employer le verbe « raconter », ce qui donnerait : « Un tel mépris ne pouvait être provoqué que par une détresse semblable », me racontais-je — ou étais-je en train de me raconter tout en me grattant le nez du bout de (etc.) — ; à moins que je ne joue sur la concordance des temps : « ne put être raconté », ce qui occasionne tout de même une liaison fâcheuse. Et me voilà, jouasse de jouer, à l’insu de celui que j’écoutais d’une oreille distraite — le gros de l’attention mobilisée par l’extraction de vieilles crottes de nez, et découvrant non sans stupéfaction qu’elles étaient légèrement sanglantes —, à éteindre le biniou tout en déviant l’interrogation, petit à petit, vers l’hypothèse d’une fin imminente de ma vie (ici, je pourrais ajouter « insignifiante » si je n’avais peur que trop de sons en -ante ne fissent de mézigue une sorte de spectre prétentieux, un fat ; ce dont, si je remonte le cours de cette même existence comme il se doit à l’approche de l’idée de la fin, de façon rapide autant qu’à peu près exhaustive, m’indiquerait, derrière cette peur affreuse, un désir non moins affreux de prétendre à la pire des vanités, à la plus aboutie des fatuités). La façon de relire à voix haute certains passages — s’en rendait-il compte, vraiment ? — le rendait, lui, plus ridicule que l’ouvrage en question. Même si j’étais absolument d’accord avec le fond de son propos, la forme me déplaisait profondément. Elle me déplaisait, cette forme, en raison de la déformation de son visage au moment où il empruntait, plastiquement si je puis dire, la mimique habituelle du mépris. Notamment la déformation de la lèvre inférieure en accent circonflexe, qui démasqua, à ce moment-là, plusieurs dents manquantes et d’autres fort abîmées, ce qui mettait au grand jour quelque chose de vraiment pitoyable, contre quoi je me rebiffai derechef, ne désirant pas échanger mon admiration à l’agonie contre de la pitié, à mon sens trop proche d’une forme détestable de condescendance envers celui qui parlait — si toutefois l’accumulation des détails que j’avais surprise, je l’ai déjà dit, presque dans une totale inattention en raison d’un nez quasi bouché, n’était pas elle-même d’une telle iniquité. Encore qu’à cet instant je m’en fisse la réflexion : je ne le regardasse pas, vu que j’étais absorbé par mon curage de narine ; ce qui me fit songer que j’avais peut-être atteint cette sorte d’attention flottante dont parlent les maîtres zen, mais à laquelle, à mon avis, pourraient tout autant se référer les chats, et probablement aussi tous les oiseaux. Puis je passai soudain à tout autre chose. Mais quoi ? Au moment où j’essaie de relater les faits de cette journée, je découvre plusieurs absences. Ou plutôt : la seule présence réellement éprouvée de la journée fut cet instant où, ayant décidé tout à la fois d’écouter cette critique littéraire et de fourrer un doigt dans mon nez, j’étais parvenu, de manière flottante — je l’ai déjà dit —, à m’apercevoir d’un semblant d’existence au monde. Semblant d’existence qui fut presque aussitôt désamorcé par l’ironie et, sans doute, par une profonde tristesse — une insupportable tristesse qui, chaque fois que je la détecte, me fait me réfugier dans l’ironie ; ironie que je déteste tout autant que cette tristesse, d’ailleurs, mais qui paraît plus convenable aux molécules qui me composent pour s’agiter que l’immobilisme de l’ennui associé à cette tristesse.

Mais je suis trop dur avec moi-même, et, tout en me faisant cette réflexion, je parviens à retrouver un autre épisode de cette journée étrange. Car ce n’est pas parce qu’une journée se présente vide qu’elle n’est pas étrange, n’est-ce pas ? Elle serait pleine, je parviendrais tout autant à la taxer d’étrange, sans le moindre remords. Il faut que je le dise pour m’en convaincre, certainement. Il faut donc absolument qu’elle le devienne, au moment où j’essaie de récapituler celle-ci, car il me semble que, si je ne parviens pas à ce constat, je ne parviendrai pas à récupérer je ne sais quelle énergie, bloquée quelque part dans le cours de celle-ci, et à l’écrire de manière fluide, en bon français, comme il se doit.

Notre réfrigérateur faisant de la glace, j’ai soumis l’hypothèse que nous pourrions sans doute en trouver un d’occasion, pour une somme modique, sur Leboncoin. Ce que S. fit sans attendre, il y a de cela quelques jours. Et, effectivement, nous en trouvâmes un qui, selon les photographies, paraissait être en excellent état et surtout à un très bon prix : 25 euros. S. négocia — parce qu’il faut toujours négocier — le réfrigérateur à 20 euros, et nous eûmes peur que le vendeur refuse notre offre. Effectivement, je m’en ouvris à S. : « Tout de même, 25 euros, ce n’était vraiment pas cher ; ce genre de frigo neuf va chercher dans les quatre ou cinq cents euros. » C’est le genre de petit réfrigérateur que l’on peut placer sous un meuble de cuisine : pas tout à fait l’encastrable, décidément trop petit, mais celui d’une hauteur de 80 cm et d’une largeur de 60, pour être tout à fait précis. Car le réel passe avant tout par la précision — tout comme les récits étranges qui se tiennent —, c’est la réflexion que je me fais tout en écrivant cette anecdote. Encore que l’anecdote ne soit pas véritablement utile, et que, lorsque je relirai ce passage, il est tout à fait probable que je le sucre, car trop bavard. Donc, pour écourter, nous partîmes vers Romans, et plus précisément Chatuzange-le-Goubet, et encore plus précisément le rond-point de Pizançon, où le vendeur devait nous attendre à 16 h 30 ce jour-là. Et, bien sûr, nous ratâmes le rond-point — ou plutôt, nous vîmes que c’était le bon, mais, n’en étant pas cent pour cent certains, nous continuâmes — et nous nous enquillâmes sur l’autoroute A49, ce qui, personnellement, me fit sortir de mes gonds : nous allions arriver à un péage, et je n’avais pas prévu de passer par un péage, encore moins par une quelconque autoroute. Fort heureusement, nous pûmes emprunter la dernière sortie gratuite qui, par chance, nous ramena à Romans, après quoi nous cherchâmes à nouveau le fameux rond-point. Je crois qu’à ce moment de notre périple j’aurais volontiers renoncé au frigo à 20 balles, j’aurais rebroussé chemin, mais S., non. S. est extrêmement patiente et tenace ; aussi ronchonnais-je tandis qu’elle réeffectuait une recherche GPS tout en appelant par téléphone le vendeur. Enfin, pour faire bref, il fut convenu que nous ne pouvions plus manquer le rond-point et que nous nous retrouverions devant le magasin « U comme utile », dont j’appris par la suite qu’il n’avait absolument rien à voir avec la chaîne des magasins U. J’espérais seulement, à cet instant, que nous serions — le vendeur et nous — d’accord sur ledit magasin, et, enfin, je me garai. L’échange se fit : le frigo avait l’air neuf, on donna les 20 euros et nous repartîmes, tandis que la nuit tombait. Et, tout en conduisant, je me disais qu’il y avait deux façons de prendre cette péripétie : la bonne et la mauvaise. Puis je dus mettre la radio ; je baissai le son pour ne pas prêter attention à la conversation. S. et moi avions tous deux quelque chose de gros sur le cœur, mais nous ne désirions pas en parler.

Carnets | Atelier

30 novembre 2025

Un tel se demande si écrire un journal est un travail. La question m’agace, je la tourne en dérision, mais elle reste là. Si ce n’est pas du travail au sens de l’administration, qu’est-ce que c’est ? Une manie, une hygiène, un exercice de survie ? Je crois que je continue ce journal surtout pour ne pas avoir à répondre. Tant que j’écris, la question reste en suspens ; si j’arrêtais, il faudrait décider si j’abdique ou pas. En revenant sur 2019, je vois ce que le journal fabrique concrètement : des questions laissées en plan qui se redressent à chaque relecture. Des phrases, des scènes, des reproches qui reviennent vers moi comme de petites figures qu’on a mal finies et oubliées dans un coin. Chaque mois, j’en reprends une, j’enlève un peu de poussière, j’ajoute trois mots, et elle se remet à marcher. Mon “travail”, c’est ça : entretenir ce petit peuple de questions plutôt que les laisser se figer. Si je devais le dire autrement, je prendrais une journée précise. Ce dimanche, par exemple, au lieu de répondre à la première réflexion désobligeante qui pointe — une remarque de plus sur ma façon de vivre, de travailler, ou de ne pas travailler justement —, je claque la porte, je descends à l’atelier, j’ouvre le cahier. J’aurais pu envoyer un texto à S., dérouler “ceci, cela, encore ceci et cela”, comme je l’ai déjà fait cent fois. Je sais que ça ne servirait qu’à rejouer la scène à l’identique. Alors j’écris ici. C’est une autre manière de tenir : déplacer la dispute de la bouche vers la page. Vu de l’extérieur, ce n’est pas du travail. Pourtant, de l’intérieur, ça y ressemble : ça revient, ça presse, ça fait mal par moments, et si je laisse passer trop de temps, ça se bloque. Si je dois parler de travail, je pense plutôt au travail d’un accouchement : des contractions régulières qui empêchent que tout se fige, qui forcent quelque chose à sortir au lieu de se calcifier dans la tête. Tant que j’écris, je ne suis pas complètement affalé. En dessous, il y a la colère. Pas une colère spectaculaire, pas celle qui casse des assiettes, mais une chose sourde qui refuse de mourir. Il a fallu du temps pour accepter ce mot sans le maquiller : oui, c’est vrai, ma colère est tenace. Et rien que le fait de le dire la rend déjà un peu moins absolue. Le journal sert aussi à ça : donner une forme à ce qui, sinon, sortirait en injures, en silences lourds, en portes claquées sur les autres plutôt que sur moi. Plus tard, S. a reçu pour son anniversaire deux fois le même livre : le Goncourt des lycéens, sans doute parce que sa dernière pièce a été très prisée. En ce moment elle vient d’être jouée à La Réunion, cette semaine à Villeurbanne. Tout ça s’inscrit bien dans l’air du temps : il faut dériver la colère, la violence vers des faits concrets, appuyés par des chiffres, des dossiers, des débats. Le théâtre, la littérature surfent sur la vague. Je ne dis pas ça pour déconsidérer qui que ce soit ; je me fais simplement la réflexion à mi-voix. L’an prochain, on aura peut-être des œuvres sur les animaux de compagnie, les abattoirs, une gastronomie à base de farine d’insectes. Les sujets changent, la même colère cherche des issues “présentables”. Ce que je redoute, en filigrane, est assez banal : la forme d’abdication qui guette tant de corps passé un certain âge. S’affaisser devant la télé, hurler contre des marionnettes, avoir peur de tout, remplir son assiette pour ne plus rien sentir. Le journal ne me rend pas meilleur que ceux-là, il m’évite juste de me raconter que je n’y suis pour rien. Au lieu de crier sur l’écran, je note ce qui remue. On pourra bien dire qu’écrire est une thérapie, je n’ai plus envie de discuter le mot. À ce stade, tout le monde se soigne comme il peut : accepter un boulot à la chaîne, porter des charges d’un rack à l’autre, se montrer, se vendre, parler pour les autres dans un micro, tout cela aide à supporter quelque chose qu’on ne veut pas regarder en face. Le journal est une de ces béquilles, je l’assume : la mienne consiste à tracer une carte approximative de ma vie, de mes pensées, de mes ratages, pour vérifier que je n’ai pas encore tout refermé. Pendant longtemps, j’ai pris goût à déranger : écrire pour piquer, poster pour provoquer, parler pour mettre les autres mal à l’aise. C’était ma manière de ne pas voir que ce qui m’intéressait vraiment, c’était de me déranger moi, de déplacer mes propres meubles intérieurs. Alors, écrire un journal, est-ce un travail ? Oui, mais pas celui qu’on déclare au fisc. C’est un travail d’accouchement modeste, une façon d’accueillir la colère sans la jeter à la figure de tout le monde, et de retarder un peu l’abdication. Pour le reste, la question reste ouverte : ai-je jamais été rangé, et ces “autres” que j’invoque sans cesse, le sont-ils vraiment plus que moi ?|couper{180}

Autofiction et Introspection

Carnets | Atelier

29 novembre 2025

[...] Ça montre un homme qui voit très clair dans la logique du prestige contemporain – même à petite échelle – et qui en est profondément écœuré. Il a compris que l’aura d’un artiste ou d’une figure publique est un capital constitué par les autres, par des « petits épargnants » d’attention et d’argent, et que la tentation est grande de les « siphonner » via goodies et dérivés. En même temps, il sait qu’il n’est pas complètement extérieur à ce système, qu’en tant que peintre il pourrait – ou a déjà commencé à – jouer ce jeu. L’homme de 2019 est donc pris entre une lucidité critique forte et une position inconfortable : il juge ce commerce symbolique, s’y sent impliqué, et cherche une figure comme Diogène pour valider son dégoût et sa volonté, au moins en paroles, de s’en tenir à distance.[...] -- ? [...] Parce que cette réalité lui tombe pile là où ça fait le plus mal : son orgueil et sa honte. est-ce que ça ne casse pas le fantasme d'exception : Il aime se raconter qu’il est du côté de l’art, de la recherche, de l’ivresse “propre”. Or ce système de micro-aura dit l’inverse : tu as un nom, tu as des gens qui te suivent, donc tu es aussi une boutique potentielle. Ça le renvoie à Dali–Lanvin, Gainsbourg–billet, le peintre qui devient logo. Il découvre qu’il n’est pas “hors système”, mais dedans. ne pas oublier Saint-Antoine mon petit bonhomme, la tentation : Elle le met face à sa propre tentation. Ce qui lui dégoûte, ce n’est pas seulement les autres qui lancent des goodies, c’est le fait qu’il sent très bien qu’il pourrait le faire lui aussi. Qu’il pourrait monétiser son aura, flatter un “petit fan-club”, vendre des morceaux de lui. Il ne supporte pas cette part de lui qui, quelque part, a envie d’être désirée et d’en vivre. Qu'est ce qui va rester de sacré si tu piétines ça aussi : va t'il piétiner sa représentation sacrée de l’art. Pour lui, la peinture, l’écriture, c’est lié à quelque chose de grave, de vital, presque chamanique. Donc voir ça : ramené à des “produits dérivés”, des “fonds de tiroirs”, c’est comme voir profaner un lieu qu’il tient pour sacré. Il préfère la figure de Diogène dans son tonneau à celle du créateur avec boutique en ligne. La réalité c'est que les choses n'existent plus sans prix, la valeur est devenue le prix. Les “petits épargnants”, ce sont des gens qui donnent temps, argent, attention. Il sait ce que c’est que manquer. L’idée de vivre en pompant leur manque (de sens, de beauté, de lien) lui est insupportable. Il y voit une forme de prédation affective et économique. Et, derrière tout ça, il y a sa vieille haine de lui-même. Plus il comprend le mécanisme, plus il se voit comme quelqu’un qui pourrait y céder. Donc la lucidité tourne en auto-dégoût : “je ne vaux pas mieux”. D’où ce ton : pas seulement critique, mais presque nauséeux. [...] donc nous y voici : si le péché c'est l'erreur , on peut dire que lui péche pas pure débilité, il ne veux pas comprendre les règles de ce jeu ( je ), la vérité c'est qu'il veut inventer les siennes. L'idéaliste rejoint le dictateur. après ça comment se taire le plus profondément possible, s'enterrer dans le silence, se pétrifier en silex, granit. [...] et ce n'était pas tant le honte que le dégout auquel il fait face Plus tard dans ma messagerie [...]Y a-t-il sur Substack trop de verbiage de gens qui semblent avoir un inexplicable besoin de partager leur journal intime ? Certes. et un peu plus loin : Vous êtes actuellement un abonné gratuit à Angle mort, par Steve Proulx. Pour profiter pleinement de l'expérience, améliorez votre abonnement. Ce mépris pour les journaux intimes m'agace , d'où l'explicable raison : pas un radis à ton bidule. Un peu plus tard, découverte de textes de Kafka par l'intermédiaire de F. Ce qui répond à une enigme, notamment pour l'année 1916 qui s'arrète dans le Journal, édition du Livre de Poche à octobre. Les dates se poursuivent dans Cahiers in-octavo (1916-1918) traduits de l'allemand par Pierre Deshusses|couper{180}

palimpsestes

Carnets | Atelier

28 novembre 2025

Aller au bout de ces relectures n’a rien d’héroïque, c’est juste épuisant. Revenir sur ces textes est peut-être une erreur, mais ce qu’ils me renvoient, en creux, est cohérent : pendant des années, j’ai avancé avec une manière bien rodée de me mettre en scène, que je le veuille ou non. Maintenant que je vois ça, je peux enfin me prendre en grippe pour de bonnes raisons. Mais aussitôt une autre inquiétude arrive : je sens bien qu’il y a en moi quelque chose qui se frotte les mains devant cette crucifixion, qui se dit que ce spectacle-là aussi peut servir. Me traiter de con, de lâche, d’aveugle, c’est encore une façon de me placer au centre, côté victime lucide. Je pourrais décider que ce texte est bon, que ce texte est mauvais, que le type de 2019 mérite d’être cloué au mur : au fond, ça ne change rien si l’objectif secret reste de me faire remarquer, même en négatif.|couper{180}