Elle est revenue. Je ne m’en rendais pas compte. Tout à fait le genre d’évidence qu’on ne saurait voir d’emblée. Cette ombre furtive qui entre dans le champ de vision et que l’attention ne parvient pas à identifier. L’attention se dresse, tendue comme un serpent prêt à mordre ou à cracher. Puis son long cou retombe mollement dans la torpeur. Cela se répète, plusieurs fois par jour, par nuit. Comme une image subliminale, imprimée, répétée.

Cette bête. Elle incarne toute l’horreur de mon enfance. La bête du Gévaudan. Toujours prête à bondir. Elle n’attend que ma lassitude. Que je me couche, que j’abdique. Pour me donner du courage je repense à Marie-Jeanne Valet quelques instants puis je vois Jeanne la Pucelle d’Orléans, étalée de tout son long sous les coups de semonce vicelards de l’abbé Cochon.

Donc, elle arrivera, comme d’habitude. Rapide comme l’éclair. La bête efroyable. Montée sur des patins à roulettes, glissant sans bruit sur le seuil de ma capitulation. Mon regard soutiendra le sien, vide contre vide. Je remarquerai encore une fois la bave qui perle de ses babines, sa longue langue rouge. Et ces dents, acérées, blanches. La seule clarté dans toute cette noirceur.

Puis par habitude ou réflexe , je me laisserai aller. Je capitulerai encore une fois. Chair, muscles, nerfs, tendons, abandonnés à l’avidité de sa faim. Une faim si étrangère à la mienne, en apparence.

Je me laisserai dévorer.

Depuis une bonne semaine, tout s’accumule. La guerre. La mère Michèle qui a perdu son chat. L’embrayage de la Dacia qui lâche. Une mise en demeure de la Cipav. L’ongle de mon petit doigt qui casse. Et, pour couronner le tout, dans les parterres, les premières jonquilles. Cette sensation bizarre de ne pas se sentir prêt à accueillir le printemps. D’être "out".

J’ai déjà parlé de ma nausée du bleu, qui a surgi aux alentours du début de février. Voilà que désormais, j’en veux au jaune des jonquilles. Comme s’il fallait absolument que je m’accroche à une hargne, désespérément, pour enjamber les journées et les nuits blanches.

Je me sens résidu. Suif. Relique des chaleurs qui refluent. Il m’arrive d’avoir froid aux pieds, de plus en plus souvent. Moi qui n’ai jamais connu cette sensation. J’ai toujours eu les extrémités bouillantes, merde !

Impression d’être un météore en train de se refroidir. La chute de température, liée à la perte d’énergie, à la perte de vitesse, d’agilité, me glace jusqu’au centre même de mon noyau. Jusqu’à devenir aussi froid que l’environnement au sein duquel je file. Oh, le beau mariage ! Oh, la belle union ! Ce sont les retrouvailles du froid avec ce qui l’a un jour produit. De bien tristes épousailles. Sans témoin. Sans lune de miel. Sans jarretelle. Pas de petit bouquet. Pas de dragées à jeter aux chiens.

Hier, dans le grand parc qui s’étend au-delà des baies vitrées de la MJC, j’ai vu une nappe — non, une déferlante — de pâquerettes et de violettes. Elles m’ont laissé pantois. La surprise du printemps encore. Comme l’arrivée de cette bête sur le seuil de mon enfermement.

Vient-elle me délivrer ? Vient-elle m’achever ?

J’ai l’intuition très forte qu’il ne faut pas résister, cette fois. Juste fermer les yeux. Prendre une bonne respiration. Comme lorsqu’on s’enfonce dans un liquide quelconque, en apnée.

Se laisser dévorer par l’altérité. Tout simplement. Parce que ce sera, sans doute, la seule preuve tangible qu’il ait pu y avoir quelque chose, ou quelqu’un, qui ne fut pas, depuis l’origine du tout, seulement moi.

Se laisser dévorer comme on se laisse aller à genoux, dans une vraie prière.

Et voilà tout.