Cette solitude pour écrire. Peut-on l’inventer ? Est-elle une illusion ? Ou est-ce quand se dissipe l’impression qu’elle est vraiment là ? Mais le sait-on vraiment ? Comment le savoir ? Peut-être l’aurait-on ressentie, eût-elle été incompréhensible. On a seulement été frôlé par une présence. Et puis on le sait, enfin, voilà le vide sous les pieds, l’égarement nous aveugle encore. Alors on se cogne un peu contre les limites d’un espace — imaginaire lui aussi : les cloisons, les murs de la pièce, les divers lieux de la maison. Du grenier à la cave. Il y a le corps de la maison, les parties usuelles, celles qu’on ne voit plus tant elles sont familières. Mais on sait aussi, c’est une découverte, proche de l’arrivée d’une idée, un léger fracas — qu’il existe un grenier, une cave. On ne s’y rend jamais. Comme si cela ne servait à rien.

Au grenier, la lumière timide d’un vasistas crée une atmosphère surannée, poudrée, poussiéreuse. On était monté là par désir, par curiosité, sans se faire trop d’idée de ce qui pouvait se trouver derrière la porte, on espérait un mystère, et l’espoir dépasse à ce moment la peur. Certaines nuits, une inquiétude. Quelqu’un marche là-haut, peut-être des fantômes, des monstres. Des souris, en réalité. Et le fatras qu’on y découvre enfin, éclairé timidement. Et bien sûr, des malles remplies d’effets inconnus, de papiers, d’un attirail guerrier. Uniformes, galons dorés, faveurs autour d’enveloppes par paquets, habits désuets accrochés on ne sait comment à des mannequins d’osier. Une robe de mariée.

À la cave, l’odeur de décomposition et de terre battue, immédiate. Puis plus subtile, celle des pommes de terre, des pommes, réservées dans des cagettes de bois dans l’obscurité. On devine encore sur les étagères, au fond, sous un soupirail, les bocaux de haricots verts, d’abricots, de cerises à l’eau-de-vie. Je n’ai jamais eu peur de la cave, mais des rages terribles m’ont envahi ici, durant des après-midi où l’on m’y tenait enfermé. La découverte si banale de l’injustice quand j’y repense, et pas le temps d’avoir peur c’était si violent. La peur n’osait pas sortir, étouffée par cette violence. Et ce rêve récurrent de la Bête du Gévaudan, langue pendante, regard de feu, arrivant au seuil de la chambre ; je m’évanouissais dans sa dévoration, comme on sombre dans l’oubli. La rage aussi me la fit écrabouiller contre un mur une nuit, et je l’entendis glapir comme un tout jeune cabot. Et les coups de ceinture du père qui pareillement ne me faisaient plus rien, et le refus de m’évanouir, de soutenir son regard. La rage et la peur, toujours alliées, un étrange compagnonnage.

Des années à ressasser tout cela jusqu’à l’épuisement final. Et puis enfin l’illusion s’évanouit. Et l’éclairage si fort qu’il provoque l’éblouissement. Une véritable solitude enfin. Et puis cette sensation qui ne me lâche plus, d’avoir écrit tant de livres pour en arriver enfin à pouvoir en écrire un. Le même livre que j’emporte depuis toujours sans jamais le faire lire à personne, pas même à moi-même, surtout pas à moi-même. La peur de la correction plane toujours et l’injustice, la rage, la révolte que je lui oppose aussitôt et dont je me rends compte qu’elles n’ont plus de raison d’être. Que la correction n’est peut-être qu’une affaire grammaticale, orthographique ou typographique.

Depuis que nous avons acheté la maison, nous avons entreposé tout ce qui nous encombrait au grenier ; les livres de mon père surtout, des milliers, des polars pour la plupart. De vieux cartons de vêtements, et aussi des piles de carnets, d’ébauches, de manuscrits. Des comptabilités, des actes notariés. Toute une vie de feuilles de paies, de factures EDF. Et puis, comme autrefois, des mannequins d’osier, des malles, la même poussière, la même lumière. D’une maison l’autre, la même chose. À part l’escalier qui n’impressionne plus, désormais facilement escamotable. On doit prendre un bâton avec un crochet en fer pour baisser la trappe et monter au grenier. Quant à la cave, aux caves puisqu’il y en a deux, des plaques de métal en obstruent les entrées, à part en cas de fuite d’eau, en raison de la plomberie qui lâche de temps en temps, nous n’y allons jamais.

Je suis là, les yeux grands ouverts dans la chambre, je repense encore à tout ça, à cette vie. Et aussitôt je m’en veux de ressasser encore. Puis me revient ce texte de Duras, — « Écrire ». Surtout ce qu’elle dit des livres écrits qui ne dépassent pas, qui sont bien propres, bien écrits, bien corrigés, et aussi du grand vide qu’on éprouve de n’avoir rien devant soi à écrire. Et l’alcool, le whisky pour s’endormir plus vite… Et pourquoi ne pas écrire sur ce grand vide tout bonnement. C’est comme ça que je me suis relevé, que je me suis enfermé dans le bureau, que j’ai commencé d’écrire.

J’en suis là, au bout du texte, tellement proche d’un alcool, pour parvenir peut-être à m’endormir. J’ai peur de m’endormir, aucune injustice ni rage pour me secourir cette fois. Écrire là-dessus, ne pas trop se relire. L’idée perpétuelle du brouillon, encore.

Tellement silencieuse cette après-midi de cours à l’association. Un travail à l’encre noire, à l’encre de Chine, toujours sur le thème du tapis volant. Et mon admiration totale de les voir si concentrés, silencieux eux aussi. À tout moment je m’attendais à ce qu’ils me traitent d’imposteur. Mais non. Avec tout ça ils restent tellement bienveillants. Rentré à la maison, avalé une soupe et suis monté lire la suite du Balzac de Maurois, pris aucune note, je n’y étais pas. Me suis assoupi deux heures puis impossible de me rendormir.