Un tel mépris ne peut être provoqué que par une telle détresse, me disais-je, tout en me grattant le nez du bout de l’ongle en écoutant le propos. Ce propos m’avait un tantinet surpris — mais pas tant que ça —, et je me faisais la réflexion (si l’on peut nommer cela réflexion : ce manque de curiosité envers ce « pas tant que ça »). Encore que « dire » n’est sans doute pas le verbe exact, car, à cet instant, pour me rapprocher de ce que j’imagine être la justesse, ne devrais-je pas plutôt employer le verbe « raconter », ce qui donnerait : « Un tel mépris ne pouvait être provoqué que par une détresse semblable », me racontais-je — ou étais-je en train de me raconter tout en me grattant le nez du bout de (etc.) — ; à moins que je ne joue sur la concordance des temps : « ne put être raconté », ce qui occasionne tout de même une liaison fâcheuse. Et me voilà, jouasse de jouer, à l’insu de celui que j’écoutais d’une oreille distraite — le gros de l’attention mobilisée par l’extraction de vieilles crottes de nez, et découvrant non sans stupéfaction qu’elles étaient légèrement sanglantes —, à éteindre le biniou tout en déviant l’interrogation, petit à petit, vers l’hypothèse d’une fin imminente de ma vie (ici, je pourrais ajouter « insignifiante » si je n’avais peur que trop de sons en -ante ne fissent de mézigue une sorte de spectre prétentieux, un fat ; ce dont, si je remonte le cours de cette même existence comme il se doit à l’approche de l’idée de la fin, de façon rapide autant qu’à peu près exhaustive, m’indiquerait, derrière cette peur affreuse, un désir non moins affreux de prétendre à la pire des vanités, à la plus aboutie des fatuités). La façon de relire à voix haute certains passages — s’en rendait-il compte, vraiment ? — le rendait, lui, plus ridicule que l’ouvrage en question. Même si j’étais absolument d’accord avec le fond de son propos, la forme me déplaisait profondément. Elle me déplaisait, cette forme, en raison de la déformation de son visage au moment où il empruntait, plastiquement si je puis dire, la mimique habituelle du mépris. Notamment la déformation de la lèvre inférieure en accent circonflexe, qui démasqua, à ce moment-là, plusieurs dents manquantes et d’autres fort abîmées, ce qui mettait au grand jour quelque chose de vraiment pitoyable, contre quoi je me rebiffai derechef, ne désirant pas échanger mon admiration à l’agonie contre de la pitié, à mon sens trop proche d’une forme détestable de condescendance envers celui qui parlait — si toutefois l’accumulation des détails que j’avais surprise, je l’ai déjà dit, presque dans une totale inattention en raison d’un nez quasi bouché, n’était pas elle-même d’une telle iniquité. Encore qu’à cet instant je m’en fisse la réflexion : je ne le regardasse pas, vu que j’étais absorbé par mon curage de narine ; ce qui me fit songer que j’avais peut-être atteint cette sorte d’attention flottante dont parlent les maîtres zen, mais à laquelle, à mon avis, pourraient tout autant se référer les chats, et probablement aussi tous les oiseaux.
Puis je passai soudain à tout autre chose. Mais quoi ? Au moment où j’essaie de relater les faits de cette journée, je découvre plusieurs absences. Ou plutôt : la seule présence réellement éprouvée de la journée fut cet instant où, ayant décidé tout à la fois d’écouter cette critique littéraire et de fourrer un doigt dans mon nez, j’étais parvenu, de manière flottante — je l’ai déjà dit —, à m’apercevoir d’un semblant d’existence au monde. Semblant d’existence qui fut presque aussitôt désamorcé par l’ironie et, sans doute, par une profonde tristesse — une insupportable tristesse qui, chaque fois que je la détecte, me fait me réfugier dans l’ironie ; ironie que je déteste tout autant que cette tristesse, d’ailleurs, mais qui paraît plus convenable aux molécules qui me composent pour s’agiter que l’immobilisme de l’ennui associé à cette tristesse.
Mais je suis trop dur avec moi-même, et, tout en me faisant cette réflexion, je parviens à retrouver un autre épisode de cette journée étrange. Car ce n’est pas parce qu’une journée se présente vide qu’elle n’est pas étrange, n’est-ce pas ? Elle serait pleine, je parviendrais tout autant à la taxer d’étrange, sans le moindre remords. Il faut que je le dise pour m’en convaincre, certainement. Il faut donc absolument qu’elle le devienne, au moment où j’essaie de récapituler celle-ci, car il me semble que, si je ne parviens pas à ce constat, je ne parviendrai pas à récupérer je ne sais quelle énergie, bloquée quelque part dans le cours de celle-ci, et à l’écrire de manière fluide, en bon français, comme il se doit.
Notre réfrigérateur faisant de la glace, j’ai soumis l’hypothèse que nous pourrions sans doute en trouver un d’occasion, pour une somme modique, sur Leboncoin. Ce que S. fit sans attendre, il y a de cela quelques jours. Et, effectivement, nous en trouvâmes un qui, selon les photographies, paraissait être en excellent état et surtout à un très bon prix : 25 euros. S. négocia — parce qu’il faut toujours négocier — le réfrigérateur à 20 euros, et nous eûmes peur que le vendeur refuse notre offre. Effectivement, je m’en ouvris à S. : « Tout de même, 25 euros, ce n’était vraiment pas cher ; ce genre de frigo neuf va chercher dans les quatre ou cinq cents euros. » C’est le genre de petit réfrigérateur que l’on peut placer sous un meuble de cuisine : pas tout à fait l’encastrable, décidément trop petit, mais celui d’une hauteur de 80 cm et d’une largeur de 60, pour être tout à fait précis. Car le réel passe avant tout par la précision — tout comme les récits étranges qui se tiennent —, c’est la réflexion que je me fais tout en écrivant cette anecdote. Encore que l’anecdote ne soit pas véritablement utile, et que, lorsque je relirai ce passage, il est tout à fait probable que je le sucre, car trop bavard.
Donc, pour écourter, nous partîmes vers Romans, et plus précisément Chatuzange-le-Goubet, et encore plus précisément le rond-point de Pizançon, où le vendeur devait nous attendre à 16 h 30 ce jour-là. Et, bien sûr, nous ratâmes le rond-point — ou plutôt, nous vîmes que c’était le bon, mais, n’en étant pas cent pour cent certains, nous continuâmes — et nous nous enquillâmes sur l’autoroute A49, ce qui, personnellement, me fit sortir de mes gonds : nous allions arriver à un péage, et je n’avais pas prévu de passer par un péage, encore moins par une quelconque autoroute. Fort heureusement, nous pûmes emprunter la dernière sortie gratuite qui, par chance, nous ramena à Romans, après quoi nous cherchâmes à nouveau le fameux rond-point. Je crois qu’à ce moment de notre périple j’aurais volontiers renoncé au frigo à 20 balles, j’aurais rebroussé chemin, mais S., non. S. est extrêmement patiente et tenace ; aussi ronchonnais-je tandis qu’elle réeffectuait une recherche GPS tout en appelant par téléphone le vendeur. Enfin, pour faire bref, il fut convenu que nous ne pouvions plus manquer le rond-point et que nous nous retrouverions devant le magasin « U comme utile », dont j’appris par la suite qu’il n’avait absolument rien à voir avec la chaîne des magasins U. J’espérais seulement, à cet instant, que nous serions — le vendeur et nous — d’accord sur ledit magasin, et, enfin, je me garai. L’échange se fit : le frigo avait l’air neuf, on donna les 20 euros et nous repartîmes, tandis que la nuit tombait. Et, tout en conduisant, je me disais qu’il y avait deux façons de prendre cette péripétie : la bonne et la mauvaise. Puis je dus mettre la radio ; je baissai le son pour ne pas prêter attention à la conversation. S. et moi avions tous deux quelque chose de gros sur le cœur, mais nous ne désirions pas en parler.