C’est venu comme ça, sans vraiment qu’il y fasse attention. Harold est peintre et depuis des années il peint des visages, des paysages, des pots de toutes sortes. Ça marche assez bien, et il arrive à les faire vivre, son épouse et lui, avec des ventes de tableaux régulières.
Au bout de quelques années, il est parvenu à se constituer une clientèle fidèle à qui il envoie des emails pour proposer chaque fois une nouvelle toile, une nouvelle collection. Mais depuis quelques mois, il se lasse de cette routine sans savoir pourquoi. Dans quelques jours, il va avoir 50 ans et, lorsqu’il regarde en arrière, il ne voit que cette longue cohorte de peintures qui, au bout du compte, tient plus de l’ordre de la déco que de la vraie peinture. Cette vraie peinture qui l’obsédait dans sa jeunesse quand il se trouvait face à une toile de Rothko ou de Pollock, et qu’il avait laissée tomber parce que ça n’intéressait que peu de personnes. Il ne gagnait pas sa vie avec ce qu’il appelait la vraie peinture.
Et puis le printemps est arrivé, et quelque chose dans l’air, comme une profonde nostalgie, s’est soudain emparé de lui. Il a commencé, sur un bout de table, à réaliser de tout petits tableaux à l’aquarelle sur papier. Des choses sans réfléchir, bordéliques, avec quelques rehauts à l’encre de Chine. C’est comme ça qu’il est entré doucement, sans s’en apercevoir vraiment, en résistance contre une chose assez vague qu’il ne supporte plus.
Au bout de quelques jours, il a accumulé une trentaine de petits formats qu’il a étalés sur la grande table de son atelier. Il éprouve une affection particulière pour ces ébauches — il ne peut pas appeler ça autrement. En même temps, il a l’impression de retrouver ses 20 ans, et ça lui fait un drôle d’effet. Comme si le fait de s’être lâché avait eu le pouvoir d’abolir toutes ces années d’application, et surtout ce personnage de peintre qui ne lui convient pas, il s’en rend compte. Ce gars-là, ce n’est pas moi, se dit-il. Je suis rentré dans sa peau un beau jour, mais ce n’est pas moi. Pas possible.
C’est comme cela qu’un jour Harold est entré en résistance, sur le tard. Est-ce à cause du printemps, de l’âge, de la fatigue, d’une nostalgie de sa jeunesse ? Il ne le sait pas vraiment. Peut-être un mélange de tout cela.
Ce qu’il sait, en revanche, c’est qu’il se sent terriblement bien à peindre des choses qui ne représentent rien de spécial. Il a juste l’impression d’avoir retrouvé un amour de jeunesse perdu depuis des années. Tant pis si ça ne se vend pas, se dit-il. C’est juste ce que j’ai envie de faire désormais, pour retrouver ma vie. Et cela vaut bien tout l’or du monde.
Ils habitent une maison de ville, Jane et lui, située dans une petite rue à sens unique. C’est un coin tranquille, il n’y a pas à se plaindre. Le seul souci, c’est lorsque il pleut et que les véhicules passent à vive allure devant chez eux. À ce moment-là, c’est régulier : l’eau projetée par les voitures et les camions s’infiltre sous leur porte d’entrée et inonde l’entrée. Cela fait plusieurs fois qu’ils ont appelé la voirie. Des travaux timides ont été effectués, mais le problème d’inondation régulière subsiste. Il y a un an de ça, Harold avait décroché son téléphone pour appeler le fameux service, et il était resté poli, comme toujours. Jane bouillait littéralement à côté de lui pendant le coup de fil.
-- Tu es vraiment trop gentil, lui avait-elle jeté. Tu veux que je te ressorte la feuille d’impôts pour te montrer tout ce que nous payons chaque année ?
Et c’est vrai qu’ils payaient une vraie fortune chaque année pour le foncier. Le village où ils vivent avait traversé des périodes florissantes il y a bien des années, du temps où les usines du coin tournaient à bonne allure. Mais ce n’était plus le cas. Il suffisait seulement d’être propriétaire dans le coin pour se faire copieusement étriller. Justement, il commence à pleuvoir à nouveau. La météo l’avait prévu : il va tomber en vingt-quatre heures autant d’eau que durant un mois normal.
Quand l’eau a commencé à s’infiltrer sous leur porte d’entrée, ce coup-là, Harold a tout de suite pris son téléphone pour appeler la voirie. Et il s’est mis à se foutre en boule copieusement dès que l’opératrice a décroché. Ça lui faisait un bien fou, exactement comme ne plus peindre ses pots et ses paysages à la con.
-- Et puisque c’est ainsi, acheva-t-il au summum de la rage — qu’il était toujours étonné de constater en lui ce faisant — il déclara : Vous pouvez aller vous faire foutre pour vos impôts fonciers, je n’en paierai pas un seul cent cette année. Et si vous devez me foutre en taule, faites-le !
Puis il raccrocha. Quelques heures après, il faisait beau temps à nouveau et il se mit à siffloter en prenant une grande toile qu’il accrocha au mur, en lançant sur elle des seaux de peinture. Harold se dit qu’il était en résistance, définitivement, contre quelque chose d’important. Même si, là tout de suite, il ne savait pas ce que c’était. Ce n’était pas grave. L’énergie que cette résistance lui offrait valait bien toutes les explications du monde.