Tout à l’heure, je repars pour une longue journée de stage à la MJC. Ces derniers temps, je réfléchis beaucoup au temps, à la façon dont je l’utilise, et surtout à ce que je cherche à accomplir.
Comme tout le monde, ma priorité est de payer les factures. Mais cette priorité s’accompagne d’une peur constante. En tant qu’indépendant, je ne peux jamais vraiment savoir quel chiffre d’affaires je vais réaliser ce mois-ci. C’est la raison pour laquelle j’ai gardé un job d’enseignant. Par peur. Parce que je ne suis jamais certain que la vente de mes œuvres suffira à couvrir mes besoins.
Mais ce compromis a son revers. Il est difficile de se donner l’espace et le temps nécessaires pour créer, rêver, et en même temps rester concentré sur une tâche pragmatique comme l’enseignement. Je me suis souvent dit que c’était une question d’organisation, qu’il suffisait de définir un emploi du temps clair. Mais ce n’est pas si simple. L’énergie dépensée dans l’un ou l’autre finit par s’épuiser.
Au fond, j’oscille toujours entre deux états : l’enthousiasme, quand j’arrive à dépenser mon énergie dans une direction utile, et la dépression, quand je vois que je n’y arrive pas. Si je regarde de près, l’échec vient souvent d’un problème de timing, d’organisation. Mais je m’accable moi-même, je ne rejette jamais la faute sur l’extérieur. C’est toujours une question de responsabilité – ou plutôt d’irresponsabilité.
Parfois, j’ai l’impression d’être plusieurs personnes en même temps. Il y a l’ouvrier en moi, qui abat le travail. L’architecte, qui rêve de projets ambitieux mais flous. Et puis le patron, qui pense aux factures et aux commandes. Une équipe chaotique où chacun tire la couverture à lui, jusqu’à la déchirer.
Si je devais les reconnaître, je leur donnerais des casquettes :
L’ouvrier serait vert, les mains dans le cambouis.
L’architecte serait bleu, toujours tourné vers l’avenir.
Le patron serait rouge, tendu par l’urgence.
Mais même avec ces casquettes, la cacophonie reste la même. L’ouvrier se plaint : "Je ne vais pas passer ma vie à bosser pour un salaire de misère." L’architecte proteste : "Je déborde d’idées, et personne ne m’écoute." Et le patron, agacé, rétorque : "Je dois couvrir les factures, sinon tout s’écroule."
C’est alors que je l’entends. Pas Dieu. Une voix plus trouble, plus basse, qui gronde à l’intérieur. Le dibbouk, ou ce que j’imagine qu’il serait. Une voix qui n’a rien de rassurant, mais que je ne peux pas ignorer.
"Vous êtes divisés parce que vous ne savez pas ce que vous voulez. Vous croyez être trois, mais c’est pire : vous êtes un chaos sans visage. Et ce chaos, c’est moi. Croyez-moi, si vous continuez comme ça, il ne restera que moi."
Je reste figé. La voix continue, moqueuse, presque amusée :
"Réunissez-vous autour d’une table. Dites ce que vous voulez vraiment. Soyez honnêtes. Faites une liste de ce qui vous réunit et virez tout le reste. Mais faites vite, parce que chaque jour où vous tergiversez, je gagne un peu plus de terrain."
Le dibbouk ricane, et je l’imagine s’accouder sur ma table, jouant avec une allumette. Il ajoute :
"Si vous ne faites rien, je vais finir par prendre toute la place. Ce sera mon entreprise, mon temps, mes choix. Alors, au boulot. Pendant que vous hésitez, moi je construis mon royaume."
Et là, je comprends que ce n’est pas un avertissement. C’est une promesse.