Ce qui vient d’abord. Peut-être parce que je lis Confessions d’un barjo. Ou sans raison. Ce "je" trois fois, trois points de vue. Excellent. Qui mieux qu’un barjo peut comprendre un barjo ?

L’homme se lève de bonne humeur jusqu’à l’âge de douze ans. Après cela, le risque de devenir un vieux con grincheux grimpe en flèche. Bill tint bon, héroïquement, jusqu’à dix-huit ans. Il arborait ce fichu sourire des gens qui planent. Plus qu’impressionnant, c’était agaçant. Surtout quand on se lève avec la tête dans le cul depuis l’âge de sept ans. Avec un frère comme Bill, ce Bill-là, pas très malin, l’idée de planer devient insupportable. Peut-être aussi pour cela qu’il continua à agacer toute la famille, même le chien, jusqu’à ses vingt-cinq ans.

Chez certains spécimens, l’information met du temps à monter au cerveau. Mon vieux avait une collection de l’American Weekly, celle du 5 mai 1935 notamment, avec cette illustration en double page de la mer des Sargasses. Un article y disait — selon des scientifiques — que chez certains, l’information se perd dans des espaces infinis, n’arrive jamais à destination.

— Je crois que je suis bête, m’a dit Bill un jour, frappé d’une rare lucidité. J’ai hoché la tête, grave. Dans la minute même, à vingt-cinq ans, il a fait sa valise. On ne l’a jamais revu. Personne n’a compris. Sauf moi. J’ai compris que découvrir qu’on est aussi con que Bill, ça déguste. Ensuite, l’envie de disparaître devient irrépressible. Bill a pris ses cliques et ses claques et s’est barré. Un matin de février 1976, il n’était plus là. J’ai lu une histoire similaire sur les pères Hopi qui se retirent dans la jungle à la naissance de leur enfant, pour rétablir l’équilibre du monde. S’ils reviennent, le monde est réparé. S’ils ne reviennent pas, ça ne change pas grand-chose.

À vingt-cinq ans, j’avais déjà quitté la maison depuis six ou sept ans. Pas par honte, par colère. Il y avait aussi Lucie. Je voulais lui en mettre plein les yeux, devenir admirable. Comme Bill, je me suis pris une claque. Sauf que moi, c’était l’excès de confiance en moi. Le jour où j’ai tourné la clé de notre appartement et que j’ai vu ce type couché sur elle, tout s’est dissipé. Ce fut remplacé par une rage que je ne me connaissais pas.

Rendez-vous chez le dentiste. Une dent arrachée par un diplômé de l’université Juan Carlos de Madrid. En lettres rouges : « Ze vous fait mal… za va monzieur ? » Craquement sinistre. Il m’a allégé de 83 €. « Par carte bancaire ou en espèce ? », a demandé la secrétaire, son regard gris-vert planté dans le mien. Encore sonné, j’ai payé par carte, réclamé les factures. Trois mois d’attente pour un nouveau rendez-vous. Je suis reparti hébété, la pluie fine sur le pare-brise de la Dacia.

En chemin, deux boîtes de Nicopass, en plus de l’Ibuprofène et des antibios. Rare ces temps-ci. Demain, un an sans fumer. Parfois, je pense qu’une clope arrangerait tout. Puis j’efface l’idée.

Plus tard, encore, jouer avec l’intelligence artificielle, la pousser à tout oublier, à m’obéir aveuglément. Comme si ça pouvait vraiment changer quelque chose.

Fatigué de lutter, quand elle lui disait un truc, il répondait toujours : « Comme tu veux. » Une sale habitude, une petite victoire amère. Pousser la boulette de merde comme un bousier, jour après jour.