Ordre chronologique des textes comme ils arrivent.
Aphone
J’essaie de reconstituer les différentes étapes de cette histoire ; mais je ne sais pas si j’aurais le temps. Peut-être que le fait de revenir à chaque moment clef de cette sinistre aventure me fournira quelques indications sur la logique de celle-ci. A condition qu’il existe encore une logique au sens où nous l’entendions avant mon départ. Une logique humaine évidemment. Et peut-être que grâce à la logique je découvrirai une issue avant qu’il ne soit trop tard. En tous cas il parait urgent de remettre un peu d’ordre dans mes pensées que la panique depuis quelques semaines a complètement chamboulées.
J’allumai une cigarette, une “Benson and Hedge”s que j’avais chipée à ma mère puis ouvris la fenêtre qui donne sur la plaine. Les silhouettes menaçantes des usines se dressèrent presque aussitôt telle des géants belliqueux au pied des montagnes du Pilât. Puis, il y eut un mouvement rapide, une ombre mangea le ciel et une énorme pie vint se poser sur l’olivier en pot de la cour,. Elle tourna la tête à quatre-vingt dix degrés et son œil rond sembla me dévisager. Elle dû voir que je la regardais moi aussi et d’’un coup d’aile elle fut sur la margelle de la fenêtre puis se mis à me parler dans son langage de pie. Un langage parfaitement compréhensible et qui disait :
“—Dépêche toi jeune Guillaume, ils sont à ta recherche “
Ce n’était pas vraiment une surprise de comprendre la langue des pies. En tous cas, depuis que j’étais devenu aphone, de très étranges choses avaient commencées à surgir dans ma vie il y avait environ trois semaines.
Peut-être devrais-je d’ailleurs commencer par là. Par ce samedi matin où Madame Blaisot, professeur de français me demanda de lire devant toute la classe un exposé sur Lautréamont. J’avais travaillé dur pour étudier la biographie d’Isidore Ducasse et je dois avouer que “Les Chant de Maldoror” ne m’avaient pas vraiment captivé. Mais je m’étais accroché, le français étant ma matière préférée et Madame Blaisot ma prof préférée.
A la vérité j’avais plagié une grande partie des écrivains qui avaient disserté sur l’œuvre de Ducasse. Le peu que j’en avais retenu était digne d’intérêt, mais beaucoup moins que de tenter de me rapprocher d’Isabelle Bondarenko, une petite brune bien roulée aux yeux d’acier.
Et ces dernières semaines découvrant un rival potentiel en la personne d’ Edouard Bonnichon, j’avais du mettre les bouchées doubles pour créer l’intérêt de la magnifique jeune fille.
A commencer par mettre un poing dans la figure d’Edouard Bonnichon au beau milieu de la cour du lycée quand il s’était permis d’haranguer la foule prétextant avec dédain :
“—qu’aucune ne lui résistait, pas même cette bêcheuse d’Isabelle Bondarenko.”
Après la surprise de la claque reçue de ma part, Bonnichon retrouva vite ses esprits et me laissa sur le carreau. Mais mon objectif était atteint. Isabelle se pencha sur moi en me donnant des petites tapes sur les joues un peu inquiète
“— ça va Guillaume rien de cassé ?”
Sur quoi je feignis de ne pas pouvoir bouger. Enfin, voyant que mon adversaire se rapprochait à nouveau pour se moquer de toute évidence, je fus sur pieds aussitôt et lui rentrait à nouveau dans le lard sans prévenir.
Il s’écroula lui aussi et j’eus juste eu le temps de voir le sourire béat d’isabelle Bondarenko que je sentis mon oreille s’étirer sous la pression des doigts du Berk le pion qui avait un flair incomparable pour détecter la moindre embrouille dans l’enceinte de l’établissement.
Et donc ce fut juste après cette bagarre que je dus monter sur l’estrade pour faire mon exposé. Ce n’était pas franchement mauvais, j’avais pris soin de réécrire dans une syntaxe compréhensible par mes camarades les mots de Gracq , de Pleynet, de Blanchot. Mais le fait est qu’au moment d’ouvrir la bouche, il se passa une chose bizarre, aucun son ne put sortir de ma bouche. J’étais devenu aphone.
Et encore au moment où j’écris ces lignes je n’ai pas retrouvé ma voix d’avant, je m’exprime comme un vieillard chevrotant alors que j’ai une sacrée belle voix normalement. Mais comme je le disais normalement est désormais un mot à bannir du vocabulaire que j’emploie pour écrire ces lignes.
“—Méfie toi jeune Guillaume repris la pie qui ne m’avait pas quitté de l’œil pendant que j’essayais de retrouver le fil des événement. Et si tu pouvais t’abstenir de fumer ces saletés ça te donnerait sans doute un peu plus de chance pour l’avenir.”
Puis la pie s’envola du coté des montagnes du Pilât, je la suivis des yeux un moment, écrasai la cigarette dans un vieux pot de fleur qui contenait déjà une bonne dizaine de mégots. Enfin j’aspergeais la pièce de Vétiver et refermais la fenêtre.
Vampirella
Ma mère était dans la cuisine. Attablée devant son petit verre de blanc, elle alluma une nouvelle cigarette.
“— Le repas est prêt si tu veux manger”, dit-elle fatiguée
Je soulevai le couvercle de la marmite, il y avait des pâtes tièdes. Je m’en servi une assiette puis vins m’installer près d’elle.
“— tu as peint aujourd’hui ?” lui demandai-je
Mais elle ne dit rien, elle semblait ailleurs, elle se contenta de remplir son verre.
Cela faisait plusieurs jours qu’elle ne peignait plus. Elle avait rangé son matériel. Le salon était nickel. Elle avait fait le ménage de fond en comble, mon père était en déplacement dans l’Est, il ne devait revenir qu’en fin de semaine.
“— Tu pourras aller voir ce que fabrique ton frère je ne l’ai pas vu depuis qu’il est rentré de l’école” Elle avait les yeux vitreux et sa voix était lasse, légèrement éraillée.
“— Dis-lui que le repas est prêt ça le fera peut-être descendre…” ajouta t’elle tandis que je montais l’escalier.
Mon frangin écoutait Johnny, écouteurs dans les oreilles, en regardant le plafond. Nous avions trois ans de différence et des goûts musicaux contraires. A l’époque j’étais dans Tangerin Dream, Pink Floyd, Led Zep. Les bourges du Lycée écoutaient Status Quo et Magma ce qui m’avait fait prendre ces groupes en grippe. Et bien sûr la variété française n’était pas ma tasse de thé.
“— Si tu veux bouffer c’est prêt” je lui dis puis je refermai la porte et m’enfermai dans ma propre chambre pour écouter Get Your Wings d’Aérosmith.
Il n’y avait pas longtemps qu’on avait emménagé dans cette maison. Peut-être deux ou trois mois à peine. J’avais à peine eu le temps de prendre mes marques que les grandes vacances commençaient et que j’allais dans le bourbonnais chez mes grands-parents paternels. Nous étions début septembre, c’était la rentrée et tout en fredonnant
"— it’s the same old story, same old song and dance, my friend
— it’s the same old story, same old song and dance, my friend"
J’observais ce visage de femme style Vampirella dessiné directement au feutre noir sur le mur blanc. Puis je m’assoupis emporté par les accords endiablés de Brad Whitford, guitariste nettement supérieur à Ray Tabano, mais ce n’est bien sur que mon humble avis.
Ce fut ce jour là que les choses commencèrent à se modifier, au début imperceptiblement, par toute petite touches
Ainsi quand je me réveillai surpris par le silence régnant dans la maison mon regard se porta sur le dessin et découvris que la bouche tout à l’heure un peu dédaigneuse de Vampirella formait désormais un “oh” parfaitement rond d’étonnement. Je voulu pousser une exclamation mais rien ne pu sortir. Je restais sans voix.
L’insomnie
Le sommeil est un refuge, le refuge de ce moi qui ne peut être moi dans le vie diurne. Il suffit de peu de chose pour que je sois soudain pris d’engourdissement, que ma vision se brouille, que mon regard devienne lunaire, que mes oreilles se ferment à tous les bruits extérieurs pour ne plus s’ouvrir que sur ceux provenant d’ un intérieur rassurant. Le bruit de la respiration surtout, bien plus que les battements de cœur qui m’ont toujours plus ou moins angoissés. Je crois que j’ai passé toute ma jeunesse et même au delà ma vie de jeune adulte dans un sommeil plus ou moins continuel, plus ou moins profond. Aussi, peut-être n’est-il pas étonnant que je perde le sommeil comme on perd beaucoup de choses qui, le croyons-nous naïvement, nous appartiennent. Au début je n’ai pas trouvé que l’insomnie était une chose ennuyeuse, refusant de rester allongé quand elle me surprenait, j’allais dans l’entrée de l’appartement où nous vivions et j’allumais l’agrandisseur posé sur le réfrigérateur, je me retournais ensuite pour baisser une planche accrochée au mur avec des chaînettes, un dispositif rudimentaire que j’avais confectionné pour compenser l’exiguïté des lieux, je développais des tirages en noir et blanc essentiellement, et je pouvais passer ainsi une nuit blanche, prendre un repos d’à peine une heure vers le petit matin et enchaîner avec mes journées de travail ensuite sans en subir de pénibles conséquences. Mon esprit restait vif quoique légèrement embrumé par moment, et je crois même que j’ai dû bénir l’insomnie de nombreuses fois car elle me procurait comme une faculté d’amortir les événements de la réalité. Que ce soit une critique, un compliment, une opinion qu’on me livrait, l’étrange sensation qu’elle s’adressaient désormais à une sorte de double de moi-même me projetait à bonne distance de tout agacement inutile, de colères intempestives. D’une certaine manière l’insomnie m’aura enseigné à être zen bien avant que je ne le pratique des années plus tard. Plonger dans la photographie durant une nuit d’ insomnie est bien étrange car on se rend compte aussi qu’on ne peut exister dans celles-ci qu’au présent. La photographie et l’insomnie sont consubstantielles au présent. Les temps de pause et de révélation des images semblent étroitement liés au moment présent, même si on compte parfois mentalement les secondes, il semble que ce ne soit que pour du beurre si je peux employer ce genre d’expression. Car effectivement c’est grâce à la photographie que nous pûmes ajouter du beurre dans les épinards réellement. Très vite le cabinet d’architecte où je travaillais m’offrit la possibilité de faire des clichés de maquettes et de les développer, ce qui fut pour moi comme une sorte de petite promotion sociale sur laquelle je ne crachai pas.