À partir du moment où il décida de ne plus vouloir interagir avec le monde, le monde se rua sur lui. Ce fut immédiat. Presque violent. Lui, qui avait cru qu’en tirant un trait, un grand, un vrai, il se fondrait dans la masse indistincte de tous les anonymes, se retrouva au contraire happé par une lumière crue. Plus il tentait de disparaître, plus on le remarquait.

Il ne répondit plus aux appels. Le téléphone sonna deux fois plus souvent. Il cessa d’ouvrir ses mails. On se mit à le chercher, à insister, à frapper à sa porte. Il voulait s’effacer, mais le monde s’acharnait à le rappeler à lui, comme si une force obscure ne supportait pas qu’un individu ose lui échapper.

Ce n’était pas le monde d’autrefois, celui des silences respectueux et des absences polies. C’était un monde qui ne tolérait plus les disparitions. Un monde où chaque retrait était perçu comme une provocation. Les algorithmes, les notifications, les regards inquisiteurs des réseaux sociaux ne lui laissaient aucun répit. On voulait savoir. Où il était. Ce qu’il faisait. Pourquoi il se taisait.
Son silence, qu’il espérait comme un refuge, devint un cri.

Pourquoi ne voulait-il plus interagir ? On posa la question. Pas à lui directement, bien sûr : il avait verrouillé tous les accès. Mais les discussions commencèrent à fleurir autour de lui, sans lui. Dans des cercles d’amis, dans des bureaux, sur des écrans. Chacun y allait de sa théorie. "Un burn-out ?" "Une maladie ?" "Il se croit supérieur ?" "Il joue au martyr ?" Tous se mirent à combler son absence par des hypothèses. Plus il se taisait, plus on parlait pour lui.

Le pire, c’était peut-être ça. Le bruit. Ce bruit insupportable qui naissait de son silence.

On l’attendait à la fenêtre. On le surveillait, on guettait le moindre mouvement de rideau. Un jour, un voisin fit un pas de trop et tenta de le forcer à "revenir". "Tu sais, on s’inquiète. Tu devrais sortir, parler, te reconnecter. Ce n’est pas bon de s’isoler comme ça." Il n’écouta pas. Le voisin insista, presque vexé de ne pas obtenir de réponse. Ce fut le début d’une cascade de tentatives. Des appels à la solidarité. Des invitations bienveillantes. Puis, des injonctions.

Le monde, croyait-il, voulait juste qu’il participe. Mais il comprit peu à peu qu’il ne s’agissait pas de cela. Le monde voulait qu’il se conforme.

Un jour, il ferma les volets pour de bon. Il se débarrassa de son téléphone, de son ordinateur, de tout ce qui pouvait servir de passerelle entre lui et ce monde envahissant. Enfin, il crut toucher ce qu’il cherchait depuis le début : l’effacement.

Mais le monde, blessé de son indifférence, ne le laissa pas en paix. Il fit irruption par tous les interstices possibles. Un bruit dans l’immeuble. Une lettre oubliée dans la boîte aux lettres. Une chaîne Youtube où l’on parlait de lui. Le monde, c’était une bête qu’on ne pouvait ignorer. Une hydre dont une ou pluieurs têtes revenait la charge, toujours.

Peu à peu il cèda à la force centrifuge et centripète, il devint feuille fatiguée d’être agitée par l’immobilité des chènes.

Pire encore, il s’aperçut qu’il échangeait avec les autres. Oh, pas tout de suite, bien sûr. Cela avait commencé discrètement, insidieusement. Une photo partagée qu’il avait likée sans réfléchir. Un commentaire posté, presque machinalement. Puis, un message reçu, auquel il avait répondu, en se disant que c’était "juste une fois". Rien de grave, pensait-il. Mais à chaque interaction, il s’éloignait un peu plus de son serment initial : se retirer du monde.

C’était comme une marée. Les échanges venaient à lui, tranquilles, inoffensifs, puis grossissaient, l’engloutissaient. Et il y participait, malgré lui. Tout en lui criait de s’en éloigner, mais sa main continuait de tapoter, d’envoyer des émojis, de répondre par des phrases courtes et banales. Une fois lancé, il ne pouvait plus s’arrêter.

Au début, ce n’étaient que des "like". Des petits clics inoffensifs, presque des réflexes. Et pourtant, chaque like était une défaite. Un moment où il tendait la main vers le monde qu’il avait voulu fuir. Puis vinrent les commentaires. Des phrases anodines, des compliments creux. "Très belle photo !" "Génial, ton projet !" "Tu es incroyable !" Il se surprit à écrire des mots qu’il ne pensait même pas, pour des gens qu’il n’avait jamais vraiment regardés.

Mais ce n’était pas tout. Il découvrit avec effroi qu’il recevait aussi des commentaires dithyrambiques en retour. Des vagues d’éloges, des "Merci pour ton soutien", des "Tu es une inspiration !" Cela aurait dû le gêner, l’écœurer. Mais non. Cela flattait une part de lui qu’il aurait voulu ignorer. Une part qui cherchait encore, malgré tout, l’attention, l’approbation. Il aurait voulu dire qu’il n’avait pas besoin de cela, qu’il était au-dessus de tout ça. Mais il ne l’était pas. Il s’y noyait.

Il se persuadait qu’il restait fidèle à son objectif : s’élever au-dessus de la mêlée. Ne plus être comme les autres. Mais il lui fallait bien l’admettre : plus il voulait s’élever, plus il descendait. Chacune de ses interactions, si anodine qu’elle paraisse, le ramenait un peu plus profondément dans cette vie d’ici-bas, faite de gestes vides, de flatteries réciproques, de faux-semblants.

Il réalisa que c’était là la dure loi de la vie ici-bas : tout effort pour s’élever était un pas vers la chute. Ceux qui voulaient trop fuir le monde s’y retrouvaient prisonniers. Ceux qui méprisaient la foule en devenaient les serviteurs. Il fallait l’accepter. Le monde n’avait jamais permis à personne de s’en retirer complètement.

Alors, il cessa de lutter. Il se mit à répondre aux messages sans rechigner, à commenter les posts des autres avec une assiduité polie. Il likait tout ce qu’il voyait. Il partageait des gifs. Et bientôt, il s’aperçut qu’il en tirait même une certaine satisfaction. Peut-être qu’en fait, il ne voulait pas s’élever. Peut-être que cette idée de détachement était une illusion, un mensonge qu’il s’était raconté pour se sentir supérieur. Peut-être que c’était ça, la vie ici-bas : accepter de descendre, encore et encore... et en souriant si possible.