4 mars 2022
Tout à l’heure, je repars pour une longue journée de stage à la MJC. Ces derniers temps, je réfléchis beaucoup au temps, à la façon dont je l’utilise, et surtout à ce que je cherche à accomplir.
Comme tout le monde, ma priorité est de payer les factures. Mais cette priorité s’accompagne d’une peur constante. En tant qu’indépendant, je ne peux jamais vraiment savoir quel chiffre d’affaires je vais réaliser ce mois-ci. C’est la raison pour laquelle j’ai gardé un job d’enseignant. Par peur. Parce que je ne suis jamais certain que la vente de mes œuvres suffira à couvrir mes besoins.
Mais ce compromis a son revers. Il est difficile de se donner l’espace et le temps nécessaires pour créer, rêver, et en même temps rester concentré sur une tâche pragmatique comme l’enseignement. Je me suis souvent dit que c’était une question d’organisation, qu’il suffisait de définir un emploi du temps clair. Mais ce n’est pas si simple. L’énergie dépensée dans l’un ou l’autre finit par s’épuiser.
Au fond, j’oscille toujours entre deux états : l’enthousiasme, quand j’arrive à dépenser mon énergie dans une direction utile, et la dépression, quand je vois que je n’y arrive pas. Si je regarde de près, l’échec vient souvent d’un problème de timing, d’organisation. Mais je m’accable moi-même, je ne rejette jamais la faute sur l’extérieur. C’est toujours une question de responsabilité – ou plutôt d’irresponsabilité.
Parfois, j’ai l’impression d’être plusieurs personnes en même temps. Il y a l’ouvrier en moi, qui abat le travail. L’architecte, qui rêve de projets ambitieux mais flous. Et puis le patron, qui pense aux factures et aux commandes. Une équipe chaotique où chacun tire la couverture à lui, jusqu’à la déchirer.
Si je devais les reconnaître, je leur donnerais des casquettes :
L’ouvrier serait vert, les mains dans le cambouis.
L’architecte serait bleu, toujours tourné vers l’avenir.
Le patron serait rouge, tendu par l’urgence.
Mais même avec ces casquettes, la cacophonie reste la même. L’ouvrier se plaint : "Je ne vais pas passer ma vie à bosser pour un salaire de misère." L’architecte proteste : "Je déborde d’idées, et personne ne m’écoute." Et le patron, agacé, rétorque : "Je dois couvrir les factures, sinon tout s’écroule."
C’est alors que je l’entends. Pas Dieu. Une voix plus trouble, plus basse, qui gronde à l’intérieur. Le dibbouk, ou ce que j’imagine qu’il serait. Une voix qui n’a rien de rassurant, mais que je ne peux pas ignorer.
"Vous êtes divisés parce que vous ne savez pas ce que vous voulez. Vous croyez être trois, mais c’est pire : vous êtes un chaos sans visage. Et ce chaos, c’est moi. Croyez-moi, si vous continuez comme ça, il ne restera que moi."
Je reste figé. La voix continue, moqueuse, presque amusée :
"Réunissez-vous autour d’une table. Dites ce que vous voulez vraiment. Soyez honnêtes. Faites une liste de ce qui vous réunit et virez tout le reste. Mais faites vite, parce que chaque jour où vous tergiversez, je gagne un peu plus de terrain."
Le dibbouk ricane, et je l’imagine s’accouder sur ma table, jouant avec une allumette. Il ajoute :
"Si vous ne faites rien, je vais finir par prendre toute la place. Ce sera mon entreprise, mon temps, mes choix. Alors, au boulot. Pendant que vous hésitez, moi je construis mon royaume."
Et là, je comprends que ce n’est pas un avertissement. C’est une promesse.
Pour continuer
Carnets | mars 2022
31 mars 2022
La vérité et le mensonge sont les mots que nous employons dans cette dimension. Pourtant, ces termes nous éloignent souvent de ce point particulier où il est possible de demeurer en paix, à condition de rester silencieux, de ne pas penser avec des mots. Lorsque je fais attention à l’instant présent, je réalise que ce que je perçois n’a souvent rien à voir avec les notions de vérité ou de mensonge telles qu’on me les a inculquées. Dire sa vérité doucement, en la laissant d’abord émerger en soi, constitue le commencement d’une aventure extraordinaire. Mon erreur, sans doute, fut de la proclamer trop fort, à trop de personnes qui ne souhaitaient pas l’entendre. Je saisis donc cet instant pour leur demander pardon si elles estiment encore que je les ai blessées. Depuis toujours, ce qui me guide est une aversion viscérale pour l’injustice, une aversion qui n’a nul besoin du secours du raisonnement. Au contraire, chaque tentative de rationalisation me détourne de mes intuitions premières, de ce qui me paraît juste ou injuste. Je serais bien incapable de dire d’où me vient cette sensation. Elle est présente depuis le commencement. Parfois, je dirais même qu’elle précède ma propre existence, qu’elle appartient à l’être que je suis avant que celui-ci ne se confonde avec cet avatar que je suis contraint de reconnaître comme moi-même.|couper{180}
Carnets | mars 2022
24 mars 2022
Parmi tous les personnages de cette histoire abracadabrante, il est temps d’évoquer le professeur. Et si possible sans porter préjudice à celui-ci. C’est à dire en pesant le pour et le contre comme on le fait d’ordinaire pour se faire une idée à peu près juste de quoique ce soit. Impossible donc de pénétrer dans les extrêmes. Il n’y aura ni louange ni accablement. Juste l’observation la plus objective possible des faits. A très exactement 10h52 minutes le professeur commence à s’agacer et sort précipitamment pour fumer une cigarette. Dehors il fait encore un peu frais mais il fait beau temps. Un bref coup d’œil sur l’ampélopsis squelettique du mur ouest de la cour et qui commence à se peupler de longs bourgeons, inspire au professeur un bref réconfort. Il en profite pour faire le point rapidement car il se trouve aux prises avec un os. Avec cette élève là, la magie du professeur n’opère pas. Elle ne cesse de clamer qu’elle ne sait pas où elle va, que le tableau qu’elle est en train de faire ne veut rien dire, que tout est moche et qu’elle ne sait pas si elle reviendra le mois suivant. A partir de là le professeur a le choix. Soit il rentre à nouveau dans la pièce et il dit : — Effectivement c’est mieux que tu ailles voir ailleurs car tu me gonfles le boudin prodigieusement. ou bien Il peut aussi revenir dans l’atelier en disant : — C’est super ! l’ampélopsis commence à bourgeonner c’est vraiment le démarrage du printemps. Autre possibilité encore : — Tu sais c’est tout à fait normal de se sentir perdu au début, ce n’est que ta troisième séance, accroche-toi. Et même, il pourrait s’asseoir, prendre une feuille et lui montrer comment lui, le professeur, réalise un tableau abstrait sans réfléchir. En ajoutant en guise de préface peut-être : « l’important c’est de bien préparer ses couleurs sur la palette pour ne pas se freiner ensuite ou s’interrompre lorsqu’on peint et qu’il faut en refabriquer dans l’urgence. » Eureka se dit le professeur en éteignant son mégot. Et il fait effectivement ce qu’il a décidé en dernier recours sous le regard de son élève récalcitrante. Elle a les larmes aux yeux la bichette. Puis il dit ; — à toi de jouer ! en ajoutant un petit clin d’œil bienveillant, ça ne mange pas de pain se dit le professeur. Désespoir de l’élève qui reste les yeux rivés sur le tableau du professeur. — C’est vraiment pas compliqué dit encore le professeur. Tu prends le pinceau, tu le trempes dans la peinture et tu peins sans y penser, en t’amusant à poser la couleur. — … — Quels sont les trois mots importants ici et maintenant ? se sent contraint d’ajouter encore le professeur, je vous les rappelle : Accepter Plaisir Enthousiasme. — Maintenant si vous tenez à souffrir absolument, libre à vous, mais sachez que ce n’est pas du tout nécessaire pour réaliser cet exercice. — Moi je ne peux toujours pas m’empêcher de souffrir quand je peins dit une autre élève comme pour rassurer sa voisine éplorée. — c’est parce que tu crois que souffrir te préservera de faire « n’importe quoi » , parce que tu crois que souffrir est la seule solution pour un but une destination, un accouchement… Dit le professeur. Puis il s’adresse au groupe dans son ensemble : — Ce que vous appeler une destination un but c’est du déjà vu, c’est un cliché auquel vous vous accrochez comme une moule à son rocher. Oubliez ces choses idiotes, peignez et surprenez vous.|couper{180}
Carnets | mars 2022
23 mars 2022
Détruire, construire, respiration de peintre|couper{180}
