3 avril 2022

Tu ne jures que par le hasard, me dit Salvador, mais que sais-tu du hasard ?

Es-tu certain qu’il s’agisse du Grand Hasard horloger de l’Univers, ou bien du petit hasard que tu fabriques continuellement à ta sauce ?

Salvador me fait peur. Ses sorties imprévisibles me glacent le sang. On s’est rencontrés sur le plateau de tournage d’une publicité pour une marque de chocolat. Il a été un très grand peintre, « le meilleur de son temps », dit-il avec son accent farfelu. Au début, je crois qu’il plaisante. Je prends tout au troisième degré, et c’est précisément là mon erreur. Quand Salvador Dalí parle, c’est Dieu qui s’exprime par sa bouche. Si tu n’as pas cette foi-là, tu ne comprends rien. Pas même pourquoi tu te retrouves ici, sur ce plateau de tournage.

C’est dur d’avoir la foi.

Probablement parce qu’on ne la décide pas. On ne se réveille pas un matin en disant : « Allez, aujourd’hui, j’aurai la foi. » Non, ça ne marche pas comme ça.

— Agenouille-toi à côté de moi et prions ensemble, dit-il.

Je vois ses moustaches se relever aux coins, comme si elles souriaient à sa place. Mais Salvador Dalí ne sourit jamais. Il laisse ses moustaches le faire pour lui.

— Petit homme, empiffre-toi de ce chocolat sur la table. Engloutis-en une quantité phénoménale, et tu subiras enfin la vraie crise de foie. Le reste viendra tout seul.

La maquilleuse vient l’aider à se relever. Ils me laissent seul, encore à genoux, à quelques centimètres de la table couverte de chocolats. Je regarde à gauche, à droite, puis je m’exécute. Je m’enfile les chocolats à pleines poignées, jusqu’à ce qu’il ne reste presque rien.

C’est précisément à cet instant que le producteur, qui passait par là — par hasard — pousse un cri d’orfraie en me voyant, le menton dégoulinant de chocolat, les mains poisseuses. Je suis viré sur-le-champ.

En quittant le plateau, honteux, je croise le regard de Salvador dans la glace de maquillage. Ses moustaches forment un joli « 11h11 ». Sans se retourner, il me fait un petit geste de la main.

Dehors, dans la rue, je me sens idiot. Je suis couvert de chocolat, ruiné. J’avais tant misé sur ce petit rôle de figurant. Tous mes plans viennent de tomber à l’eau.

Chez moi, Grand-mère m’attend dans le grand hall. En me voyant arriver si tôt, elle sourit.

— C’est déjà fini ? Alors, te voilà riche ?

Puis elle aperçoit ma veste, couverte de taches de chocolat. Son sourire s’efface instantanément. La fureur monte, comme d’habitude.

— Mais quel petit salaud ! Une veste toute neuve !

L’apothéose ne tarde pas : l’assistante de production surgit, visiblement là pour s’assurer que je ne remette pas les pieds sur le tournage, et raconte mes exploits chocolatés. Grand-mère, au milieu du hall, hurle :

— Il a le diable dans la peau, ce gamin !

C’est toute l’histoire de ma vie. J’ai dix ans, mais j’ai déjà compris l’essentiel : rien ne tourne jamais comme prévu. Pourtant, je passe mon temps à l’oublier, parce que, justement, je n’ai que dix ans.

Ce jour-là, je prends une décision capitale : je ne ferai plus jamais de plans. Chaque fois que j’en fais, ils nourrissent une avidité insupportable en moi, une urgence. Et au moment où je vais enfin pouvoir saisir la queue du miracle, il disparaît en rigolant, me laissant pantois comme le bon gros nigaud que je suis.

Dans mes rêves, c’est pareil. À dix ans, je fais déjà des rêves érotiques. Des femmes aux seins affolants, des madones charnues aux culs monumentaux, comme des Vénus préhistoriques. J’ai feuilleté tous les magazines, toutes les encyclopédies possibles pour nourrir mon imagination. Mais toujours, au cœur du rêve, au moment où la réalité crue est sur le point de se révéler, tout s’évanouit. Et je me réveille, idiot, dans la tiédeur des draps. Rien de bien différent de ma vie éveillée.

Plus tard, Pablo, frère de Salvador, m’offre une clé :

— Je ne fais pas de plans. Je ne cherche pas, je trouve.

Nous sommes ensemble dans un vaisseau en route pour Orion. Par le hublot, j’aperçois Alnitak, Alnilam, Mintaka : les trois étoiles de la ceinture du Chasseur. Leur lumière m’évoque les panneaux familiers d’une sortie d’autoroute. À chaque voyage, je revis une sorte de purification intérieure. Nous nettoyons notre ignorance terrestre, comme des plongeurs en décompression.

Quand nous atterrissons, tout change. Ceux que je croyais connaître ne sont plus les mêmes. Moi non plus. Je retrouve mes « frères », des êtres lumineux qui, comme moi, ont transcendé leur mémoire terrestre. La lumière ici est immense, écrasante. Tout en moi vibre d’une joie insoutenable.

C’est alors que la lumière se trouble, et qu’un éclat plus intense encore traverse le ciel. L’Archange Saint-Michel apparaît. S’il y a un plan dans cette galaxie, c’est lui qui le détient. Et soudain, je comprends : le plan universel ne se cherche pas, il se vit. Il surgit de l’ensemble, du Tout, et non du « moi ». Mes doutes, mes hésitations, tout ce que j’étais sur Terre s’évanouit. Je fais partie de Saint-Michel, comme une cellule dans un grand corps, et je suis traversé d’un amour pur.

Je n’ai jamais eu besoin de faire de plan. Le plan était là, depuis le début.

Pour continuer

Carnets | avril 2022

notule 10

Dernière mouture de cette toile qui finalement relève plus de l’icône.|couper{180}

Carnets | avril 2022

notule 24

Bientôt une nouvelle guerre avec toute sa panoplie d'inepties, c'est à prévoir comme on prévoit tranquillement les différents ingrédients d'une liste de course. On voit très bien désormais que la seule issue au capitalisme en cas de crise est de semer le désordre, de créer la confusion, pour parvenir à augmenter exponentiellement la peur dans les populations. Ce qui entrainera l'arbitraire des choix envers une cause apparente ou une autre larvée, peu importe. Et au final cette demande de sécurité, d'être rassuré, de s'en remettre à une autorité incontestable. La pantomime jouée par les faibles et les forts. Représenter l'horreur une fois de plus pour que les légendes reprennent du poil de la bête. Celle du héros, comme celui d'un âge d'or passé ou à venir. Avec toute la hiérarchie des couillonades habituelles, dont on peut déjà apercevoir les longs nez. La valeur travail, la valeur sincérité, la valeur solidarité, travail famille patrie. On secoue le pochon du loto et on tire à nouveau avec le hasard comme prétexte. On n'y coupera pas, c'est une nécessité car nous avons encore besoin de la douleur pour apprendre. Encore plus de douleur, pour parvenir à saisir l'inexistence de l'égo. De ce "je" à qui on ne cesse de demander son avis à seul fin de le renforcer. Sondages d'opinion, élections, cartes de fidélité et double voire triple authentification. Et plus cela devient raisonnable plus on obtient le contraire justement. Une irrationnalité qui se banalise, pour ne pas dire une bêtise qui se démocratise. Quand la bêtise devient la raison, la violence n'attend que ce feu vert pour se répandre, jetant à bas les institutions, en créant d'autres, toujours plus absurdes et kafkaïennes. Comme je le disais encore hier, concernant les gens de ma génération, les sexagénaires, nous avons englouti notre pain blanc qu'on l'accepte ou pas. Il en résulte une désagréable impression de satiété mal adressée pour les plus à l'écoute du pouls du monde. Un peu de culpabilité mais pas trop, et souvent une envie de réparer les pots cassés. C'est peut-être mon cas. Encore que cette envie je la trouve tout aussi suspecte que toutes les autres précitées. L'envie de fuir au fond d'une grotte ou au sommet d'une montagne, à priori ne me quitte pas depuis mes tous premiers pas. Comme si justement je savais déjà tout des tenants et des aboutissants de la satiété factice dans laquelle dès les premiers jours on m'a plongé. Les fameuses trente glorieuses ne sont rien d'autre qu'un tampon hygiénique, une sorte de bouchon à un phénomène périodique. Ma chance est d'être né prématurément quelques semaines trop tôt. Sinon je n'y coupais pas, j'allais devenir un petit robot comme les autres sans même m'en rendre compte. Le simple fait d'avoir été relégué dans une couveuse à l'hôpital Saint-Michel, dans le 15 ème arrondissement de Paris, est une chance. Car le déchirement, l'absence, le manque, à peine éjecté de la matrice maternelle m'auront donné le ressort nécessaire étrangement pour m'éveiller. C'est à dire une forme de rage directement reliée à l'amour et à ce constat d'impuissance de pouvoir le trouver normalement en l'Autre. Cette transition des limbes dans les limbes si l'on veut m'aura mis en contact immédiat avec une sensation d'équanimité qui doit venir de bien plus loin que ma naissance. Qui probablement remonte justement à cet indifférencié, ou le mal et le bien n'existent pas plus que l'ombre et la lumière. Où l'absence de séparation finit par créer le fantasme de la séparation comme pour mieux constater sa donnée immuable. Une sorte d'ennui ontologique. Je mentirais si je disais que je me souviens de cette période. Par contre lorsque mon imagination désire s'y alimenter elle n'y découvre aucune joie, et sans doute aucune peine véritable non plus Car pour éprouver ces deux émotions il faut bien évidemment les relier à quelque chose de défini, il faut bien créer une relativité. J'arrive au monde comme tout le monde par une femme, mais je n'ai guère le temps de nouer une relation claire avec elle en tant que mère, que déjà je m'en trouve séparé une seconde fois. N'est-ce pas étonnant d'y penser. Il en résulte en tous les cas un rapport d'étrangeté à la mère, à la femme puis aux autres et au monde finalement. Le fait que j'ai passé des années à suivre le penchant naturel de la plainte, m'y accrochant, parce qu'elle me construisait, ne me sert plus à rien. Je crois que l'échafaudage tout entier s'est effondré en 2003 au mois de février à l'hôpital de Créteil. Ma mère est allongée devant nous, mon père et moi. Elle a les yeux grands ouverts elle est shootée à la morphine, les yeux gris bleu immenses grands ouverts mais elle semble ne pas nous voir, nous distinguer. J'ai passé la main devant ses yeux pour voir si ils suivaient le mouvement, rien. Un regard de nouveau né au moment même de repartir dans l'indistinct. Elle nous a laissé seuls encore une fois j'ai pensé. Du coup j'ai pris les commandes avec un sang-froid comme celui que l'on s étonne de rencontrer sur un champ de bataille, durant un accident de la route, ou dans la panique d' une émeute. Je ne me suis pas laissé envahir par l'émotion, j'ai oublié que c'était ma mère, j'ai juste pensé à l'homme que j'accompagnais et qui était encore mon père à cet instant. Je n'étais plus un fils vraiment mais un compagnon apte à gouverner, à naviguer dans la confusion de ce moment. J'ai dit prends lui la main. Ce qu'il a fait sans broncher. Puis je me suis approché de l'oreille de la mourante et j'ai dit, c'est bon ma petite maman, rien ne te retient plus ici, tu peux y aller. Je n'en reviens toujours pas en y repensant. Cette froideur, cette totale absence d'émotion personnelle, et qui m'a autant effrayé que surpris d'où venait t'elle ? Tout de suite après nous sommes rentrés à la maison familiale à Limeil Brévanne . Nous n'avons pas échangé un seul mot. Et le lendemain matin très tôt l'hôpital a appelé pour dire que maman était décédée. J'éprouve le besoin de dire maman comme pour me rassurer encore. Pour me dire que moi aussi j'ai eu une mère, même si le lien entre nous aura été d'une telle bizarrerie... Je nous dois bien cela. Pourquoi je reviens encore à cela ? Pourquoi partir de ce constat que la guerre est inéluctable pour parvenir à la mort de maman. Tout simplement par ce que sans doute c'est à cette occasion qui nous est offerte, la guerre ou la mort et ce même si nous imaginons les circonstances désagréables, que nous sommes sans doute le plus nous-mêmes véritablement. Sans les oripeaux, les déguisements, les mensonges dont nous nous revêtons dans l'illusion du groupe, de la famille de la patrie ou je ne sais quelle autre illusion , nécessaire pour nous distinguer au sein de la confusion générale. En fait comme à peu près à chaque fois que j'écris je me laisse déborder par les mots qui s'inscrivent. Cette fois comme le petit Poucet j'ai pris soin d'inscrire quelques mots clefs dans la case "étiquettes" de l'éditeur que j'utilise pour rédiger ces billets. J'avais écrit "avoir un but", "supporter la douleur" et "croire en un but". J'avais pensé à la question, à la torture je crois en démarrant ce texte. Je m'étais posé la question de savoir si mon but en tant qu'être humain me permettrait de résister à toutes les douleurs qu'un bourreau pourrait m'affliger pour obtenir je ne sais quelle information. Ce qui m'a amené à considérer cette idée de but. Puis partant, en remontant encore en amont du but ce qui pouvait sans faille le créer. Je ne trouve que la foi comme source ou comme raison et cause. Donc pour résumer et pour résister à la torture , il faut croire qu'un but existe même si on ne sait pas lequel car nous ne savons pas qui nous sommes sans cette foi. Peut-être que pour résister à la douleur il faut croire qu'il existe un but, et qu'à force d'y croire il finira par exister vraiment. Peu importe si on y laisse sa peau sous la main du bourreau. Et là comme vous me voyez je peux très bien être Harrison Ford avec tout son attirail d'aventurier le précipice est devant moi, j'avance une jambe, je ferme les yeux et j'avance. Bien sur c'est très américain, cinématographique, risible à première vue. Joe Biden sans doute aussi a coiffé un drôle de chapeau mou alors que le monde entier est face au précipice. Avance t'il aussi sa jambe pour voir si quelque chose de solide supporte le poids de sa foi , de son idéal américain, de sa croyance dans le pognon, dans la démocratie à l'américaine ? Et s'il s'agissait seulement d'un pari encore, d'une simple bévue, une erreur nécessaire juste avant de projeter le monde dans un cataclysme ? Comme ma grand-mère le disait à juste raison il ne faut pas tenter le diable surtout si on a la certitude qu'il n'existe pas. Bientôt la fin de l'ère du poisson, on ne pourra plus filer entre deux eaux. Je ne pourrais plus non plus achever mes textes en queue de poisson ni peindre avec une queue de morue. Quant à l'ère du Verseau elle promet effectivement d'être plutôt glaciale du point de vue des gens qui vivent aujourd'hui. L'émotion ne sera plus nécessaire, les sentiments non plus mais ce sera probablement à ce prix que l'âge d'or reviendra. Etrange âge d'or, incompréhensible encore à l'aube d'une nouvelle fin du monde.|couper{180}

Carnets | avril 2022

notule 9

Si je dis je de façon inconsidérée c’est un blasphème. Si je est un personnage crée par soi c’est différent. Mais c’est dangereux. Le danger de confondre moi et soi. Le blasphème serait de dire je au présent sans rien créer. Je crée mais ce n’est jamais l’ego qui crée. De même pour les maladies On ne devrait pas dire j’ai mal Mais plutôt j’ai eut mal jusqu’à présent Et c’est déjà du passé. Ça a l’air con comme ça si on n’est pas dedans. Mais si on y est c’est magnifique ! Cela dit voilà l’exemple typique d’un tableau bousillé suite à une erreur d’aiguillage entre je et soi.|couper{180}