Tu ne jures que par le hasard, me dit Salvador, mais que sais-tu du hasard ?

Es-tu certain qu’il s’agisse du Grand Hasard horloger de l’Univers, ou bien du petit hasard que tu fabriques continuellement à ta sauce ?

Salvador me fait peur. Ses sorties imprévisibles me glacent le sang. On s’est rencontrés sur le plateau de tournage d’une publicité pour une marque de chocolat. Il a été un très grand peintre, « le meilleur de son temps », dit-il avec son accent farfelu. Au début, je crois qu’il plaisante. Je prends tout au troisième degré, et c’est précisément là mon erreur. Quand Salvador Dalí parle, c’est Dieu qui s’exprime par sa bouche. Si tu n’as pas cette foi-là, tu ne comprends rien. Pas même pourquoi tu te retrouves ici, sur ce plateau de tournage.

C’est dur d’avoir la foi.

Probablement parce qu’on ne la décide pas. On ne se réveille pas un matin en disant : « Allez, aujourd’hui, j’aurai la foi. » Non, ça ne marche pas comme ça.

— Agenouille-toi à côté de moi et prions ensemble, dit-il.

Je vois ses moustaches se relever aux coins, comme si elles souriaient à sa place. Mais Salvador Dalí ne sourit jamais. Il laisse ses moustaches le faire pour lui.

— Petit homme, empiffre-toi de ce chocolat sur la table. Engloutis-en une quantité phénoménale, et tu subiras enfin la vraie crise de foie. Le reste viendra tout seul.

La maquilleuse vient l’aider à se relever. Ils me laissent seul, encore à genoux, à quelques centimètres de la table couverte de chocolats. Je regarde à gauche, à droite, puis je m’exécute. Je m’enfile les chocolats à pleines poignées, jusqu’à ce qu’il ne reste presque rien.

C’est précisément à cet instant que le producteur, qui passait par là — par hasard — pousse un cri d’orfraie en me voyant, le menton dégoulinant de chocolat, les mains poisseuses. Je suis viré sur-le-champ.

En quittant le plateau, honteux, je croise le regard de Salvador dans la glace de maquillage. Ses moustaches forment un joli « 11h11 ». Sans se retourner, il me fait un petit geste de la main.

Dehors, dans la rue, je me sens idiot. Je suis couvert de chocolat, ruiné. J’avais tant misé sur ce petit rôle de figurant. Tous mes plans viennent de tomber à l’eau.

Chez moi, Grand-mère m’attend dans le grand hall. En me voyant arriver si tôt, elle sourit.

— C’est déjà fini ? Alors, te voilà riche ?

Puis elle aperçoit ma veste, couverte de taches de chocolat. Son sourire s’efface instantanément. La fureur monte, comme d’habitude.

— Mais quel petit salaud ! Une veste toute neuve !

L’apothéose ne tarde pas : l’assistante de production surgit, visiblement là pour s’assurer que je ne remette pas les pieds sur le tournage, et raconte mes exploits chocolatés. Grand-mère, au milieu du hall, hurle :

— Il a le diable dans la peau, ce gamin !

C’est toute l’histoire de ma vie. J’ai dix ans, mais j’ai déjà compris l’essentiel : rien ne tourne jamais comme prévu. Pourtant, je passe mon temps à l’oublier, parce que, justement, je n’ai que dix ans.

Ce jour-là, je prends une décision capitale : je ne ferai plus jamais de plans. Chaque fois que j’en fais, ils nourrissent une avidité insupportable en moi, une urgence. Et au moment où je vais enfin pouvoir saisir la queue du miracle, il disparaît en rigolant, me laissant pantois comme le bon gros nigaud que je suis.

Dans mes rêves, c’est pareil. À dix ans, je fais déjà des rêves érotiques. Des femmes aux seins affolants, des madones charnues aux culs monumentaux, comme des Vénus préhistoriques. J’ai feuilleté tous les magazines, toutes les encyclopédies possibles pour nourrir mon imagination. Mais toujours, au cœur du rêve, au moment où la réalité crue est sur le point de se révéler, tout s’évanouit. Et je me réveille, idiot, dans la tiédeur des draps. Rien de bien différent de ma vie éveillée.

Plus tard, Pablo, frère de Salvador, m’offre une clé :

— Je ne fais pas de plans. Je ne cherche pas, je trouve.

Nous sommes ensemble dans un vaisseau en route pour Orion. Par le hublot, j’aperçois Alnitak, Alnilam, Mintaka : les trois étoiles de la ceinture du Chasseur. Leur lumière m’évoque les panneaux familiers d’une sortie d’autoroute. À chaque voyage, je revis une sorte de purification intérieure. Nous nettoyons notre ignorance terrestre, comme des plongeurs en décompression.

Quand nous atterrissons, tout change. Ceux que je croyais connaître ne sont plus les mêmes. Moi non plus. Je retrouve mes « frères », des êtres lumineux qui, comme moi, ont transcendé leur mémoire terrestre. La lumière ici est immense, écrasante. Tout en moi vibre d’une joie insoutenable.

C’est alors que la lumière se trouble, et qu’un éclat plus intense encore traverse le ciel. L’Archange Saint-Michel apparaît. S’il y a un plan dans cette galaxie, c’est lui qui le détient. Et soudain, je comprends : le plan universel ne se cherche pas, il se vit. Il surgit de l’ensemble, du Tout, et non du « moi ». Mes doutes, mes hésitations, tout ce que j’étais sur Terre s’évanouit. Je fais partie de Saint-Michel, comme une cellule dans un grand corps, et je suis traversé d’un amour pur.

Je n’ai jamais eu besoin de faire de plan. Le plan était là, depuis le début.