S’évader dans la folie, bien que toujours tentant en tant que possibilité ultime comme le suicide, ne m’a jamais paru satisfaisant. C’est se vouer trop rapidement ou trop facilement à ce que je considère comme une manipulation, une intention provenant de l’extérieur, d’un système qui divise les êtres de façon tellement binaire en forts et faibles.
Dans un tel système, le but est bien sûr la survie des forts, et tout concourt, pour qu’ils puissent continuer à se maintenir, à se sentir forts, à exhiber les désavantages et inconvénients des faibles. Mais un tel système n’est fondé que sur la folie de considérer le monde comme binaire, dualiste, et chaque partie que l’on sépare de l’autre ne sert qu’à les renforcer mutuellement. C’est cette mécanique qui crée la durée du système, jusqu’au moment où, pour une raison ou pour une autre, la fiction de cette dualité se fissure, que l’on désire y introduire de la nuance.
C’est la nuance qui est la principale cause de la décadence des civilisations. D’où la présence d’experts de tout poil pour la détecter comme danger potentiel, ou bien de décrets, d’amendements, pour intégrer au plus vite toute nuance perçue dans la Loi. Comme on écope dans une chaloupe suite à un premier naufrage. Mais une fois surgie, la nuance est difficile à arrêter : elle continue à effectuer ses ravages. Et il est possible que plus on cherche à la contenir, à la maîtriser, plus elle emporte le fruit entier vers son pourrissement. Le ver de la nuance ruine l’avenir aussitôt qu’il pénètre dans le présent. Le doute s’installe. On assiste à une profusion de nuanciers, de tons pastels, à une abondance de drapés pour masquer toute nudité.
Ensuite, il y aura bien quelques sursauts encore, quelques spasmes d’agonie, l’éventuel retour, comme une quête soudain effrénée d’un temps mythique : couleurs vives, uniformes, valeurs appelées à redevenir sûres et autres extrêmes. Mais rien n’y fera. Ce ne sera que passager. La mort d’une civilisation, comme celle de chacun d’entre nous, est inéluctable. Et ce n’est pas un refuge pour ne pas regarder cette vérité bien en face que de vouloir s’évader dans la folie ni dans la mort.
Hier, j’ai découvert le travail d’un collectif d’artistes ukrainiens, Gorsad Kiev, vénéré par l’industrie de la mode, et aussitôt un malaise m’a envahi à la vision de leur travail. Des images de gamines, de gamins d’une tristesse infinie, cernés par des godes, des sextoys, des symboles BDSM ou pire encore, satanistes : croix renversées et pentagrammes.
Que l’un des plus grands groupes de presse diffuse ces images dans de nombreux magazines où la thématique principale est la beauté, l’art, l’élégance, me stupéfie, m’écœure, me dégoûte. Enfant battu, il m’est insupportable de tomber sur ce genre de photographies, qui plus est élevées au rang d’œuvres d’art.
Évidemment, je suis persuadé qu’un discours bien huilé, évoquant esthétique et modernité, sera aussitôt placé en bouclier contre l’aversion première que ces œuvres prétendues déclenchent. Il y a déjà eu l’affaire Balenciaga, il y a déjà eu des précédents, et la mécanique est désormais rodée, servant encore une fois à établir une séparation entre ceux qui sont en mesure de goûter un soi-disant énième degré de dérision, d’horreur, comme fait esthétique, et puis les autres — dont je ne suis pas peu fier de faire partie.
N’y a-t-il pas tout à coup un lien à établir entre cette décadence des sociétés, cette affaire de nuances qui vient s’y immiscer comme ce bon vieux serpent du jardin d’Eden — appelons-le Satan et toute sa clique de satanistes —, dont le but est d’éprouver la foi de l’humanité en elle-même avant de s’intéresser à un dieu quelconque ?
Toute cette quête de l’excès, de la nouveauté, de la provocation, de l’inversion de valeurs millénaires, comment la considérer autrement que comme une évasion frénétique vers la folie, dont la source serait en même temps le désabusement, l’ennui provoqué par une trop longue fréquentation de l’abondance ?