L’évidence est souvent ce que nous ne voyons pas. Cette phrase t’agace déjà, n’est-ce pas  ? Parce qu’elle te semble banale. Mais réfléchis un peu à cette idée de banalité. Qu’est-ce qui te pousse à vouloir tout rendre banal  ? N’as-tu jamais remarqué que la banalité naît d’un manque  : un manque d’attention, un manque d’approfondissement  ?

C’est toi qui décides de ce qui doit être ordinaire. Et à force de te jeter à corps perdu dans la quête du nouveau, du singulier, tu finis par banaliser ce qui t’entoure  : les êtres, les choses, et même toi. Ce n’est pas un hasard si cette dynamique te fait sombrer dans un déséquilibre entre le temps et l’espace. Une faille que d’autres ont creusée avant toi.

Tu t’abandonnes, sans résistance, au cycle mécanique des jours, et cette passivité t’enferme dans une prison. Tu te mets à appeler cette prison ta vie, ton quotidien. Mais regarde-la en face  : cette existence figée, ce programme implanté, cette cage mentale n’a rien de banal. C’est une tragédie.

Au début de ton existence, tu as cru vivre un miracle. Mais ce miracle s’est effacé, éteint comme un feu qu’on n’a pas nourri. Alors, tu cours après lui, tu te débats, tu cherches à le retrouver intact. Et ce faisant, tu le recouvres de nostalgie et de regrets. Tu t’enfonces dans une sensation de vide glacé, une répétition sans fin. Puis, un jour, tu te résignes. Tu te dis que c’est ainsi, qu’on n’y peut rien.

Et voilà  : tu t’ennuies. Ton esprit devient cette boue où tout se mélange, où tout s’effondre. De cette boue surgit un golem  : une chose informe, sans âme, une caricature de toi-même. Ce golem, d’autres s’en serviront. Peut-être toi aussi.

— Mais qui sont ces "autres"  ? ai-je demandé à Maria.

Elle a levé les yeux vers moi et j’ai senti ce malaise sourd, cette conviction qu’elle était folle. Complètement folle.

— Tu crois que je délire, hein  ? a-t-elle répondu, comme si elle lisait dans mes pensées.

Elle s’est mise à sourire. Et là, j’ai vu autre chose. La femme que j’avais toujours voulu voir. Cette femme qui, d’un simple sourire, m’a fait sourire à mon tour.

Ce jour-là, nous avons marché longtemps au bord du fleuve. C’était l’automne 1978, l’année de mes dix-huit ans. Un âge où l’on croit encore que tout est à portée de main, même si tout semble nous échapper. Je ne sais pas si ce que je ressentais pour Maria relevait du désir ou d’un sentiment plus profond. Peut-être était-ce seulement mon obsession de vouloir combler le vide.

Quand je m’en souviens, une galaxie de sentiments confus m’envahit encore aujourd’hui. Un tourbillon de honte, de culpabilité, de manque de confiance en moi. Ce soleil noir autour duquel gravitait toute ma jeunesse.

— Écoute ton cœur, m’avait-elle dit ce jour-là, avec douceur.

Je m’étais confié à elle, presque malgré moi. Mes plus grandes craintes, mes doutes, je les lui avais livrés, pieds et poings liés. Mais ce n’était pas un geste noble. Pas du tout. C’était un test. Je voulais savoir si je pouvais vraiment faire confiance à quelqu’un. À elle.

Mais cette phrase — "écoute ton cœur" — m’a laissé froid. Elle m’a paru banale, comme une rengaine entendue mille fois. Maria n’avait rien à m’apprendre. Pas de clé magique, pas de révélation.

Je me souviens de ma déception. Une fois ces mots prononcés, je me suis refermé. Ma solitude, ce cachot où je m’enfermais moi-même, reprenait le dessus.

Et Maria a disparu.

La nuit est tombée brutalement. Je suis resté seul sur la berge, entouré par une obscurité totale. Je n’y ai pas prêté attention au début. La nuit, c’est banal, non  ? Mais ce n’était pas une nuit ordinaire. C’était un vide complet. Pas un seul réverbère, pas une lueur.

Puis j’ai compris. J’étais devenu aveugle.

Je me suis assis, pris de vertige. Tout était encore là  : les rires, les disputes des passants. Je les entendais. Mais je ne voyais plus rien.

Alors, j’ai levé les yeux vers le ciel. Et c’est là qu’elles sont apparues  : des étoiles. Des milliards d’étoiles, plus vives, plus réelles que jamais.

Quelque chose s’est produit. Une relation, une connexion. Les étoiles m’appelaient, me reconnaissaient, comme si elles me rendaient un morceau oublié de moi-même.

Et puis j’ai décollé. Mon corps est resté en bas, mais mon esprit s’est élevé. Paris est devenue une tache de lumière, puis une bille sur la Terre. Et la Terre elle-même n’était plus qu’un point dans l’univers.

Une musique m’a enveloppé. La voix de Maria. Ou était-ce la mienne  ?

Alors, j’ai compris. Ce que j’entendais, ce que je sentais, ce n’était rien d’autre que le son de mon propre cœur.