5 mars 2022

Elle est revenue. Je ne m’en rendais pas compte. Tout à fait le genre d’évidence qu’on ne saurait voir d’emblée. Cette ombre furtive qui entre dans le champ de vision et que l’attention ne parvient pas à identifier. L’attention se dresse, tendue comme un serpent prêt à mordre ou à cracher. Puis son long cou retombe mollement dans la torpeur. Cela se répète, plusieurs fois par jour, par nuit. Comme une image subliminale, imprimée, répétée.

Cette bête. Elle incarne toute l’horreur de mon enfance. La bête du Gévaudan. Toujours prête à bondir. Elle n’attend que ma lassitude. Que je me couche, que j’abdique. Pour me donner du courage je repense à Marie-Jeanne Valet quelques instants puis je vois Jeanne la Pucelle d’Orléans, étalée de tout son long sous les coups de semonce vicelards de l’abbé Cochon.

Donc, elle arrivera, comme d’habitude. Rapide comme l’éclair. La bête efroyable. Montée sur des patins à roulettes, glissant sans bruit sur le seuil de ma capitulation. Mon regard soutiendra le sien, vide contre vide. Je remarquerai encore une fois la bave qui perle de ses babines, sa longue langue rouge. Et ces dents, acérées, blanches. La seule clarté dans toute cette noirceur.

Puis par habitude ou réflexe , je me laisserai aller. Je capitulerai encore une fois. Chair, muscles, nerfs, tendons, abandonnés à l’avidité de sa faim. Une faim si étrangère à la mienne, en apparence.

Je me laisserai dévorer.

Depuis une bonne semaine, tout s’accumule. La guerre. La mère Michèle qui a perdu son chat. L’embrayage de la Dacia qui lâche. Une mise en demeure de la Cipav. L’ongle de mon petit doigt qui casse. Et, pour couronner le tout, dans les parterres, les premières jonquilles. Cette sensation bizarre de ne pas se sentir prêt à accueillir le printemps. D’être "out".

J’ai déjà parlé de ma nausée du bleu, qui a surgi aux alentours du début de février. Voilà que désormais, j’en veux au jaune des jonquilles. Comme s’il fallait absolument que je m’accroche à une hargne, désespérément, pour enjamber les journées et les nuits blanches.

Je me sens résidu. Suif. Relique des chaleurs qui refluent. Il m’arrive d’avoir froid aux pieds, de plus en plus souvent. Moi qui n’ai jamais connu cette sensation. J’ai toujours eu les extrémités bouillantes, merde !

Impression d’être un météore en train de se refroidir. La chute de température, liée à la perte d’énergie, à la perte de vitesse, d’agilité, me glace jusqu’au centre même de mon noyau. Jusqu’à devenir aussi froid que l’environnement au sein duquel je file. Oh, le beau mariage ! Oh, la belle union ! Ce sont les retrouvailles du froid avec ce qui l’a un jour produit. De bien tristes épousailles. Sans témoin. Sans lune de miel. Sans jarretelle. Pas de petit bouquet. Pas de dragées à jeter aux chiens.

Hier, dans le grand parc qui s’étend au-delà des baies vitrées de la MJC, j’ai vu une nappe — non, une déferlante — de pâquerettes et de violettes. Elles m’ont laissé pantois. La surprise du printemps encore. Comme l’arrivée de cette bête sur le seuil de mon enfermement.

Vient-elle me délivrer ? Vient-elle m’achever ?

J’ai l’intuition très forte qu’il ne faut pas résister, cette fois. Juste fermer les yeux. Prendre une bonne respiration. Comme lorsqu’on s’enfonce dans un liquide quelconque, en apnée.

Se laisser dévorer par l’altérité. Tout simplement. Parce que ce sera, sans doute, la seule preuve tangible qu’il ait pu y avoir quelque chose, ou quelqu’un, qui ne fut pas, depuis l’origine du tout, seulement moi.

Se laisser dévorer comme on se laisse aller à genoux, dans une vraie prière.

Et voilà tout.

Pour continuer

Carnets | mars 2022

31 mars 2022

La vérité et le mensonge sont les mots que nous employons dans cette dimension. Pourtant, ces termes nous éloignent souvent de ce point particulier où il est possible de demeurer en paix, à condition de rester silencieux, de ne pas penser avec des mots. Lorsque je fais attention à l’instant présent, je réalise que ce que je perçois n’a souvent rien à voir avec les notions de vérité ou de mensonge telles qu’on me les a inculquées. Dire sa vérité doucement, en la laissant d’abord émerger en soi, constitue le commencement d’une aventure extraordinaire. Mon erreur, sans doute, fut de la proclamer trop fort, à trop de personnes qui ne souhaitaient pas l’entendre. Je saisis donc cet instant pour leur demander pardon si elles estiment encore que je les ai blessées. Depuis toujours, ce qui me guide est une aversion viscérale pour l’injustice, une aversion qui n’a nul besoin du secours du raisonnement. Au contraire, chaque tentative de rationalisation me détourne de mes intuitions premières, de ce qui me paraît juste ou injuste. Je serais bien incapable de dire d’où me vient cette sensation. Elle est présente depuis le commencement. Parfois, je dirais même qu’elle précède ma propre existence, qu’elle appartient à l’être que je suis avant que celui-ci ne se confonde avec cet avatar que je suis contraint de reconnaître comme moi-même.|couper{180}

Carnets | mars 2022

24 mars 2022

Parmi tous les personnages de cette histoire abracadabrante, il est temps d’évoquer le professeur. Et si possible sans porter préjudice à celui-ci. C’est à dire en pesant le pour et le contre comme on le fait d’ordinaire pour se faire une idée à peu près juste de quoique ce soit. Impossible donc de pénétrer dans les extrêmes. Il n’y aura ni louange ni accablement. Juste l’observation la plus objective possible des faits. A très exactement 10h52 minutes le professeur commence à s’agacer et sort précipitamment pour fumer une cigarette. Dehors il fait encore un peu frais mais il fait beau temps. Un bref coup d’œil sur l’ampélopsis squelettique du mur ouest de la cour et qui commence à se peupler de longs bourgeons, inspire au professeur un bref réconfort. Il en profite pour faire le point rapidement car il se trouve aux prises avec un os. Avec cette élève là, la magie du professeur n’opère pas. Elle ne cesse de clamer qu’elle ne sait pas où elle va, que le tableau qu’elle est en train de faire ne veut rien dire, que tout est moche et qu’elle ne sait pas si elle reviendra le mois suivant. A partir de là le professeur a le choix. Soit il rentre à nouveau dans la pièce et il dit : — Effectivement c’est mieux que tu ailles voir ailleurs car tu me gonfles le boudin prodigieusement. ou bien Il peut aussi revenir dans l’atelier en disant : — C’est super ! l’ampélopsis commence à bourgeonner c’est vraiment le démarrage du printemps. Autre possibilité encore : — Tu sais c’est tout à fait normal de se sentir perdu au début, ce n’est que ta troisième séance, accroche-toi. Et même, il pourrait s’asseoir, prendre une feuille et lui montrer comment lui, le professeur, réalise un tableau abstrait sans réfléchir. En ajoutant en guise de préface peut-être : « l’important c’est de bien préparer ses couleurs sur la palette pour ne pas se freiner ensuite ou s’interrompre lorsqu’on peint et qu’il faut en refabriquer dans l’urgence. » Eureka se dit le professeur en éteignant son mégot. Et il fait effectivement ce qu’il a décidé en dernier recours sous le regard de son élève récalcitrante. Elle a les larmes aux yeux la bichette. Puis il dit ; — à toi de jouer ! en ajoutant un petit clin d’œil bienveillant, ça ne mange pas de pain se dit le professeur. Désespoir de l’élève qui reste les yeux rivés sur le tableau du professeur. — C’est vraiment pas compliqué dit encore le professeur. Tu prends le pinceau, tu le trempes dans la peinture et tu peins sans y penser, en t’amusant à poser la couleur. — … — Quels sont les trois mots importants ici et maintenant ? se sent contraint d’ajouter encore le professeur, je vous les rappelle : Accepter Plaisir Enthousiasme. — Maintenant si vous tenez à souffrir absolument, libre à vous, mais sachez que ce n’est pas du tout nécessaire pour réaliser cet exercice. — Moi je ne peux toujours pas m’empêcher de souffrir quand je peins dit une autre élève comme pour rassurer sa voisine éplorée. — c’est parce que tu crois que souffrir te préservera de faire « n’importe quoi » , parce que tu crois que souffrir est la seule solution pour un but une destination, un accouchement… Dit le professeur. Puis il s’adresse au groupe dans son ensemble : — Ce que vous appeler une destination un but c’est du déjà vu, c’est un cliché auquel vous vous accrochez comme une moule à son rocher. Oubliez ces choses idiotes, peignez et surprenez vous.|couper{180}

Carnets | mars 2022

23 mars 2022

Détruire, construire, respiration de peintre|couper{180}