« comédia » Huile sur toile 2.50m x 1,50m Patrick Blanchon 2014 collection privée.
« comédia » Huile sur toile 2.50m x 1,50m Patrick Blanchon 2014 collection privée.
« comédia » Huile sur toile 2.50m x 1,50m Patrick Blanchon 2014 collection privée.

Je venais d’avoir 35 ans et j’habitais une chouette maison que j’avais trouvée dans un chouette village des Yvelines. Je mettais bien deux heures chaque matin pour atteindre mon bureau, à cause des embouteillages, mais je m’en fichais. J’allumais la radio dans ce vieux break Nevada que je m’étais offert pour l’occasion, et je prenais mon mal en patience. Prendre son mal en patience devait être, je crois, une sorte de synonyme pour désigner le fait de devenir un peu plus adulte. Quelques mois plus tôt, j’avais même accepté de m’occuper d’une petite chatte que l’on m’avait proposée. Être responsable de quelque chose d’autre que de moi-même devait aller dans le même sens, plus ou moins consciemment.

C’est alors que j’ai entendu cette histoire aux infos de 7 heures, en arrivant sur la Transilienne. L’homme s’appelait McArthur Wheeler et il s’était fait pincer après avoir cambriolé une banque à Pittsburgh. Je n’aurais pas accordé autant d’importance à cette information si le commentateur n’avait pas ajouté la raison de son arrestation. Une caméra vidéo l’avait filmé en plein délit et, lorsqu’on lui avait montré la bande, l’homme avait d’abord nié être l’auteur du délit. Puis il avait invoqué le fait qu’il était impossible de l’identifier, car il s’était enduit le visage de jus de citron.

C’est-à-dire qu’il croyait dur comme fer à sa méthode, qu’il continuait encore de juger infaillible. L’évidence que les autorités lui présentaient ne pouvait être, à ses yeux, qu’un fake.

C’était évidemment un message du sort qui s’adressait directement à moi, il ne pouvait y avoir de doute. Et tandis que je jouais avec le levier de vitesse et la pédale d’embrayage de la Nevada pour rester au pas, ma première réaction, qui était de considérer le type comme complètement timbré, se transforma peu à peu en un koan zen. Un truc parfaitement incompréhensible que l’on se force à tourner en boucle pour y trouver un sens.

Il devait bien y avoir un rapport entre cette histoire de jus de citron et moi-même. L’évidence devenait de plus en plus évidente dans mon esprit, comme lorsque Forrest Gump déclare que « n’est stupide que la stupidité ».

Les embouteillages sont parfaits, à condition de ne pas s’énerver. On peut y faire le point sur sa vie.

À 35 ans, je découvrais que je ne me projetais vers aucun avenir, sinon dans la rêverie. Je ne faisais que ressasser les aspects les plus négatifs de mon passé et je tournais en boucle, de déprime en dépression. Ça ne se voyait pas trop ; je portais un costume et une cravate, et j’étais en pilote automatique de 9 h à 17 h.

Puis, à 17 h 01, quand je remontais dans ma Nevada pour revenir vers ce fichu village, j’endossais la peau du personnage d’écrivain que je m’étais inventé, comme on plante ses dents dans l’acidité d’un citron pour tenter d’atténuer le durcissement des artères.

C’est là, je crois, que j’ai compris que j’étais comme ce type à qui on présente une évidence et qui se rebelle en toute « bonne foi », refusant absolument toute forme d’objectivité.

« Mais je croyais pourtant être invisible, je m’étais tartiné le visage de jus de citron… »

Quelques mois plus tard, j’ai déménagé dès la première occasion, en emportant la chatte qui m’a accompagné durant 22 belles années. J’ai arrêté d’écrire pendant une bonne quinzaine d’années parce que, tout simplement, je n’avais plus rien de particulier à dire.