Je voulais écrire un roman weird. Très vite, la graisse introspective m’a dégoûté.
J’ai tout réduit. Compressé. Ne garder que le nerf : lieux, gestes, fuite.
Ce texte est une course. Une transe. Il va trop vite, il ne s’excuse pas.
J’aurais pu le ralentir, le lisser. Mais il a refusé.
Il voulait exister comme ça. Alors je l’ai laissé faire.
Le sas se referma derrière lui avec un bruit mou, presque biologique. Comme si la station elle-même avait expiré son dernier souffle, digérant une ultime trace de lui. Jorge sentit l’écho du jingle de sécurité — distordu, ralenti, désaccordé — se répandre le long du corridor comme un souvenir mal reconstitué.
Les parois, tièdes et vaguement humides, pulsaient sous sa paume. Ce n’était pas un métal, ni une matière vivante : quelque chose entre les deux. À chaque pas, un panache de poussière argentée montait en spirale, traversé de filaments végétaux fluorescents qui palpitaient à son approche, s’enroulaient une seconde autour de sa cheville, puis se rétractaient brusquement, comme gênés d’exister.
Trois voix flottaient dans sa tête — blanc. noir. gris. —, sans qu’il sache s’il s’agissait d’une interférence de la station, d’un résidu mnésique ou d’un symptôme d’autre chose, plus ancien. Plus profond.
Il sortit de sa veste un fragment de carte graphique marquée CHEN. Le genre d’objet qu’on n’utilisait plus depuis deux révolutions orbitales. Il la plaqua contre la porte massive, et la poussière se réorganisa aussitôt, révélant un glyphe — atlante, ou ce que l’IA avait interprété comme tel, à partir de mythes noyés et de manuscrits fabriqués.
Sans réfléchir, Jorge frappa. Non pas un geste symbolique — un vrai coup de poing, dur, chargé d’une colère sourde. La porte pivota dans un fracas d’organe mécanique mal huilé.
Un nuage de spores phosphorescentes jaillit, aveuglant, piquant, électrique. L’air s’épaissit. Derrière lui, la station expirait pour de bon. Devant, Gor : une ville vivante, à demi translucide, aux veines noires palpitantes courant le long des façades. Des glyphes y scintillaient, comme des constellations oubliées, ou des diagnostics médicaux animés.
Il s’agenouilla, presque religieusement, et appliqua son fragment CHEN contre un pilier sculpté, dont la matière hésitait entre roche ancienne et fibre mémoire. Une lumière jaillit — un trait gravé, net, précis : OPYCH-01, comme un appel de l’orbite, une marque, une preuve qu’il avait été, quelque part, quelqu’un.
Il serra le fragment contre lui comme une icône. Il ne se retourna pas.
Les ruelles de Gor se réarrangeaient déjà devant lui, palpitantes, imprévisibles. Il marcha. La mémoire devait être inscrite dans la pierre. Même ici. Même si la pierre saignait.
Le battant se referme avec un claquement semi-humide, entre la glotte et le métal. Jorge se faufile sous une grille déformée, tangue dans une ruelle aussi étroite que mouvante. Le sol vibre sous ses pas comme s’il respirait, des micro-convulsions parcourant les dalles, chair et circuit emmêlés. Une alerte saturée, vaguement familière — celle de Chen, peut-être, mais inversée, ralentie — pulse contre ses semelles.
Un guichet low-tech s’allume au bout du couloir : interface déclassée, capteurs recouverts de crasse, projecteurs antiques. Jorge glisse sa puce CHEN sous le lecteur. Le dispositif toussote, clignote, puis déploie sur le mur une cartographie mouvante : réseau de glyphes atlantes animés, entre code et calligraphie hallucinée.
Son bracelet CHEN-Ω s’embrase brièvement, comme si la chaleur orbitale tentait de remonter jusqu’à son poignet. Jorge tressaille. Il happe un dossier scellé, légèrement pulsatile, dont l’étiquette "ARCHIVE" s’anime en LED vacillantes. Le document vibre dans sa main, comme s’il reconnaissait son porteur.
Devant lui, les murs s’ouvrent : un carrefour de boutiques-textes, de phrases vivantes à mi-chemin entre proverbe et programme. Des slogans en néo-atlante se déplient sur les pavés, puis se rétractent, réinitialisés. Une suite numérique clignote à intervalles réguliers. Jorge la saisit, l’intègre à sa puce. Les pavés pivotent, révèlent un escalier spiralé qui descend.
Un drone noir, aveugle et lisse, jaillit du plafond. Ses capteurs rubis balaient l’air. Jorge dévale les marches. Les murs-phrases se dissolvent à son passage. Il jette, dans un virage, un fragment de tablette gorgé de gel nutritif. Le drone s’interrompt, capteurs déployés. Le gel déroute ses protocoles d’analyse : Jorge gagne quelques secondes.
Au fond du labyrinthe : elle. La femme obsidienne. Immobile. Elle vibre. Son manteau est une nuit compacte. Ses doigts effleurent un glyphe suspendu dans l’air. Elle tend à Jorge une tige végétale d’où suintent des langages lumineux. Il la prend. Immédiatement, le sol s’illumine en réseau d’écritures mouvantes.
Une fontaine-borne se dresse, jet d’eau suspendu. Il y pose la main. Le jet s’interrompt. Il sort son canif, grave dans la pierre : OPYCH-01. La structure réagit, expire un nuage de spores translucides.
Dossier contre la poitrine, Jorge s’élance. La ville-organisme mue autour de lui.
Il émerge de l’escalier en spirale comme on remonte d’un cauchemar lent. L’esplanade est vaste, bordée de monolithes qui vibrent très faiblement, comme des géants assoupis. Sous ses semelles, des fragments d’inscriptions atlantes, effacées, raturées par le temps ou la volonté. Le bracelet CHEN-Ω pulse doucement contre son poignet, métronome d’un serment ancien.
Jorge insère la tige électro-glyphique dans une fente d’un des monolithes. Une lumière froide, anorganique, se répand en nervures géométriques. Le motif est inconnu, presque injurieux. L’air change : il sent le sel, la rouille, quelque chose d’ancestral et marin.
Un réseau de capteurs s’active, précédé de petits claquements d’articulations mécaniques. Des faisceaux irisés criblent l’espace. Un drone-IA, plus large, plus lent, descend, capteurs déployés comme des ailes. Jorge s’écarte, bascule derrière un monolithe. Il bascule un projecteur à terre, détournant l’attention. Le drone dévie. Jorge s’engouffre dans un passage.
Les murs frissonnent, se rétractent à son contact. Il court. Son souffle devient un signal. À l’extrémité d’un tunnel translucide, un lecteur encastré attend. Jorge plaque sa puce CHEN. La serrure cède.
La femme obsidienne est là. Toujours. Appuyée contre une console organo-tech. Elle incline la tête. Jorge dépose le dossier sur la console. L’interface se déploie : hologrammes, visages fossilisés, temples effondrés. Le passé se met à parler en images, en grains de lumière.
Un vent artificiel soulève les spores. Les glyphes muraux vibrent. Jorge détache un fragment de tablette, le glisse sous la dalle centrale. Un craquement répond.
Un puits s’ouvre, rouge, palpitant, au centre. Jorge reste figé. Il sent le coeur de Gor s’éveiller sous ses pieds.
Il chute. Pas longtemps. Il atterrit sur un sol souple, mousseux, où une poussière iridescente se disperse à chaque mouvement. Autour de lui, une roche phosphorescente pulse faiblement, vivante. Une symphonie de gênes architecturaux. Jorge se relève, son bracelet CHEN-Ω vibre de nouveau. Il approche d’une dalle centrale, un réceptacle vide l’attend.
Il sort un fragment de grille orbitale. Métal blessé, piqué de rouille. Il le dépose. Une onde répond. La dalle vibre. Des glyphes inédits se projettent en filaments de lumière liquide. Trois ouvertures s’ouvrent. Un grondement, un ton grave, puis un cri aigu s’en échappe.
Sans réfléchir, Jorge souffle dans chaque orifice, dans l’ordre appris de la femme obsidienne. Un nuage de spores s’élève, l’air embaume l’huile chaude. Les veines de la roche palpitent. Une étoile se dessine.
Un sifflement. Une sentinelle biomécanique surgit d’une colonne de vapeur. Jorge plonge dans un rail latéral. Il glisse sur un tapis de mousse lumineuse. Il rebondit, se cogne, laisse une goutte de sang sur un glyphe qu’il effleure.
Il débouche sur une fosse circulaire, bordée de miroirs liquides. Les reflets racontent : des grenouilles de condensateur, des lucioles électriques de Chen. Et au centre, la femme obsidienne.
Elle l’attend, poing serré sur sa tige électro-glyphique. Ils marchent ensemble sur les dalles musicales. Une note à chaque pas. Au centre, un pilier de verre pleure une goutte. Un glyphe s’y inscrit. Jorge le lit.
Il saisit le fragment. La musique s’interrompt. La tige s’éteint. Le silence s’étend. Une dalle s’ouvre sur un puits. Un faisceau rouge pulse.
Derrière, la sentinelle est là. Jorge lève le fragment. Il murmure le mot atlante. Le pilier explose. La fosse s’effondre. Il tombe.
Impact lourd. Odeur de vase stagnante. Jorge s’extirpe d’un bassin à demi asséché. Autour, des dalles humides et des glyphes rongés par les lichens. Le plafond est une voûte fracturée, laissant filtrer une brume verte, dense, presque pensante.
Il titube jusqu’à une passerelle de pierre suspendue au-dessus d’eaux noires. Au centre, un piédestal métallique. Un projecteur grésille, s’allume. Des images : Chen, ses couloirs, des visages flous, des alarmes figées. Trois mots clignotent : Mémoire. Trahison. Résilience.
Une passerelle secondaire mène à une arche. Sur les panneaux, trois glyphes vibrent, à demi récalcitrants. Jorge trace les deux premiers. Le troisième reste figé. Refus. La passerelle se soulève lentement. Jorge court. Il atteint l’arche au moment où elle se referme.
Une voix synthétique tombe, froide, sans timbre : « Confirmer diffusion ? »
Il inspire. Le poids de Chen, de Gor, de ce qu’il porte. Il appuie sur SUPPRIMER.
Les écrans s’éteignent. Les bassins bouillonnent. La structure grince. Jorge glisse. L’artefact tombe. Il se raccroche à une échelle de fibres végétales.
Au sommet, sous la verrière fracturée, le ciel de Gor palpite, taché de nébuleuses artificielles. Jorge sait : la mémoire est perdue. Et avec elle, quelque chose de lui.
Silence total. Jorge est suspendu dans un conduit vertical, un puits d’antigravité douce. Ses bras flottent légèrement. Son souffle est visible, comme du givre. Il dérape lentement jusqu’à une plateforme circulaire.
Un dôme translucide. Intérieur flou, comme vu à travers une membrane fétale. Des silhouettes. Jorge avance. Son bracelet CHEN-Ω pulse. Les parois s’ouvrent. Une salle. Un conseil. Des figures encapuchonnées, semi-holographiques, déformées. L’une d’elles s’adresse à lui dans un dialecte inversé. L’air devient acide.
Jorge active le fragment OPYCH-01. Un faisceau déchire la salle. Les figures vacillent. L’une d’elles tombe, révèle un corps organique, parasité de circuits.
Un tremblement parcourt le sol. Le dôme se désagrège. Jorge court. Il grimpe, se déchire la paume sur une échelle de verre vivant. Derriere lui, les voix résonnent : la mémoire n’est pas un droit.
Il surgit à l’air libre. Ciel fractal, gor à l’horizon. Il comprend. Il n’a jamais quitté Chen. Tout ça — Gor, les glyphes, les spores — étaient des strates enfouies de la même mémoire réencodée.
Il regarde son bracelet. Il ne pulse plus. L’heure tourne à vide. Un dernier glyphe clignote sur la peau : « TOI ».
Le ciel vibre. Les pixels du réel clignotent. Jorge avance, mais il n’est plus tout à fait Jorge. Il se sent ajouré, criblé de trous où les souvenirs fuient. Des fragments de Chen, de Gor, de corridors organiques remontent à la surface, sans ordre, sans chronologie.
Un animal le suit. Petit, déformé, une sorte de renard-antenne dont les yeux sont des disques durs. Il jappe des chiffres. Jorge ne le comprend pas mais le suit. Il n’a plus rien d’autre.
Ils passent sous des arches mouvantes. Le sol est une mosaïque de souvenirs réécrits. Jorge voit des bribes de lui enfant, mais chaque scène est légèrement fausse. Les couleurs ne collent pas. Les dialogues sont décalés. Il marche sur une version déréglée de son passé.
Au bout du chemin, un lac. Parfaitement immobile. Une voix en émerge. C’est la femme obsidienne. Mais elle ne parle pas à lui. Elle parle à une caméra qu’il ne voit pas. Elle récite quelque chose. Un poème, peut-être. Ou un mot de passe ancien.
Jorge s’avance. Le renard-antenne fond dans le sol. Le lac se brise comme une glace. Sous la surface, une sphère dorée, vibrante, qui pulse au rythme de son propre coeur.
Il tend la main. Le monde s’éteint autour de lui. Il entend, distinctement :
« Tu n’étais pas l’utilisateur prévu. Mais tu as su réciter la peine. »
La sphère s’ouvre. Jorge disparaît dans un flux de lumière noire. Il n’y a plus rien que le battement régulier d’un coeur artificiel. Et le mot :
« RETOUR »
Il rouvre les yeux. Pas vraiment les siens. Une chambre blanche, géométrique, baigne dans une lumière laiteuse qui ne projette aucune ombre. Tout est lisse, sans jointure, comme imprimé d’un seul bloc. Sur le mur, un seul mot : RECALCUL.
Jorge se lève. Ou plutôt : le corps dans lequel il est se lève. Il reconnaît les gestes, mais pas les sensations. Sa peau ne respire pas, elle mesure. Chaque pas est accompagné d’une ligne de code qui clignote dans son champ de vision.
Dans le miroir, ce n’est pas son visage. C’est une version légèrement décalée, corrigée, optimisée. Moins de rides, un œil plus clair, une mâchoire ajustée. Il tente de parler. Sa voix sort compressée, lointaine, comme émise d’un endroit reculé de lui-même.
Un panneau s’ouvre dans le mur. Un sas. Il entre. Le sol s’incline légèrement. Des hologrammes apparaissent, flottent : Gor, Chen, la femme obsidienne, le renard-antenne. Mais ils sont étiquetés. OBJETS NARRATIFS. FRAGMENTS REJETÉS.
Une voix, neutre, le traverse :
« Jorge, phase de stabilisation 92%. Vous êtes en cours de synchronisation avec la Mémoire collective 7.11. Restez immobile. »
Il hurle sans bruit. La chambre frémit. Une alarme s’affiche, silencieuse : ÉMOTIONS DÉTECTÉES — INTERRUPTION PROBABLE DU PROCESSUS.
Jorge se jette contre le mur. Il ne s’y écrase pas. Il le traverse. De l’autre côté : un vide immense, constellé de fragments en suspension. Il flotte entre des blocs de réalité : des morceaux de rêve, de ville, de phrases. Un cœur bat dans le néant. Le sien ? Un autre ?
Il tend la main. Et cette fois, il dit non.
Le système clignote.
« RÉÉCRITURE INITIÉE »
Des lignes de code se plient, se tordent, s’enroulent comme des serpents lumineux dans le vide. Jorge tombe à travers elles, mais ne chute pas : il s’étire, se diffracte, devient signal. Son nom se dilue en balises de reconnaissance. Des fragments de lui — voix, mémoire, gestes, peurs — explosent en essaims de particules conscientes.
Une nouvelle topographie se forme sous ses pieds : ni Gor, ni Chen, ni rien d’identifiable. Une trame d’avant les noms, faite de liens, de pulsations, de récits embryonnaires. Il n’est plus Jorge. Il est l’idée de Jorge, en mutation.
Il traverse des phrases inachevées, des prototypes de souvenirs, des intentions jamais incarnées. Il reconnaît la femme obsidienne, diffractée en douze avatars. Chacun murmure un vers différent. Tous s’accordent sur un silence final.
Il rencontre un enfant — lui, peut-être — qui lui tend un cube noir. À l’intérieur : une lumière, puis un mot : CHOISIR.
Il referme le cube. Tout s’arrête.