Autofiction et Introspection
Habiter n’est pas impossible, mais c’est un vrai problème pour le narrateur. Il occupe des lieux sans jamais vraiment y entrer. Maison, atelier, villes traversées : ils existent, mais restent comme à distance. Il imagine que peindre ou écrire l’aidera à habiter autrement, à investir un espace intérieur qui compenserait l’absence d’ancrage. Mais cela demeure du côté du fantasme. Le réel, lui, continue de glisser, indifférent.
C’est de ce décalage que naissent ces fragments. Écrire pour traverser l’évidence, pour examiner ce qui ne s’examine pas. Écrire comme tentative d’habiter, sans garantie d’y parvenir.
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Carnets | octobre 2023
03 octobre 2023
Figure. Faire bonne — se casser la — si tu te — qu’ça va qu’ça. Au sens propre comme au figuré. Il n’avait pas de face. Elle, pas de façade. On se dit, se tait, se devine — tellement de choses …Toi, tu t’accroches à l’idée que ça se passe comme ça. Pas autrement. Et puis tout s’achève. Toujours. Par une mine de dix pieds de large. Bien creusée. Bien noire. * (Travail d’élève, fusain sur papier. Le trait hésite. La ligne tremble. On n’efface pas ce qu’on n’a pas dit.) sous-conversation — Figure… quoi ? Ça commence mais… tu sais pas… — Justement. Tu crois que ça tient ? — Faire bonne figure ? Ou casser la tienne ? — Il n’avait pas de face. C’est pas une image. — Non. C’est ça. Juste ça. — Et elle ? Façade effondrée. — Le langage s’écroule. — C’est des formules mortes. On les connaît trop. On les répète. On les oublie. — Et à la fin ? C’est une mine. — Une vraie. Ou juste… la gueule qu’on tire. — Et le fusain ? Il dit tout ça ? — Il l’efface en même temps qu’il l’écrit. note de travail Je lis ce fragment comme un exercice sur le bord de l’effondrement linguistique. L’élève — car il s’agit peut-être d’un sujet en formation, en « travail d’élève » — explore ici non pas tant le silence, que **la disparition du dicible**. Les expressions figées sont volontairement brisées, suspendues. C’est une tentative de reprendre possession d’un langage trop usé. Les formules ne sont plus des protections, elles sont des pièges. « Il n’avait pas de face, elle pas de… » — il y a là une **disparition des identités par l’énonciation même**, comme si parler, c’était se dérober. L’ellipse agit ici comme un symptôme : le mot manque, parce qu’il est trop chargé, trop risqué, ou déjà trop entendu. Le mot « mine », enfin, est à double fond : **explosif, creusé, facial**. Tout s’achève là — sur ce terrain instable, noirci de fusain, où les visages sont absents, où les phrases bégaient. Il ne s’agit pas d’un mutisme, mais d’un langage **creusé jusqu’à l’os**. Une écriture minière, vraiment.|couper{180}
Carnets | octobre 2023
03 octobre 2023
Et de nos plaintes comme du vent dans les arbres — bruissement sans fin, bruit de fond de fin de temps, un barrage de silence s’érige, s’oppose. Ponctué parfois d’un pépiement d’oiseau, d’une sonnette de vélo, d’un métro qui passe kif kif bourricot. Je ne suis pas d’accord pour être triste aujourd’hui. Pas encore une fois. Pas encore être jeté à bas, humilié, réduit à rien. Je ne suis pas d’accord. Mais eux, ils sont les plus forts. Ils ont la loi pour eux, vous savez. Et nous ? Juste nos yeux pour pleurer. Et la vie reprend comme si de rien. Exactement. Juste là, au beau milieu, une arête en gorge, une rouelle de rat blanc dans la cervelle. On maugrée au gré du vent mauvais. Les révolutions ? Sang et cendres. Finissent vinaigre en salade. Les révoltes refroidissent comme des bols de soupe oubliés devant la télé. Elle disait qu’elle n’en avait pas pour son espoir, son argent. Elle le disait souvent. Qu’elle regrettait. Et lui ? Il regardait de biais. Il ne savait plus que faire. Alors il se tut. Serrant les dents jusqu’à ce qu’elles éclatent en silence, comme des vitres intérieures. Il ravala. Encore. Ce qui est beau l’est depuis si longtemps qu’on n’y voit plus rien. Et le laid aussi. Alors ce beau-là — ce beau ancré — est devenu laid. Do ré mi mi ré do. sous-conversation — On n’a plus envie, tu comprends ? — De plier. — Encore une fois ? — Oui, encore. Toujours. — Ils sont plus forts. Ils ont la loi. — Et nous ? — Rien. — Si. Le bruit. — Le vent. Les arbres. La gorge. — Mais ça suffit pas. — C’est ça le pire : que ça ne suffise pas. — Et pourtant, on revient. On réécrit. On maugrée. — Un râle, une note. Une arête. — Do. Ré. Mi. — La musique du trop-plein. — Celle qu’on ravale. note de travail Un texte-nerf. Un texte-épiderme. Le sujet n’écrit pas ici pour dire, mais pour défaire ce qui le serre, ce qui l’étouffe. Il y a une colère, oui, mais ce n’est pas une explosion : c’est un repli. Une rétention. Le corps implose sous la répétition du mépris. La formule est brutale mais exacte : « ils ont la loi pour eux ». Le sentiment d’injustice est ancré, ancien. Il traverse les générations (la femme qui regrette), les sexes (lui, silencieux), et s’incarne dans la bouche : dents serrées, ravale tout. C’est un poème politique, mais sans drapeau. Un texte de combat intérieur, pas de slogan. Le « do ré mi » qui clôt n’est pas innocent : c’est une **notation du dérisoire**, ou une **gamme de l’infantile**, un retour à la base, après l’implosion. Il n’y a pas de solution dans ce texte. Mais il y a un refus. Un refus lucide, articulé, profondément vivant. Et ce refus, c’est déjà un souffle.|couper{180}
Carnets | octobre 2023
03 octobre 2023
Je ne jetterai plus l’eau des pois chiches. Elle a un nom : Aquafaba. Un mot d’écume, de lagune légère. On dirait une nymphe douce, une cousine lointaine de l’Aurore ou de la Brume. Cette eau, pourtant grise, presque triste, monte en neige. Elle se transforme. Elle devient mousse, souffle, nuage. Avec elle, on peut faire des meringues, des crèmes, des desserts — sans œufs. C’est magique, presque drôle. Presque politique. On peut la faire réduire, oui. La faire épaissir. La rendre plus dense. Comme une promesse plus facile à tenir. Les haricots, les lentilles, les rouges, les blancs — eux aussi murmurent une Aquafaba. Chacun sa variation, son grain, sa note. Et pendant ce temps, les poules s’agitent à peine. Épargnées. Reconnues. Peut-être même contentes, va savoir. sous-conversation — C’est… joli, non ? Aquafaba… ça sonne bien. — On dirait un nom de parfum. — Tu t’émeus pour de l’eau de conserve… sérieusement ? — Ce n’est pas ça, c’est… l’idée. L’idée de transformer. — D’épargner ? Ah, les œufs, les poules… — Un peu de bonté, en cuisine. — Tu te donnes bonne conscience ? — Non. Enfin si. Mais pas que. — Tu veux juste garder cette sensation étrange : avoir trouvé quelque chose de doux, de simple, de juste. — Même dans un bocal. note de travail Texte apporté spontanément. L’énoncé paraît modeste : une eau récupérée, un nom exotique, un tour de main. Mais derrière cette anecdote culinaire, quelque chose se joue. Il s’agit d’un geste d’économie, mais aussi de réhabilitation. Ce qui était destiné au rebut est nommé, sauvé, transformé. « Aquafaba » devient une figure presque maternelle, nourricière, transformatrice. Une sorte de réparation poétique. Le sujet montre une attention nouvelle aux détails, aux résidus, aux marges. Peut-être est-ce là une tentative de recoller les morceaux, de soigner une culpabilité sourde – celle d’avoir trop jeté, trop consommé, trop oublié. Et la dernière phrase, faussement naïve – « Ce sont les poules qui vont être drôlement contentes » – fonctionne comme un trait d’humour protecteur. Elle dissimule l’émotion derrière un sourire. Un transfert du soin. Une manière de dire : j’essaie. Je fais ce que je peux. Même à travers un flan végétal.|couper{180}
Carnets | octobre 2023
1er octobre-2
Aujourd’hui, nous avons écrit un texte. Ensemble. En nous glissant dans ce « nous » qui n’est ni tout à fait toi, ni tout à fait moi. Nous en sommes ressortis hébétés, émus, haletants. Comme après l’amour, oui — ce mélange d’extase et d’étrange solitude. Heureux. Et un peu tristes. Car nous savons que cela ne durera pas. Que ce moment de fusion, ce chœur, s’efface dès qu’on le nomme. Autrefois, le chœur tragique n’était pas là pour décorer. Il portait la plainte du monde, il liait les vivants aux morts. Aujourd’hui encore, nous l’entendons — sourdement — chaque fois que le « je » se dissout dans le « nous ». sous-conversation — C’était bon, non ? Trop bon peut-être… un peu suspect. — Et cette joie bizarre, cette fatigue… pourquoi maintenant ? — On a dit « nous », mais est-ce qu’on sait encore ce que c’est ? — Ils étaient plusieurs… oui, mais qui parlait ? — Le chœur… tu as vu, tu l’as glissé là, comme si de rien… — Une blague ? Une vérité ? — Tu veux être tragique, c’est ça ? Mais juste un peu. Ironique, pas pathétique. — Et si ce « nous » revenait demain ? Est-ce qu’on oserait encore ? note de travail Aujourd’hui, ils ont écrit. Ensemble. Ou plutôt, ils ont tenté d’habiter ce « nous » collectif, cette fiction communautaire fragile. À la lecture, je perçois un soulagement euphorique, suivi d’un creux. Une post-coïtale mélancolie. Ce n’est pas l’acte qui les trouble, mais ce qu’il révèle : leur capacité — ou incapacité — à se fondre sans se perdre. Et ce chœur évoqué… c’est lui le vrai patient, peut-être. L’archaïque voix partagée, qu’on relègue au passé en affectant d’en rire : « pas là pour des prunes ». Formule défensive, tentative de distanciation. Comme pour dire : nous savons, mais n’y croyons plus. Je me demande si ce texte ne signe pas un retour du désir de voix commune, de fusion maîtrisée. Une tentative d’écriture chorale comme contre-feu à l’isolement du « je ». L’après-amour du texte est aussi l’avant-solitude du lendemain. C’est un progrès, à sa manière. Une mise en scène de l’ambivalence nécessaire.|couper{180}
Carnets | octobre 2023
1er octobre 2023
Qu’est-ce que je sais de la distance, sinon qu’elle cisaille l’espace et le temps comme une lame invisible, séparant pour mieux relier, déchirant parfois l’unité fragile d’un être entre l’ici et le là-bas. Je sais qu’elle est une fiction – nécessaire, imposée. Comme le nombre qu’on calcule sans comprendre. Je sais qu’elle s’approche parfois, travestie en joie ou en douleur, puis s’éloigne dans le brouillard, laissant derrière elle une promesse vague, une éclaircie ou son simulacre. Les clairières, dit-on, nous éclairent ; mais c’est qu’on oublie les arbres tombés pour qu’elles apparaissent. Tant qu’on regarde la ligne d’arrivée, la distance reste impénétrable. C’est dans la marche, non dans le but, qu’elle se laisse entrevoir – ou jamais. Microscopiques ou infinies, elles se valent. Il arrive qu’un centimètre, un souffle, soit infranchissable – le tremblement d’un corps vers un autre, l’empathie hésitante comme une reine de Saba sur le seuil d’un royaume. Et puis, l’oubli. Celui des longues traversées – mille déserts de silence entre le Yémen et Jérusalem. Le regard de Salomon s’échappe, se perd. Balkis papillonne, paupière close sur un œil d’ombre. Un juste regarde, vacille, s’abandonne aux pollens, à l’ivresse du presque-contact. Enfin. Mais à mesure qu’on s’approche, l’horizon recule – comme s’il fuyait d’être vu. Une ville-tentacule recrée sans cesse les distances. Avenues, impasses, silhouettes fantomatiques à contre-jour. Plus de visages, plus de noms. Juste l’éloignement. Depuis la Renaissance, on nous a appris à voir en perspective. À hiérarchiser les plans. À obéir aux profondeurs imposées. Ainsi le pouvoir se dessine : du pape à l’émir, du baron au caïd. Toujours en haut, toujours loin. Mais moi ? Moi, je ne sais rien de la distance, sauf ce que j’en ressens – l’éloignement vécu, le vide entre les êtres, les choses, l’univers. Tout ce qu’on m’en a dit ne m’a servi qu’à vouloir l’abolir. Par orgueil, par désespoir, par désir d’un amour sans bornes. Un amour qui s’échappe, glisse même entre les lèvres ignorantes. Et ressort nu, pauvre, abîmé par le mensonge du savoir. La distance, outil du pouvoir. Calculée, entretenue. On prétend qu’il y a un point A et un point B. Mais non. Il n’y a qu’un point, nié, dissimulé à lui-même. Les miniatures persanes le savent. Sans ombres, sans fuite. Tout est là, sans profondeur. Présent. Irréductible. Et pourtant, ce peuple d’images plates ploie sous le joug. Une tyrannie qui nous renvoie, comme dans un miroir trop net, à nos propres mascarades démocratiques. Nous rions des monstres lointains. Pour ne pas voir ceux qui nous gouvernent. Dictature : ce mot grossier, ce masque utile. Souviens-t’en. À tout prix. sous-conversation — …Mais cette distance, là… elle… elle est là, non ? Ou c’est moi ? Est-ce que je m’invente ce mur… ? — Tu dis « elle sépare », mais c’est peut-être toi. Toi qui… retires, retires sans fin. — Ce n’est pas… ce n’est pas un savoir. Non. C’est un sentiment. Une… une arrête dans la gorge. — Et ce désir d’abolir… ? N’est-ce pas déjà une fuite ? — Miniatures persanes… tu préfères ce qui n’a pas d’ombre. Ce qui ne menace pas… ce qui… ce qui ne te dépasse pas. — Regarde-les, ces tyrans. Tu les dresses en caricatures, mais… qui ris-tu, vraiment ? — Est-ce que tu veux encore toucher ? Est-ce que tu crois encore que l’empathie… que l’amour… ? — Reine de Saba… ha. Reine de nulle part, surtout. — Et pourtant, tu continues d’écrire. Tu continues de frôler. Note de travail , 11h47. Sujet silencieux, regard oblique, propose un texte à lire en guise de parole. Je le lis donc. C’est un texte sur la distance – ou plutôt sur l’impossibilité de s’en accommoder. Une tentative d'épuisement du concept, comme si le fait de le nommer, de le décliner, pouvait en annuler la morsure. Cela me frappe : il ne s’agit pas ici de comprendre la distance, mais de la dissoudre. Beaucoup de figures bibliques : Salomon, Balkis, Jérusalem… Des allusions aux miniatures persanes, aux perspectives abolies. Un imaginaire sans profondeur, sans fuite. Une tentative, peut-être, de reconquérir le plan, le plat, l’immédiat. Le sujet ne supporte pas l’éloignement : il le vit comme un mensonge, une trahison, une stratégie du pouvoir. Il y a un trauma diffus : le sentiment que toute tentative de lien est sabotée par le monde lui-même. Un fantasme d’unité originelle, d’un contact sans distance – infantile, peut-être. J’observe l’insistance sur « ce qui glisse entre les lèvres de l’ignorance » : métaphore troublante. Quelque chose veut parler, sortir, mais se perd dans la formulation. La vérité ne parvient pas à naître, ou naît déjà faussée. Le sujet souffre d’une forme de connaissance empoisonnée. Diagnostic ? Une névrose à tendance mélancolique, peut-être, mais surtout une poétique du désajustement : la réalité est toujours trop lointaine, ou trop proche. Il faudra creuser. Lentement. Respecter l’écart.|couper{180}
Carnets | septembre 2023
Écrire, un Jeu de Reflets : Entre Dissociation et Présence
Écrire est une lutte intérieure, un dialogue entre les parts multiples de soi-même. C’est une exploration de l’ombre et de la lumière, un jeu de reflets où chaque mot trahit un peu plus la complexité de l’existence. Ce texte nous emmène dans une introspection sur l’acte même d’écrire, le mensonge du quotidien et l’impossible quête de la vérité.|couper{180}
Carnets | septembre 2023
Les Voix et les Mues : Entre Écoute et Positionnement
À partir de la lecture de Quignard, ce fragment s'aventure dans une exploration personnelle du malaise face aux voix aigües, la quête d'une identité artistique et la complexité du positionnement en art. C’est une plongée dans les méandres de la pensée et de la création, où se mêlent fatigue, introspection et une forme de rébellion contre les attentes du monde.|couper{180}
Carnets | septembre 2023
Le Temps, le Profit et l’Énergie du Vide
Face au temps qui file ou s'étire, le narrateur se débat avec l'envie de tout accomplir et le refus obstiné de se soumettre à la logique du profit. Entre douleurs physiques et existentielles, entre travail effréné et repos forcé, ces fragments racontent l'homme dans sa complexité : un être pris entre frénésie et refus, oscillant sans cesse entre action et contemplation.|couper{180}
Carnets | août 2023
07 août 2023
Sommes-nous conscients de notre propre attention ? Que vaut-elle sans une conscience réflexive qui inclut l’attention dans un vaste mouvement d’observation de soi ? À travers un regard critique sur la lecture, la littérature populaire et classique, et les dynamiques intérieures qui nous habitent, l'auteur nous propose une réflexion singulière et poétique sur l’importance que nous accordons à nos perceptions.|couper{180}
Carnets | août 2023
02 août 2023
Achever pour passer à autre chose : une idée simple, ancrée dans notre éducation, mais qui cache une illusion plus profonde. Ce texte méditatif nous invite à repenser notre rapport à l'achèvement, à l'inachevé et à la patience. Loin d’être une simple quête de contrôle, l’acte d'achever révèle notre incapacité à réellement changer ce qui nous entoure. L'inachevé persiste, et la clé se trouve peut-être dans l’acceptation.|couper{180}
Carnets | avril 2023
Ponctuation, silences, corps
Des gens très bien qui peuvent vivre sans ponctuation. Les Grecs, par exemple, avant qu’ils ne s’amusent à séparer les mots grâce aux blancs. Par exemple. Ensuite, à quoi ça sert de ponctuer ? Y a-t-il encore suffisamment de typographes, d’éditeurs, qui s’en soucient, puisque ce sont eux au final qui ponctuent à la place des auteurs ? Nous serions dépossédés du pouvoir de ponctuer vraiment, comme de tout pouvoir de pondération ? L’auteur devenu quantité négligeable dans le grand univers des rotatives ? Il faut parfois lui flanquer un point sur le i, une barre au t, et bien d’autres petits signes caractéristiques et autres pattes de mouche, et des virgules, et des points-virgules, et encore, quand ce ne sont pas ceux d’interrogation ou d’exclamation ! De plus, en matière de ponctuation, il semble que chacun désormais n’en fasse plus qu’à sa tête, ou à sa guise – c’est devenu semblable – que tout le monde, à part les experts, les aficionados de ce code ésotérique, voire hermétique – jugulaire jugulaire – s’en foute. Ceci dit, on peut tout de même en parler, un peu, de la ponctuation comme de la pondération, du poids des mots, sans le choc forcément des photos, des images, du paraître. S’en parler à soi-même déjà, faire le point sur la ponctuation. Tu ne sais pas ponctuer, pas plus que pondérer tes propos, c’est un fait désormais avéré. Tu es excessif en quasiment tout, surtout en mauvaise foi, ou alors le contraire d’un seul coup. Gouffres et sommets depuis toujours, et il en sera probablement ainsi jusqu’à la fin des fins. La ponctuation est-elle en relation avec la pondération ? C’est drôle que ça vienne soudain s’inscrire ainsi en tout cas, si tu ne l’avais pas écrit tu n’y aurais pas pensé. Une écriture pondérée, bien ponctuée, claire, compréhensible par le plus grand nombre. Servile. Ou qui se moque de la pondération, de la clarté, de la ponctuation, comme du monde dans son ensemble. Une écriture de pitre pitoyable ou de génie, quelle importance de se soucier de l’intersection – mauvais génie, mauvais daemon – Une écriture qui ne tient compte que de sa propre règle, qui s’invente au fur et à mesure, au fil de l’eau. Reprends ça, ne lâche pas l’affaire, tu tiens sûrement quelque chose, il faut juste fatiguer les doigts, sentir le corps au-delà de toutes ces foutaises – ton corps – au-delà de la ponctuation, au-delà de la pondération, au-delà de la compréhension, au-delà de tous les silences – mon corps – sans majuscule, tout minuscule comme il se doit, au-delà des silences, mon corps… Que dire sur le corps qui ne soit pas encore un discours vide, un discours pour discourir, un discours sans substance véritable, un discours à côté de la plaque ? Que dire pour retrouver le corps, lui laisser la parole ou – un vrai silence ? – Rien. Il ne faut surtout pas t’en mêler. Attendre, ne pas se presser, écouter, lire, relire, se relire, observer comment il réagit à toutes ces choses que tu mets en place pour lui couper la parole, pour le bâillonner : tous ces obstacles, tous ces silences, toutes ces pensées, tous ces rêves, tous ces cauchemars, tous ces désirs, toutes ces frustrations, toutes ces opinions, tous ces sentiments. Oui, ce sont bien des silences terrifiants qu’ainsi tu opposes à un autre silence : ton corps et toi, un dialogue de muets. À moins que ça ne soliloque. Mais qui parle ici, en nos noms ? L’égocentrique, le narcissique, l’enfant, l’adolescent, le vieux, l’âme, l’esprit, la prétention, l’orgueil, la tristesse, le malheur, la souffrance d’être ainsi dissocié du monde comme dissocié de mon corps, cet inconnu. Car, quel que soit ce que tu veux penser comme corps, tu ne fais jamais que de le penser, sans plus rien sentir. Comme si, toute la journée, moi et mon corps, tel que moi l’imagine, comme si tout cela n’était qu’une suite de silences empilés, chaque jour, jour après jour, comme des briques, pour fabriquer un mur. Un mur entre moi et moi, entre mon corps et mon corps, entre le mot et l’objet, le mot et le sujet. Ce qui, au bout du compte – penses-tu ? veux-tu ? rêves-tu ? te mens-tu ? – fera disparaître tout sujet pour de bon. Une vie imaginaire VS une vie réelle. Un jeu de ping-pong. La mort gagne. C’est elle qui remporte le pompon. Une vie dans laquelle la joie comme la souffrance ne sont plus que des données pour alimenter l’avatar, une existence parallèle, virtuelle. Cette possibilité existe : de passer toute une vie à côté de mon corps, de ne pas le voir, de le mépriser, d’en être si déçu (surtout à partir de la cinquantaine). Mais de quel corps parles-tu encore, que tu ne saches rien ou tout ? Tu t’imagines, c’est plus fort que toi, mais à la fin c’est le corps qui gagne, quand il te lâche. Quand il se lâche lui-même. Il te lâche déjà, celui que tu nommais mon corps et qui ne fut qu’enveloppe vide, courrier mal adressé, courrier qui ne s’adresse à personne, dont l’expéditeur n’est personne également. Retour à l’envoyeur. Il est tout à fait possible de passer à côté de cette réalité une vie entière, en s’illusionnant, en se créant un corps à son propre corps défendant, en même temps qu’une mauvaise foi en cette réalité. Et si tu commences à t’interroger ce matin sur la ponctuation, sur la pondération, sur le poids des choses, est-ce que tu ne te sens pas proche soudain d’évoquer un autre poids, celui dont tu évites de peser l’existence : mon corps ? À qui appartient-il vraiment ce corps, si tu lui retires tout ce qu’il n’est pas, ne sera jamais ? Et encore faut-il utiliser le bon verbe, la bonne ponctuation, pour se poser les bonnes questions, celles surtout qui ne demandent pas de réponse. À qui est le corps ? Cela revient au même. Avoir, appartenir, posséder, tous ces termes si détestables, qui sont devenus tellement détestables avec le temps. Mon corps et le temps, mon corps et mon temps, deux illusions. Tu te compliques tellement la vie pour ne pas voir que tu es un corps, avant d’être ce que tu crois être, penser, parler, faire, vivre. Tu t’inventes sans relâche quantité de mensonges pour ne pas voir – en face – la matière dont tu es constitué. Tu crées des profils, des avatars, des personnages, et même des auteurs, chaque jour différents, pour fuir la réalité de mon corps, la réalité de ma mort, la fatalité, l’inéluctabilité qu’entraînent aussitôt ces deux mots : corps et mort. Dans le vaste ciel plane, effectue des spirales, le cormoran. Pâques est passé et rien. Pas de renaissance cette fois. Pas d’illusion. Pas d’espoir. Pas de simagrée, pas d’entourloupette. Peut-être que, finalement, tu te rapproches du corps. Tu deviens un peu plus chaque jour mon corps. Tu es le corps, comme tu es la mort. Sauf que la vie attendue (en échange, comme dans tout bon deal) ne vient pas, cette fois. Tu coules à pic dans ce corps-à-corps, dans l’abîme de l’insignifiance des idées, des pensées, et cette fois le ridicule ne te sauvera pas. Tu ne pourras pas te cacher derrière le ridicule, l’éprouver avec délice comme s’il s’agissait de renaître grâce à lui, comme après chaque trempe qui te laisse au sol quelques jours, quelques mois, mais dont tu as pris le pli de toujours te relever. Marche ou crève. Mon corps, encore. Il a toujours été là, avec lui-même. Si seul avec lui seul. Mon corps. Quelques intersections avec le corps d’autrui n’ont jamais permis l’oubli vraiment. Sauf ces vertiges délicieux et effroyables qu’offrent toute intersection, tout croisement, tout carrefour. Le choix d’une route comme d’un corps à prendre. Déplacement du corps, s’asseoir, s’allonger, se remettre debout, marcher encore, apprendre ainsi le pas, la cadence, arpenter. Partir de la ponctuation et parvenir soudain à cet exercice d’écriture ne te fait pas ciller, mon corps, plus à présent. Dans le grand flux général, les prétextes comme les vérités, l’insignifiant comme l’important, l’utile et l’inutile, semblent enfin (à jamais ?) gommés, si enfin mon corps me pardonne, mon corps se pardonne, mon corps bouge, mon corps danse, mon corps jouit, mon corps se gave, mon corps s’illumine, mon corps lévite, mon corps, dans le temps qui lui reste, avant de s’effondrer en cendres, en poussière, avant d’être emporté sous terre, ou aux quatre vents, ou sur la mer, ou dans l’azur, ou mangé, ou avalé sans y penser, ou mon corps et moi, amis enfin dans l’heure de tous les renoncements ; nous récupérerons l’espoir fou d’être voués au Grand Corps, celui qui ne sera pas pensé unique, mais sidéral, grand, uni, vers, déesse Mère, papa Père, enfin bref, tout ce qui restera derrière. Derrière les silences, mon grand corps, à l’aise pour se détendre enfin, se dilater à l’infini, le repos sans virgule, ni point, ni pondération, ni ponctuation.|couper{180}
Carnets | avril 2023
3 avril 2023
Est-ce que tu sais où t’en es. Où t’en es de quoi. Qu’est-ce que c’est que ce « quoi » dont tu ne sais pas s’il est loin d’où t’es. Mais de même : avec qui. Tout aussi loin. Est-ce que tu sais où t’en es avec qui, avec quoi. C’est une question. Il faut bien un quoi ou un qui. Peut-être les deux. Est-ce que tu veux vraiment savoir où t’en es, avec qui, avec quoi, avec qui et quoi ? Et comment que tu le sauras ? Comment que tu peux le savoir ? Est-ce que tu veux vraiment le savoir — où t’en es, de qui, de quoi ? C’est pas seulement en le disant, en posant la question, que ça devient une vraie question. Tu le sais, ça. Tu sais que tu pourrais très bien lancer une question en l’air sans en avoir rien à faire. Et vite repartir, entre les pluies de réponses qui tombent. Est-ce que ça va bien t’avancer, tout ça, pour savoir où t’en es ? Pour savoir de qui, de quoi ? T’es ici, t’es là. Tu le vois bien. Alors pourquoi tu demandes où t’en es. Peut-être que tu voudrais que quelqu’un s’amène, te réponde. Qu’il te dise : t’es ici, t’es là. Comme un pot sur une étagère. Un arbre dans un champ. C’est pas comme si toi, tu le savais pas. Peut-être alors que c’est pour que t’en sois sûr. Tout à fait certain. Certain à devenir fou. Mais pourquoi pas devenir fous. Pourquoi vouloir jamais être sûr ? Toute la question est peut-être ici. Ou là. Comme dans qui, ou quoi. Peut-être que c’est pour ne pas devenir fou. Et peut-être qu’à force… tu l’es devenu. Et si, des fois, t’en sais rien ? Qu’est-ce que ça peut bien faire. Si ça se trouve, c’est comme ça qu’on sait où on en est : c’est quand on arrête de se le demander. Quelqu’un s’amène et te demande : alors, où t’en es ? Tu réponds : je sais pas. Suis ici. Ou là. Ici et là. Voilà tout.|couper{180}