dav
Un homme seul nourrit parfois de sombres pensées. Cet adverbe collerait presque aux pensées qui accompagnaient autrefois les fins de semaine. Toujours fonctionnerait mieux mais serait peu crédible. A l’époque je travaillais comme archiviste dans un cabinet d’architectes près de l’appartement où nous vivions la semaine. Elle poursuivait ses études de médecine et le vendredi soir elle rejoignait ses parents en banlieue. Je restai tout à coup seul le vendredi soir et la déflagration durait jusqu’au au dimanche soir. Et, bien sur, je nourrissais de sombres pensées parce que j’étais seul et que je trouvais cela injuste, même si parfois, le dimanche, juste avant qu’elle ne revienne, je tentais de me raisonner. En fait, je crois que l’adverbe parfois glisse assez vite vers toujours ou jamais sans que je n’y prête vraiment une attention soutenue. Parfois n’est qu’un mot qu’on utilise faute de mieux pour s’attendrir tout seul, pour ne pas vouloir voir à quel point on réagit de la même façon à certains événements de notre vie.
Toutes les fins de semaine je nourrissais de sombres pensées. Je pourrais aussi bien dire que je n’avais aucune pensée digne de ce nom. Que la pulsion, la panique, la colère faisaient office de pensée.
Ce n’est pas que le travail en semaine fut difficile, ou éreintant. Mais je m’y ennuyais copieusement du lundi au vendredi comme bon nombre de personnes s’ennuient dans cette ville pour gagner leur vie. Je ne rechignais pas au travail, je n’ai jamais manqué un seul jour. Je faisais le job ainsi qu’il devait être fait selon ma propre idée. Celle qui consiste encore à trouver cet équilibre précaire entre le trop peu et le beaucoup trop.
Chaque jour, la curiosité de parvenir à trouver cet équilibre m’occupait assez bien l’esprit et j’arrivais à tenir mes cinq jours de boulot sans déprimer.
Le plus gros du travail avait été réalisé dans l’enthousiasme que m’avait procuré l’obtention d’un CDI.
J’avais retroussé mes manches, aiguisé mes méninges pour trouver une façon de mettre de l’ordre dans ces archives. C’était surtout les dossiers de sinistres que les circonstance poussaient à retrouver le cas échéant en cas de pépin. Je trouvais donc un moyen de les répertorier par chronologie, par importance, et par type de procédure, en cours ou achevées.
Le local dans lequel je passais mes journées était un sous sol aveugle éclairé par deux rangées de néons. La première semaine, j’avais dépensé une belle énergie à balayer les sols, lessiver les étagères et épousseter les dossiers. Je crois que c’était surtout pour prendre possession des lieux, pour marquer mon territoire. Peut-être aussi pour fournir une image flatteuse, une impression encourageante à mes patrons car j’avais une quinzaine de jours à l’essai.
Mais les week-end je ne pouvais m’empêcher de nourrir de sombres pensées sur la vie que je menais, sur mon avenir, sur ma relation avec elle. Je crois que c’était surtout en automne ou au printemps que ces sombres pensées affluaient.
je m’arrangeais alors pour mettre les bouchées doubles le matin afin d’être plus tranquille l’après-midi. Et c’est à ces moments là que je lisais ou plutôt que je dévorais une grande quantité de livres sur n’importe quel sujet.
Je crois que la perception de plus en plus aiguë d’être ignorant dans à peu près tous les domaines de l’existence, et particulièrement celui des femmes, m’aida à cette époque à pénétrer dans cette frénésie de lectures. Tous les philosophes que je lisais à cette époque insistaient sur la prise de conscience de ce préambule. Il faut être averti de notre propre ignorance, sans quoi rien n’est possible par la suite.
Les fins de semaine, puisque je me retrouvais seul, je consacrais une grande partie de mes journées à marcher dans la ville. La ville était une image réduite du monde qu’évoquent les contes de fées quand il s’agit pour le héros de partir de chez lui pour découvrir le vaste monde. Mais il ne se passait jamais rien de ce que les héros découvrent dans ces histoires au fur et à mesure de leurs périples. Aucun géant, aucun ogre, aucun dragon, aucune fée. Seulement des rues peuplés d’anonymes qui renforcèrent ce sentiment de plus en plus envahissant d’anonymat que je transportais en moi. Je n’étais qu’un quidam parmi des millions d’autres, une énigme que je cherchais à résoudre parce qu’une obsession de vouloir résoudre quelque chose me tenait en haleine, m’empêchait de m’écrouler ou de me dissiper complètement dans le néant, l’insignifiance.
C’est à peu près en même temps que centre Beaubourg ouvrit ses portes ses portes et proposa l’accès à une vaste bibliothèque Chaque promenade que j’effectuais dans la ville se termina depuis lors dans cette bibliothèque. C’est là que je parvenais enfin à me calmer après avoir épuiser un trop plein d’énergie en arpentant la ville. Comme on vient chercher la paix dans une église, une cathédrale, mais je n’étais pas porté sur les bondieuseries communes, je venais ici pour me livrer au hasard de la lecture.
Les heures passaient sans qu’elles ne pèsent , et, le samedi soir notamment, à l’heure de la fermeture, quand la foule se dispersait sur le parvis puis dans les ruelles adjacentes, un sentiment de solitude fameux me revenait comme un boomerang austral en plein cœur.
Et cette solitude s’accompagnait d’ un peu de colère aussi. Une colère due je crois à une sensation d’injustice profonde. Je pensais à elle qui préparait le dîner avec sa famille, qui s’apprêtait à passer à table, à discuter de tout et de rien comme le font toutes les familles du monde qu’on peut aisément imaginer. Et bien sur j’en éprouvais une infinie tristesse sans trop savoir pourquoi car personnellement l’idée de la famille, de ma propre famille n’a jamais été mon fort. Peut-être que la colère m’aidait à tromper cette tristesse, ce ne serait pas original.
Peut-être éprouvais-je aussi, à ces moments là un peu de jalousie aussi car j’idéalisais beaucoup sa famille d’autant que la mienne m’était devenue insupportable, une source de regret et de chagrin.
Enfin j’entendais soudain son pas dans le couloir derrière la porte, la clef jouant dans la serrure et durant assez longtemps mes pensées sombres s’envolaient parfois. C’est à dire pas toujours, voire jamais. Quelque chose de toxique faisait peu à peu son nid et se mis à pourrir notre vie commune durant la semaine désormais.
Ses parents l’avaient prévenue que cette histoire ne la mènerait nulle part, qu’il valaient bien mieux qu’elle choisisse un médecin, quelqu’un de bien, de solide de sérieux. Je ne sais même plus si je lui en ai voulu les jours qui suivirent ce dimanche soir où elle ne revint plus , le jour où je m’aperçus qu’elle avait déménagé toutes ses affaires de l’appartement.
Je me demande même si durant quelques jours je n’ai pas été soulagé de ne pas la voir revenir. C’était une gentille fille dans le fond et ça avait dû lui couter beaucoup d’aller à l’encontre de la volonté familiale. Des années plus tard grâce à internet j’ai vu qu’elle était mariée à un médecin, qu’elle avait eu deux enfants. Tout avait l’air de baigner.
Et peut-être que d’une certaine façon, à ma façon, j’ai un peu participé à la construction de cet apparent bonheur qu’elle affiche sur les photographies que j’ai aperçues.