
Lire Balzac et se rendre compte que rien, vraiment rien, n’a changé. Les personnages, les décors — vaguement repeints, vaguement usés — passent à peine inaperçus. Et fort à parier que dans cent ans, ce sera pareil. C’est peut-être comme ça que ça fonctionne. À chaque centenaire, une couche de vernis, un coup de pinceau à la va-vite, et on rejoue le drame de la pension Vauquer, le père Goriot, l’ascension et la chute de Rastignac, les illusions qu’on égare. On y croit à peine. Mais on fait semblant. On dit que tout a changé. Pincez-moi. Rien n’a bougé. Rien.
Je les observais hier. Assis, bien plantés dans le canapé, sûrs d’eux, pleins de certitudes. Et pourtant — parfois — un vacillement du regard, le blanc de l’œil qui surgit, un tressaillement de la mâchoire dans cette posture résolument cool, presque bouddhiste. Ils étaient des personnages. Nous le sommes tous. Des personnages de Balzac, évidemment. De cette comédie humaine, sans le moindre doute.
Reprenons, si tu veux bien, en mettant de côté l’hystérie. C’était le mot d’ordre tacite, le tropisme familial : éviter les sujets qui fâchent. On ne sait jamais. Des fois qu’on explose en plein vol avant la fin de l’apéro — ce serait dommage. Non, le mot d’ordre, c’est jouir. Le jouir avant tout. Voilà. Le jouir.
Je n’ai rien contre. Mais avec un peu de tenue. Pas n’importe où, pas n’importe quand. Lui, d’ailleurs, ne disait pas grand-chose. Il économisait le fond de son verre — des fois qu’il faille en ouvrir une autre. L’autre n’avait pas mis tous les beignets à la crevette dans le plat, ni les samosas. Quant aux biscuits Belin, un ou deux sachets. Pas plus. Il faut prévoir pour demain. On ne sait jamais. Chez eux, c’est comme ça.
Comme cette histoire d’arnaque. Des types qui se font passer pour des banquiers. Et là, on vous vole deux mille euros, là, maintenant, sous vos yeux. Il a essayé de se retenir. Mais c’est sorti d’un coup. — Qu’ils m’appellent, moi, je m’en fous, j’ai jamais eu deux mille euros après le cinq du mois.
Silence. Blanc. Malaise. Il regrette déjà. Il n’a pas pu s’empêcher. Elle enchaîne, vite. Mais pas directement. Elle dit : Et les petits-enfants alors, comment vont-ils ? Et parfois, l’autre glisse un œil vers la pendule. Un quart d’heure pour les petits-enfants, un autre pour les voitures électriques, encore un pour les projets de vacances… et doucement, on se dirige vers la sortie, sans rien s’être dit de fatal. Une fois de plus.
Et surtout, on fixe une nouvelle date. C’est important, les dates. Lui, ça l’ennuie, les dates. Il traîne des pieds le jour venu. Mais lui, on s’en fout. Quantité négligeable. Il faut tenir jusqu’au bout, faire bonne figure. Il a déjà assez de problèmes comme ça. D’ailleurs, coupez-lui la parole, juste pour voir. Il se renfrognera. Il s’éteindra. Faites-le, juste pour voir.
Non mais vraiment, reprenez donc de la tarte aux pommes, elle est délicieuse. Ah non, vous n’allez pas tout nous laisser. On partage ce qu’il reste. Et je vous rends votre plat propre.
Illustration : Huard, Charles (Poncey-sur-l’Ignon, 02–06–1874 - Poncey-sur-l’Ignon, 30–03–1965), dessinateur / Goriot, Vautrin et Eugène à la pension Vauquer