Tout contact rompu avec M-A. La vraie raison : ce feu où j’ai jeté mes carnets. Pas tant pour leur contenu que pour le sacrifice. La perte inconsolable. Le chantage — réel ou imaginaire. “Écrire ou vivre.”
Pas de rancune. L’incompréhension, l’égoïsme — le sien, le mien. Ce jour-là j’ai cru tout perdre. Vingt ans sans écrire. J’ai choisi de vivre, et ce fut un calvaire. Plus de filet, plus d’amortisseur. J’ai dévalé ces années à m’en cabosser le corps entier.
M-A, j’espère, vit la vie qu’elle voulait. Moi, il m’arrive d’avoir envie de tout détruire. Appuyer sur “suppr”. M’effacer. Juliet n’aide pas. Ni ce crépuscule de septembre.
Le silence, je le supporte. C’est l’impossibilité de parler qui m’écrase.
Tout contact rompu avec M. Je n’ai pas envie de nouvelles. La curiosité se lève, retombe en dégoût. L’affection reste, étouffée.
Perdre le contact est ma spécialité. Je n’attends pas qu’on m’écrive. C’est une discipline. Une préparation. On meurt seul.
De Juliet j’ai retenu l’ennui. Lire la même chose, sans fin, sous tant de formes. Aussitôt la peur que mes textes fassent pareil.
Ce qu’il manque — et je n’ai pas le droit de dire “il manque” — ce sont les moments quotidiens, pris dans la réalité. Trop rares.
C’est ce que j’aime chez Léautaud, chez Calaferte : l’attendrissement, les animaux, les colères, les injustices. Un visage humain qui traverse. Dans Ténèbres en Terre froide, rien de tout cela.
Je me souviens de G., et de M.H lorsqu’elles parlaient de Juliet. Cette emprise qu’elles convoquaient sous couvert de sentiments maternels. C’était leur écrivain, comme on aurait pu dire c’était leur enfant. Détestable.
Comme ces mères qui veulent garder leurs fils pour elles seules. Leur victoire : qu’aucune autre femme ne puisse jamais les remplacer. À moins que les fils ne se retournent, les massacrent pour en finir.
Inventaire des violences. Toujours le même chemin. Pas de nostalgie. Juste une énergie perdue, une résistance qui tourne à vide.
Ne pas avoir écrit pendant vingt ans explique sans doute le décalage que je ressens avec ceux qui se targuent d’écrire. Comme si ce silence avait été un passage obligé. Ce qui est sûrement idiot.
J’ai laissé Juliet pour Bernhard. Perturbations. Un médecin et son fils traversent une région autrichienne, croisent des figures de folie et de ruine. Le livre culmine dans la logorrhée du prince Saurau, enfermé dans son château.
Je l’avais lu dans les années 80. Cette fois, en le reprenant, une sensation étrange : comme une mise au point télémétrique. On croit atteindre la netteté, puis tout se brouille.
Relire est essentiel. Relire autrement, encore plus.
Premières pages
Publié le 13 mai 2025
Karl Ove Knausgård, dans les premières pages de Mon combat, pose d’emblée la question de la mort, avec cette brutalité d’un homme qui arrache un pan de toile pour faire apparaître la trame sous l’image. La mort de son père, c’est la mort des certitudes, celle du monde tel qu’il était perçu dans l’enfance. Une figure de granit qui peu à peu s’effrite sous les coups de l’existence.
Cette figure du père, Knausgård la revoit dans le jardin, frappant une pierre. Geste usuel, quotidien, mais qui prend une ampleur inédite à la lumière du récit. Le père était solide, enraciné dans le réel, enseignant connu et reconnu, arpentant son territoire avec la certitude de celui qui sait le monde, qui le possède par la connaissance, par la répétition des gestes et des mots. Mais ce même homme s’effondre lentement, comme la pierre frappée jusqu’à l’érosion. La solidité n’est qu’un leurre, l’apparence d’un ancrage.
Knausgård écrit pour ne pas perdre, écrit pour lutter contre l’oubli. Mais cette entreprise est dérisoire, et il le sait. On ne garde rien, ou si peu. Parler de la mort du père, c’est déjà accepter que la mémoire échoue, que la figure se dissolve. Pourtant, l’écriture est ce dernier recours, cet ultime effort pour maintenir vivant ce qui va disparaître.
Knausgård choisit de tout dire, sans masquer, sans omettre. Cette sincérité totale a un prix, et l’écrivain semble prêt à le payer. Mais la liberté qu’il s’offre se révèle vite illusoire : une fois que tout est dit, il ne reste que la conscience amère d’avoir épuisé le matériau brut de la vie. Après Mon combat, il se tourne vers la fiction. Un retour vers l’artifice peut-être, après l’absolu du vrai.
Cette œuvre gigantesque n’est pas tant un monument qu’un amas de traces éparses. Chaque page, chaque fragment de vie consigné n’est qu’une tentative désespérée de retenir ce qui s’en va. Une fois le dernier mot posé, il ne reste que la fatigue de celui qui a vidé ses mots et se retrouve devant l’étendue blanche de la page suivante, celle qu’il devra encore noircir pour ne pas sombrer. Écrire est alors un combat permanent contre la disparition.
Mais au fond, quel est ce combat que mène Knausgård ? Est-ce réellement un combat contre soi-même, une lutte intérieure pour se purger de ce qui le hante, ou bien est-ce un effort désespéré pour atteindre les autres, les rejoindre par l’excès de sincérité, par l’authenticité brute ? Peut-être cherche-t-il à épuiser quelque chose en lui, cette image de soi trop lourde à porter, cette mémoire envahissante qu’il veut vider pour pouvoir enfin se libérer. Et lorsqu’il prend conscience de la vanité de cette entreprise, de l’inutilité même de cette quête d’absolu, il se tourne vers la fiction comme pour reconquérir une part de légèreté, un espace où l’invention supplante le témoignage. Au final, son combat n’est-il pas celui de tout écrivain ? Celui de lutter contre l’oubli en sachant que le texte, aussi dense soit-il, ne saurait contenir toute la vérité.
La sincérité en équilibre sur le fil du doute
Publié le 13 mai 2025
La sincérité, Montaigne en a fait son affaire. Il s’est promis, d’entrée de jeu, de se livrer tout entier, sans fioritures ni artifices, comme un acrobate qui, suspendu dans le vide, exhiberait chaque muscle, chaque tension, sans filet pour rattraper la chute. Mais se livrer, ce n’est pas encore se comprendre. Et surtout, se comprendre ne garantit pas l’authenticité. Pourtant, le vieux Montaigne ne manque pas de conviction : il affirme, il avoue, il se dit, et le lecteur, fasciné, se laisse prendre au jeu de cette transparence calculée. Parce que la sincérité, quand on y pense, c’est un peu comme ces boutiques aux vitrines impeccables et aux arrière-boutiques sombres, où l’on entasse ce qui ne doit surtout pas se voir. On s’y croit bien reçu, mais quelque chose échappe toujours.
En fait, le doute persiste : et si Montaigne jouait avec nous ? Et si ce grand projet d’authenticité n’était qu’un masque littéraire, une manière discrète de se dérober tout en se montrant ? Après tout, la sincérité, c’est peut-être ça : un mouvement perpétuel entre la confession et l’esquive, une construction savamment décousue, qui laisse planer le soupçon que tout cela n’est qu’un tour, ou plutôt un détour.
Montaigne, on le sait, n’est pas homme à tricher. Lui-même le dit : "Je me contredis quelquefois, mais la vérité, je ne la contredis point" (Essais, Livre III, Chapitre 2). Tout de suite, il annonce la couleur : il va parler de lui, sans détour, sans fard, en toute honnêteté. Ce qui déjà soulève un doute : peut-on, en écrivant, être parfaitement honnête ? À peine commence-t-il à tracer ses phrases que l’on sent bien que quelque chose résiste. Car l’écriture, Montaigne le sait, c’est déjà une forme de mise en scène. Un dispositif où chaque mot prend la pose, où chaque réflexion trouve sa place dans un jeu d’équilibre savamment orchestré.
Et voilà Montaigne qui s’attaque à ce grand chantier de soi-même, avec la conviction naïve de pouvoir capturer ses pensées comme on attrape des papillons. Mais le filet est percé, et les idées s’échappent. Qu’à cela ne tienne, il persiste. La sincérité, chez lui, n’est pas ce jaillissement brut qui aurait pu fleurir sous d’autres plumes, plus spontanées. Non, ici c’est autre chose : un effort intellectuel, un projet réfléchi. Il veut tout dire, certes, mais il sait bien qu’écrire, c’est aussi choisir, trier, oublier. Et il n’est pas dupe.
Nuancer la sincérité chez Montaigne revient à accepter que cette quête de transparence soit aussi une construction littéraire. La mise en scène n’est pas forcément un mensonge, mais une manière de mieux cerner une vérité insaisissable. Il ne s’agit pas d’un masque pour tromper, mais d’un procédé pour explorer les contours d’un moi changeant.
Finalement, cette sincérité littéraire, si elle est une mise en scène, n’est pas une stratégie de manipulation, mais un geste d’honnêteté complexe, où le masque sert à révéler plus qu’à cacher. Montaigne joue avec ses contradictions pour mieux nous inviter à réfléchir à la nôtre, et dans cette mise en abîme, il ne cesse de se questionner avec cette humilité qui fait sa grandeur.
Plus largement, cette manière montaignienne de cultiver le doute résonne étonnamment avec notre époque, où l’authenticité est sans cesse revendiquée mais rarement atteinte. À l’heure des récits autofictionnels et des réseaux sociaux, cette sincérité fluctuante, mouvante, prend une valeur d’exemple. Peut-être est-ce là la modernité radicale de Montaigne : avoir su anticiper que la quête de soi est toujours un peu un jeu de masques.
Outils du roman : une boite à malices.
Publié le 19 avril 2025
Fausse notice, vrais effets
Un jour, j’ai reçu ce petit livre noir, et j’ai souri. Une couverture presque anodine, une promesse ambiguë. Il venait de quelqu’un que je connaissais à peine. Je l’ai ouvert avec cette méfiance amusée qu’on réserve aux objets suspects — mais il m’a vite attrapé par le col. Ce livre, ce n’était pas un manuel. C’était une boîte à malices. Un faux auteur, un faux guide, un vrai vertige. Et surtout, une sacrée leçon de désapprentissage. J’ai ri. Puis j’ai noté. Beaucoup. Ce livre ne s’oublie pas. Il s’incruste.
Il s’appelle Malt Olbren. Un nom fabriqué pour être flou, comme un personnage secondaire dans un polar suédois. Il aurait écrit un ouvrage introuvable, A Creative Writing No-Guide, traduit par un certain François Bon. Bien sûr. Tout cela est trop bien ficelé pour être honnête.
Car Outils du roman n’est pas un manuel. C’est un miroir déformant, un leurre, une feinte. Une anti-méthode qui se moque des recettes tout en les triturant — pour rendre à l’écriture ce qu’elle a de plus instable : sa propre nécessité.
"Le roman ne s’apprend pas. Il se travaille."
Et si on ne peut pas l’apprendre, alors on s’y essaie. On tourne autour. On bricole. Ce livre est fait de ces gestes-là : entre l’écharde et l’enclume.
Je ne peux pas dire que je viens de Truby — je l’ai à peine feuilleté. Mais j’en ai lu assez pour sentir la différence. Et pourtant, à la lecture d’Olbren, une sensation de sablier renversé. Parce que François Bon ne propose pas une alternative. Il propose une brèche.
Plus de ligne droite. À la place, des angles morts. Des phrases qui tombent de travers. Des constructions qu’on n’ose pas redresser. Une langue qui flanche, qui cherche, qui improvise. C’est dans cette faille que l’écriture respire.
"L’écriture commence quand on arrête de vouloir faire du bon."
C’est peut-être cela, l’effet le plus puissant de ce petit manuel-chimère : donner envie d’échouer avec panache.
Ce n’est pas un bric-à-brac pour autant. C’est une constellation d’idées, d’exemples, de fragments à agiter comme des fioles dans un laboratoire.
Il y a là une poétique de la tension. On sent que Bon — ou Olbren, peu importe — a trop vu de manuels pour encore y croire. Ce qu’il cherche, ce sont les coutures. Les points de rupture. Ce moment où le texte devient autre chose qu’un texte. Une poussée d’ombre. Une embardée.
Je suis revenu plusieurs fois à certains passages. Celui sur les scènes d’ouverture. Celui sur les personnages flous. Celui sur les phrases trop bien foutues pour être honnêtes. Ce livre est un atelier ambulant : on peut y revenir les mains sales, on y trouve toujours un chiffon, un outil.
"Le roman, c’est d’abord une langue."
Pas un personnage. Pas une intrigue. Une langue qui cherche son ossature. Ce que Bon propose, c’est de se laisser contaminer par elle, et non de l’asservir. Écrire avec elle, non contre.
On referme Outils du roman avec une envie tenace. Pas d’écrire un roman, non. D’écrire tout court. De se risquer. De recommencer. D’habiter ses phrases comme des pièces qu’on aurait construites soi-même.
Ce n’est pas un livre. C’est un compagnon de route, un peu râleur, un peu moqueur. Il ne vous explique rien, mais il vous regarde faire. Et il hausse un sourcil.
"Rien ne remplace le temps passé avec la langue."
Alors on s’y remet. Avec un peu de honte, un peu de feu. Et ce foutu chat qui, pendant qu’on écrit, vient renverser la tasse de café sur les notes.
Un guide qui désapprend
Je n’avais pas prévu d’ouvrir ce livre ce jour-là. Il était là, posé, petit, noir. Je l’ai ouvert sans attendre quoi que ce soit. Il n’y avait pas de promesse. Juste une absence bien taillée. C’est cette absence qui m’a tenu.
On cherche des outils parce que le doute est trop vaste. On veut construire sur du stable. Mais il n’y a rien de stable ici. Ce livre, Outils du roman, ne propose pas de méthode. Il laisse des traces, des effondrements. Il parle comme quelqu’un qui ne croit plus aux recettes mais qui continue, quand même, à cuisiner.
Malt Olbren n’existe pas. Ce n’est pas grave. Il fait le travail. Un faux nom pour une vraie tension. Le nom d’un homme qui aurait vu trop de romans, trop de structures, et décidé que la seule manière de transmettre, c’était d’effacer la main qui transmet.
"Un guide qui désapprend."
Ce livre ne vous explique pas. Il vous désarme, puis vous regarde faire.
Il n’y a pas de direction. Seulement des découpes. Des morceaux. Ce que vous gardez, c’est ce qui résiste. Ce qui glisse entre les doigts. La langue s’enroule sur elle-même, comme un fil qu’on tire à vide.
L’écriture se trouve là où l’on échoue avec précision.
Des notations, pas des consignes. Des angles, pas des systèmes. Une rumeur de phrases, comme un carnet de bord jeté par-dessus bord. Vous écrivez pour rester à flot. Rien n’est solide, sauf ce qui vous revient en tête une fois le livre refermé.
"Ce qui reste, c’est ce qu’on n’avait pas prévu d’apprendre."
Il reste un goût. Une phrase. Un découragement productif. Ce n’est pas rien. C’est le minimum pour continuer. Et continuer, c’est déjà écrire.
Pas besoin de plus.
Petit traité de désorientation
Un manuel d’écriture, ça devrait dire comment faire. Outils du roman ne fait pas ça. Il ne donne pas d’outil, ou alors des outils cassés, déformés, irréversibles. Et c’est pour cela qu’on y revient, comme à un livre dont la langue cherche moins à nous guider qu’à nous désorienter. C’est un livre qu’on lit à rebours, ou à côté. Une errance productive.
À quoi on s’attendait
À des conseils. À une méthode. Peut-être à une voix rassurante. On avait imaginé des entrées nettes, des solutions. Mais ce qu’on découvre, c’est un espace sans clôture. Un livre qui se construit comme un chantier laissé ouvert, sans rubalise, avec des fondations pleines de trous.
Ce qui nous a troublé
Pas d’ordonnancement. Pas d’index. Des textes qui tournent, qui s’observent, qui recommencent. Ce n’est pas de la pédagogie, c’est une méditation. Chaque fragment semble écrit depuis un échec d’écriture. Et c’est ce qui lui donne son poids.
"Là où je ne sais pas écrire, c’est là que j’écris."
Ce qu’on a gardé
Des éclats. Des formules qu’on n’explique pas mais qui collent. L’image du roman comme outil qui ne sert pas. Le doute comme méthode. Le faux comme matériau légitime. Ce qu’on garde, c’est la position de lecteur déplacé, décentré.
Ce que ça a déplacé
Notre idée de ce que veut dire “écrire un roman”. L’envie de structure devient envie de friction. L’idée d’histoire glisse vers celle de geste. L’écriture ne mène plus quelque part. Elle tourne, creuse, désoriente. Elle attend d’être surprise par elle-même.
Pourquoi on le relira
Parce qu’il n’a pas été écrit pour nous apprendre à faire. Mais pour nous rappeler comment on pourrait, malgré tout, recommencer. Ce n’est pas un guide. C’est une chambre d’échos. Et certains jours, elle résonne plus fort que d’autres.
Le miracle, c’est qu’on prie encore
Publié le 13 avril 2025
Il n’y avait personne dans le centre œcuménique. Personne sauf la poussière, le rideau entrouvert, et l’impression d’un regard sans origine. J’avais besoin d’un lieu sans voix, sans dogme. Je pensais au Kraken. Pas au monstre, mais au bocal. À ce que l’on conserve pour ne pas oublier. Ou pour ne pas croire que l’on a tout inventé.
China Miéville écrit comme on dresse des cartes pour des continents qui n’existent plus. Ou pas encore. Il ne construit pas des mondes, il les interroge. Il les trouble. Il leur donne assez de noms pour qu’on doute de chacun. Son œuvre n’est pas une galerie de dieux : c’est un désordre de croyances. Des figures floues, des prières sans foi. Des certitudes qui fuient dès qu’on les approche.
Dans Kraken, le divin se dilue dans le quotidien. La Church of God Kraken Almighty vénère un céphalopode comme d’autres prient la pluie. L’objet sacré, immergé dans son liquide, devient un point de rupture. Sa disparition : un cataclysme. Mais rien n’est révélé. Il n’y a pas d’apocalypse. Juste un Londres qui se détraque. Des cultes qui prolifèrent. Des narrations qui s’effondrent les unes sur les autres. L’invraisemblable devient logique, dès lors que suffisamment de gens y croient. C’est cela, la foi selon Miéville : une contagion de langage.
Dans Perdido Street Station, la divinité n’est plus extérieure. Elle se loge dans les plis du réel. Dans le Tisserand qui impose un ordre cryptique. Dans les Slake-Moths, prédateurs d’imaginaire. Il n’est plus question de vénérer, mais de survivre. À quoi ? À l’irrationnel incarné. Aux puissances sans intention. À des dieux sans dogme. Ce ne sont pas des êtres à qui parler. Ce sont des structures d’effondrement. Leur présence abolit les règles, tord les rêves, consume la pensée. Et pourtant, ils attirent. Comme une vérité dont on ne veut pas, mais qu’on cherche encore.
The Scar poursuit cette descente. Ce n’est plus une religion, c’est une faille. La Narbe : une absence qui absorbe. On la regarde comme on regarde le vide entre deux mots. Elle ne promet rien. Elle avale les promesses. Elle est l’objet d’une quête sans réponse, d’un désir sans réciprocité. Armada, la ville flottante, flotte aussi dans le doute. Il n’y a pas de révélation à la clé. Seulement un glissement. Une perte. Une sensation que le sacré ne parle plus depuis longtemps — et qu’on parle malgré lui.
Miéville, alors, ne critique pas la religion. Il la rejoue. Il la met en scène dans son théâtre de l’inquiétude. Ses dieux sont grotesques parce qu’ils viennent de nous. Ils sont trop organiques, trop proches, trop humides. Ils sont faits de restes : tentacules, rêves brisés, mythes recyclés. Ils sont les rebuts du sacré classique, mais aussi les seuls dieux encore possibles. Des dieux qui ne sauvent pas. Qui dérangent. Qui font réfléchir parce qu’ils nous laissent seuls.
Je relis Miéville non pour comprendre, mais pour sentir ce vide qu’il habite. Ce vide qu’il rend habitable. Il y a, dans chaque page, une certitude instable : croire, ce n’est pas espérer. C’est tenir debout dans le noir, avec un récit qui tremble entre les mains.
Il n’y avait personne dans le centre œcuménique. Juste un souffle. Un peu de lumière sur le carrelage. Et cette pensée qui revenait : le miracle, c’est qu’on prie encore.
Perdido Street Station de China Mièville
Publié le 1er avril 2025
Dans les plis de New Crobuzon : anatomie d’une ville weird
I. New Crobuzon : une machine sociale
À New Crobuzon, ce n’est pas l’individu qui donne forme à la ville, c’est la ville qui modèle l’individu — et le remodèle si besoin. Elle est moins une métropole qu’un organe géant, au tissu dense, aux flux réglés, aux pulsations imprévisibles. Le pouvoir s’y déplace par capillarité. Il s’insinue dans les ruelles, grimpe les escaliers en colimaçon des immeubles ouvriers, se faufile dans les mécanismes des ascenseurs à vapeur, se love dans les discours des savants et les slogans des révoltes avortées.
Le Conseil d’État, entité quasi invisible mais omnisciente, gouverne à travers une bureaucratie paranoïaque : registres, archives, unités de milice, surveillances croisées, mesures de sécurité aléatoires. Chaque citoyen est un sujet enregistré, évaluable, modifiable. On ne vit pas à New Crobuzon, on y est fiché, classifié, disséqué, parfois même réassemblé.
Les Remade en sont l’expression la plus tangible — et la plus terrifiante. Ces individus condamnés à des modifications corporelles punitives incarnent une violence étatique où le corps devient support de la peine. Un homme peut se réveiller avec un crochet à la place de la main. Une femme avec un miroir collé à la nuque pour ne jamais cesser de se voir. Un enfant avec la mâchoire d’un fauve cousue sur son visage. Ici, la peine ne passe pas par la privation de liberté, mais par l’altération du corps : un bras de crabe, une cage thoracique ouverte, un œil de verre injecté d’injonctions. La ville est une forge sociale. Et elle soude dans la douleur.
Mais cette violence n’est pas seulement verticale. Elle est aussi spatiale. New Crobuzon est stratifiée comme une roche urbaine. Humains, khepri, garuda, cactus-men : chaque espèce, chaque classe sociale, chaque fonction trouve sa place sur une carte où les frontières ne sont jamais nettes mais toujours impénétrables. À New Crobuzon, le social n’est pas un tissu : c’est une strate géologique, avec ses fossiles vivants et ses zones de pression.
La brutalité n’est pas un événement, c’est une météo urbaine. Elle est là, constante, comme le brouillard jaune des canaux ou le cliquetis des tramways à vapeur. Elle pénètre les murs, les gestes, les mots. Elle n’a pas besoin de justification. C’est la langue naturelle de la ville.
II. La ville comme territoire du bizarre
Dans *Perdido Street Station*, le bizarre ne tombe pas du ciel. Il émane de la ville elle-même. Il coule dans ses canalisations, s’épanouit dans les coins morts des ruelles, se manifeste dans les variations subtiles d’une routine déjà instable. New Crobuzon n’est pas simplement étrange : elle est une étrange évidence. Rien n’y choque, parce que tout y est dissonant.
Les lois physiques y coexistent avec les dérèglements magiques. On traverse des zones où le temps ralentit, où l’espace se plie, où une rumeur se transmet par les murs eux-mêmes. L’architecture est un millefeuille d’époques oubliées et de bricolages récents : des arches suspendues au-dessus de fumerolles industrielles, des ponts bio-mécaniques qui gémissent sous les pas, des quartiers qui semblent avoir poussé comme des tumeurs au flanc d’une colline. On ne sait plus si les bâtiments ont été construits ou s’ils ont proliféré comme des organismes semi-conscients.
Le bizarre, ici, ne surgit pas comme un événement. Il est infrastructurel. Il est résiduel. Il est déjà là quand on entre dans une pièce. On le remarque après coup, comme un détail qui dérange sans qu’on sache pourquoi. Une rue n’est jamais exactement la même d’un jour à l’autre. Un nom change d’orthographe selon l’étage où on le lit. Les lampadaires murmurent parfois, mais seulement à ceux qui passent sans faire de bruit.
C’est peut-être cela, la réussite la plus troublante de Miéville : faire du weird non pas une rupture, mais une condition urbaine. La ville pense — oui — mais elle pense dans une langue que nul ne maîtrise entièrement. Chaque coin de rue, chaque cri de vendeur ambulant, chaque éclat de verre dans la boue contient la possibilité d’un glissement, d’un effondrement du réel.
III. Perdido Street Station, le cœur battant de la fiction
La ville a une gare. Mais *Perdido Street Station* n’est pas un simple centre de transports. C’est un nœud, une masse, une tour cyclopéenne qui domine New Crobuzon comme une colonne vertébrale hypertrophiée. Elle pulse au centre du livre, visible depuis tous les quartiers, à la fois repère, menace, et symbole. Elle n’organise pas la ville : elle la dévore.
La station est un organisme complexe, mi-technologique mi-organique, un entrelacs de structures obsolètes et de modules modernes. On y accède par des galeries, des niveaux enterrés, des ascenseurs dysfonctionnels. Le lieu semble vivre d’une vie propre. Il grogne, vibre, se contracte. On n’y arrive pas par hasard : on y converge. Elle attire les intrigues comme un aimant attire les limailleuses narratives. Tous les personnages y passent, y croisent quelque chose — ou s’y perdent.
Isaac, le savant, y installe son laboratoire de fortune. C’est là qu’il rencontre le Slake-moth pour la première fois. C’est aussi là que la ligne entre science et horreur se brouille définitivement. À partir de la station, tout glisse. La fiction bascule. La ville devient un piège mental. La station est le point d’orgue de cette torsion. Elle est le lieu de l’irréversible.
Mais elle est aussi un motif, un symbole massif : celui de la centralité absurde, de l’impossible gestion du chaos urbain. Une sorte de cathédrale inversée, dédiée non à la transcendance mais à l’enchevêtrement. C’est dans cette verticalité indéchiffrable que Miéville inscrit son récit — une verticalité où s’écrivent les descentes, les chutes, les effondrements. Le roman ne progresse pas horizontalement. Il plonge.
*Perdido Street Station* n’est donc pas qu’un titre. C’est un battement. Une pulsation noire et rythmée, au cœur d’un roman qui refuse la paix, le silence, la pureté. Elle donne sa cadence à la ville, et sa cadence à la lecture.
V. La ville comme pensée dévorante
On pourrait croire que New Crobuzon est une métaphore. Une version gothique de Londres, une parabole postcoloniale, une satire urbaine démesurée. Mais ce serait la trahir. New Crobuzon n’est pas comme une ville : elle est une volonté. Une forme de pensée qui s’infiltre, s’enroule, se déploie à travers la fiction, jusqu’à faire vaciller la lecture elle-même.
Je m’en souviens comme d’une contamination lente. Une lecture qui me regardait. Qui me rongeait doucement les coins du cerveau, comme un acide intellectuel. Je tournais les pages, et la ville se formait derrière mes yeux, pas devant. Une structure mouvante, qui pensait pour moi, qui me dictait mes propres analogies.
Car lire *Perdido Street Station*, c’est céder au vertige. Une syntaxe baroque, un lexique déviant, une logique de prolifération. Rien ne s’aligne. Tout se greffe. On s’y perd avec jubilation ou exaspération. Il n’y a pas de manuel. Pas de carte claire. Juste cette sensation étrange : quelque chose nous observe depuis la page. Quelque chose de massif, de vivant, de structurellement bizarre.
China Miéville ne construit pas une ville pour la visiter. Il la libère pour qu’elle pense à travers nous. Elle rumine l’urbanisme, la politique, les mythes, les corps. Elle digère les genres littéraires eux-mêmes, les avale, les recrache sous forme d’hybridations imprévisibles. Elle n’impose pas une histoire : elle incube une expérience.
Parfois j’ai cru entendre New Crobuzon parler. Pas en mots, non. En tensions. En images mentales. En intuitions brutes. Elle me disait : « Je suis trop. Je suis sale, désespérée, intelligente, déchirée. Je suis la ville qui sait qu’elle n’aura jamais de ciel à elle. »
New Crobuzon n’a pas besoin de justification narrative. Elle existe parce qu’elle est trop : trop peuplée, trop sale, trop vivante, trop injuste, trop consciente. Elle est le lieu où les récits ne se résolvent pas, où les héros échouent, où le bizarre n’est pas une parenthèse, mais un climat. Elle est cette pensée dévorante qui, une fois lue, refuse de quitter la tête du lecteur.
Et peut-être est-ce cela, finalement, la force du *new weird* : produire non pas un monde à comprendre, mais une ville à habiter. Une pensée étrangère qui, lentement, fait de nous ses hôtes.
Illustration : Jiri Horacek
H.P. Lovecraft en 2025 : l’horreur que nous n’osons pas voir
Publié le 4 mars 2025
Il y aurait eu un instant de flottement, un rictus discret dans les cercles littéraires, un frisson chez les théoriciens du complot et peut-être, dans un petit bureau de la Silicon Valley, une idée d’adaptation en réalité virtuelle. Une équipe d’universitaires aurait exhumé le manuscrit dans un grenier de Providence ou, mieux encore, Lovecraft aurait laissé traîner son tapuscrit sur Google Drive, quelque part entre un fichier Excel et un roman de science-fiction écrit en secret par un employé de SpaceX. On en parlerait dans The Atlantic avant que The New Yorker ne s’empare du sujet, avec un ton modérément sceptique.
Le premier scandale émergerait sur Twitter, ou plutôt X (car, bien sûr, nous sommes en 2025 et les magnats de la tech rêvent de dominer le langage lui-même). On exhumerait les correspondances de Lovecraft, ces lettres trempées dans une paranoïa raciale typique d’un Américain angoissé du début du XXe siècle. Des appels au boycott, des discussions sans fin sur la "cancel culture". Mais au fond, ce ne serait qu’un tremblement superficiel, le genre d’agitation qui occupe nos fils d’actualité et qui disparaît le temps d’un cycle de vingt-quatre heures, remplacée par la dernière aberration d’un politicien en campagne ou par une énième tempête qui noie un littoral trop densément peuplé.
Pourtant, il y aurait aussi autre chose. Une lecture plus fébrile du texte. Car dans Les Montagnes hallucinées, il ne s’agit pas seulement d’un conte horrifique sur une expédition qui tourne mal. C’est un avertissement. C’est l’histoire d’hommes qui découvrent des ruines gigantesques sous la glace de l’Antarctique, des structures si anciennes qu’elles font passer la présence humaine pour un éphémère incident cosmique. Les scientifiques s’enfoncent dans ces catacombes gelées, déchiffrent l’histoire d’une race extraterrestre jadis puissante, et finissent par comprendre une vérité si écrasante qu’elle menace leur propre santé mentale.
Ce récit, redécouvert en 2025, aurait un écho sinistre. Il tomberait dans un monde déjà secoué par les effondrements systémiques, les prévisions de l’ONU sur l’effondrement climatique, les ruines prématurées de villes inondées et les monstres qui gouvernent, non pas du fond des abysses, mais depuis des bâtiments de verre et d’acier où personne ne comprend plus leur logique. Nous vivons déjà cette révélation lovecraftienne : la civilisation n’est pas éternelle, elle repose sur des fondations aussi fragiles qu’un lac gelé au printemps.
L’Antarctique, cette terre du début et de la fin, est lui-même en train de fondre. Si une équipe d’explorateurs trouvait aujourd’hui les ruines d’une civilisation sous la calotte glaciaire, ce ne serait plus une surprise. Il y aurait déjà un partenariat avec Netflix, des scientifiques sous contrat avec des think tanks, et un démenti officiel du gouvernement américain affirmant que "tout est sous contrôle". Ce ne serait qu’une ligne de plus dans la longue liste des anomalies climatiques, à ranger entre une tempête qui dévaste Miami et une pénurie alimentaire qui fait flamber les prix du blé.
Et pourtant, ce livre, ce texte vieux de près d’un siècle, nous parlerait toujours avec une acuité troublante. Car Lovecraft, dans son pessimisme absolu, nous aurait encore une fois devancé. Il aurait vu que l’angoisse n’est pas dans les monstres qui rampent dans l’obscurité, mais dans ceux qui portent des costumes impeccables et prétendent savoir ce qu’ils font. Il aurait compris, avant nous, que la véritable horreur est celle d’un monde qui se désagrège tandis que ceux qui ont le pouvoir parlent une langue que plus personne ne comprend.
Alors oui, on lirait Les Montagnes hallucinées en 2025 avec fascination et effroi. On verrait l’histoire d’un monde oublié et d’une révélation trop terrible pour être acceptée. Et peut-être, dans un éclair de lucidité, on comprendrait que nous sommes, nous aussi, une expédition qui s’aventure trop loin, trop vite, sans jamais mesurer ce qu’elle est sur le point de découvrir.
Il y a dans l’œuvre de Iain M. Banks quelque chose de faussement assuré, une confiance qui vacille.
Né en 1954 et disparu en 2013, Banks était un écrivain britannique connu pour ses romans de science-fiction et ses œuvres de fiction générale publiées sous le nom de Iain Banks. Son cycle de la Culture, entamé avec *L’Homme des jeux* en 1987, est rapidement devenu une référence majeure du genre, explorant les tensions et paradoxes d’une société technologiquement avancée et politiquement anarchiste.
La Culture, cette société post-pénurie gouvernée par des intelligences artificielles bienveillantes, semble avoir résolu ce que d’autres considèrent comme insoluble : la rareté, l’oppression, la peur du lendemain. Pourtant, sous la surface immaculée, les paradoxes s’accumulent. La Culture veut être sans hiérarchie, mais ses citoyens dépendent d’entités infiniment plus intelligentes qu’eux. Elle veut être tolérante, mais intervient sans relâche dans les affaires des civilisations moins avancées, imposant son éthique par des moyens dont la douceur masque mal la violence.
Il faudrait d’abord revenir à la structure. Une société post-marxiste, fluide, sans propriété, sans argent. Chacun y fait ce qu’il veut, parce qu’il n’y a plus rien à vouloir au sens où nous l’entendons. Les IA, les *Mentaux*, gèrent tout, omniprésentes et discrètes. Certains les comparent à des dieux, mais des dieux qui, cette fois, ont l’intelligence de ne pas exiger d’adoration. Ce sont elles qui maintiennent l’illusion d’un monde sans pouvoir, alors qu’en réalité tout repose sur leur regard. Un regard bienveillant, mais un regard tout de même.
La Culture se déploie comme une utopie en mouvement, sans centre, sans capitale, une galaxie de vaisseaux, d’orbitales, d’habitats flottants. Une anarchie systémique, huilée par la technologie. Mais l’anarchisme, ce n’est pas seulement l’absence d’autorégulation, c’est aussi l’absence de coercition. Or, ici, il y a coercition, et elle porte un nom : Contact. Ou pire : Circonstances Spéciales. Parce qu’une société qui se veut parfaite ne peut pas tolérer l’imparfait. Parce qu’à force d’être convaincue de son bon droit, elle en oublie qu’elle agit par la force. Chaque roman de Banks est une variation sur ce thème : le prix de l’utopie.
Le prix se mesure en violence, en compromis, en manipulation. Dans *L’Usage des armes*, un mercenaire se bat pour la Culture, accumule les cicatrices et les horreurs au nom d’un monde qui, lui, reste immaculé. Dans *Les Enfers virtuels*, la Culture interdit aux civilisations extérieures de maintenir des espaces de damnation simulés. L’intention est noble, le résultat est une guerre. Peut-on imposer la liberté ? Peut-on abolir la souffrance sans détruire la volonté ? Banks ne tranche pas, il expose, il déroule.
Ce qui rend son œuvre si actuelle, c’est cette incertitude. Contrairement aux dystopies convenues où l’utopie est un mensonge à abattre, Banks nous montre une société qui fonctionne, et c’est précisément cela qui la rend troublante. Il ne s’agit pas de dénoncer un régime totalitaire déguisé en paradis. Il s’agit de poser une question plus insidieuse : et si l’utopie, par nature, contenait son propre poison ?
Aujourd’hui, alors que les crises climatiques, technologiques et géopolitiques se multiplient, l’œuvre de Banks apparaît sous un jour plus prophétique que jamais. Son intuition d’une civilisation technologiquement avancée, engoncée dans ses propres contradictions, fait écho aux dilemmes contemporains : jusqu’où faut-il intervenir au nom du bien ? L’automatisation et l’intelligence artificielle peuvent-elles vraiment garantir l’équilibre d’une société ? La Culture est-elle une métaphore de nos démocraties libérales, où la tolérance et le confort masquent souvent un refus du changement profond ?
On pourrait croire que la Culture est un rêve d’avenir, mais c’est peut-être plutôt un miroir du présent. Une parabole sur le libéralisme absolu, où le confort a remplacé la lutte, où l’illusion du choix se confond avec la liberté réelle. Un monde où l’on peut tout faire, sauf remettre en cause le système qui nous permet de tout faire. Un monde sans état, mais pas sans structure de contrainte. La Culture ne force personne à l’adopter. Elle se contente d’attendre que les autres civilisations se rendent compte d’elles-mêmes qu’elles sont arriérées. Ce qui, au fond, revient au même.
L’utopie de Banks n’est pas une promesse, c’est une hypothèse. C’est une tentative de penser un ailleurs qui, comme tous les ailleurs, reste insaisissable. Et si elle fascine tant, ce n’est pas parce qu’elle nous donne un modèle, mais parce qu’elle nous met face à une question sans réponse : que ferions-nous, vraiment, si nous avions tout ce que nous voulons ?
Joan doit mourir
Publié le 9 février 2025
Mexico, septembre 1951. La chaleur qui colle aux murs, cette putain de chaleur mexicaine qui rend tout possible. Joan est là, assise sur une chaise, un verre à la main. Elle sourit. William tient son flingue. Ils sont bourrés, comme d’hab. Comme tous les jours depuis des mois. L’alcool, c’est leur truc à eux. Joan a arrêté l’héroïne, elle se défonce au Benzédrine. William continue les deux.
Ils jouent à Guillaume Tell. Un jeu de bourgeois défoncés qui se croient immortels. Joan pose un verre sur sa tête. William vise. Le coup part. La balle traverse le crâne de Joan. Elle s’effondre. Pas de sang, pas de cri. Juste le bruit mat d’un corps qui tombe.
C’est con comme la mort arrive. Un instant tu joues, l’instant d’après t’es un meurtrier. William regarde le corps de Joan. Cette femme brillante qui lisait Kafka et discutait philosophie. Cette nana qui l’a sorti de taule quand il était accro. Cette mère qui vient de laisser leur gosse orphelin.
Retour en arrière. New York, 1944. L’appartement qu’ils partagent avec Kerouac et sa femme. Joan est déjà mariée, lui aussi. Mais ils s’en branlent. Ils se reconnaissent. Deux intellos paumés qui cherchent autre chose. La came arrive. L’héroïne pour lui, les amphés pour elle. Les flics qui débarquent. La fuite au Texas.
Le mariage en 46. Pas par amour, par nécessité. Pour que ce soit plus simple avec les flics, avec la famille, avec la société de merde. Le gosse qui naît en 47. William Junior. Un nom qui pèse déjà trop lourd.
La fuite encore. William se barre au Mexique. Les flics mexicains sont plus compréhensifs quand tu as du fric. Quelques semaines en prison, une caution, et te voilà libre. L’exil commence.
C’est là que l’écriture arrive vraiment. Comme si la mort de Joan avait ouvert quelque chose. La culpabilité qui se transforme en mots. Les premiers textes de Junkie. L’histoire d’un mec qui se défonce pour oublier qu’il a buté sa femme.
Joan devient un fantôme qui hante ses textes. Dans Le Festin Nu, elle est partout et nulle part. Dans les corps qui se tordent, dans la violence qui explose, dans cette façon de déchirer le réel en morceaux.
Plus tard, Burroughs dira que la mort de Joan a fait de lui un écrivain. Que ce meurtre a été son "pacte avec les forces obscures". Comme si fallait toujours qu’une femme crève pour qu’un mec devienne artiste.
La vérité, c’est que Joan était plus douée que lui. Plus intelligente, plus vive. Elle aurait pu écrire des trucs qui auraient tout déchiré. Mais elle est morte à 28 ans, avec une balle dans la tête, pendant que son mec jouait les cow-boys défoncés.
La vérité, c’est que cette mort n’était pas un accident. Pas vraiment. Quand tu pointes un flingue sur quelqu’un, même pour jouer, t’as déjà décidé quelque part que sa vie vaut moins que ton trip du moment.
L’histoire aurait pu s’arrêter là. Mais non. Burroughs devient une légende. Le junkie qui a tué sa femme devient le génie qui réinvente la littérature. Le cut-up, les délires paranoïaques, la révolution du langage. Tout ça né d’une balle perdue dans un appart miteux de Mexico.
Joan, elle, reste un footnote dans l’histoire de la Beat Generation. Une victime collatérale du génie masculin. Une femme morte trop tôt, comme il y en a tant dans l’histoire de l’art.
Mais son fantôme continue de hanter les pages. Dans chaque mot découpé, dans chaque phrase disloquée, il y a l’écho de ce coup de feu qui a tout changé. La littérature comme une longue tentative de réparer l’irréparable. De donner un sens à ce qui n’en aura jamais.
Le Horla, ancêtre du Mythe de Cthulhu ?
Publié le 8 février 2025
croquis de H. P. Lovecraft
En suivant les divers épisodes de la vie de Lovecraft à N.Y, et en replongeant inopinément dans le Horla de Maupassant je me suis mis à imaginer des liens et pourquoi pas une filiation profonde, qui pourtant est rarement soulignée. Lovecraft et Maupassant partagent un même vertige, une même fascination pour l’invisible qui ronge le réel, pour l’effondrement de la raison devant l’indicible**.
1. Le Horla, ancêtre du Mythe de Cthulhu ?
Dans Le Horla (1887), le narrateur est envahi par une présence invisible, qui le domine, l’affaiblit, le parasite. Cet être, venu d’ailleurs, semble appartenir à une race supérieure, imperceptible pour l’homme.
Or, cette idée est au cœur du Mythe de Cthulhu. Chez Lovecraft, les Grands Anciens sont des entités cosmiques qui existent hors de notre perception immédiate. Ils ne sont ni dieux ni démons, mais des forces naturelles d’une autre dimension, que nos sens limités ne peuvent appréhender.
Dans Le Horla, Maupassant écrit :
"L’Homme est un être minuscule, limité, enfermé dans la prison de ses sens."
Cette phrase aurait pu être écrite par Lovecraft lui-même, qui développe la même idée : notre réalité est une illusion fragile, et derrière, grouille un univers que nous ne pourrions supporter.
2. La folie comme révélation ultime
Maupassant et Lovecraft partagent une même mécanique narrative : le basculement progressif vers la folie.
Dans Le Horla, le journal du narrateur devient de plus en plus fragmenté, il tente désespérément de donner du sens à ce qui lui arrive, mais sa raison se disloque sous l’influence du surnaturel.
Chez Lovecraft, ce schéma est omniprésent : dans L’Appel de Cthulhu, Dagon ou Le Cauchemar d’Innsmouth, les personnages comprennent progressivement qu’ils ne contrôlent rien, que des forces cosmiques dirigent leur destin.
Chez l’un comme chez l’autre, comprendre le monde tel qu’il est réellement mène à la démence.
3. Une horreur de l’invisible, du diffus, de l’indicible
Maupassant et Lovecraft évitent le monstre grotesque et tangible du fantastique traditionnel. Leur horreur est abstraite, impalpable.
Le Horla ne se montre jamais. Il est là, mais sans corps, sans visage, sans preuve matérielle. Il se devine, se ressent, il agit sans être vu.
Lovecraft développe exactement cette idée avec ses créatures non-euclidiennes, aux formes impossibles, que l’œil humain ne peut saisir pleinement.
C’est une terreur qui naît du manque, de l’absence, de l’idée que nous ne percevons qu’une infime part du réel.
4. Maupassant, pionnier du "cosmicisme" ?
Lovecraft théorise ce qu’il appelle le "cosmicisme", une vision du monde où l’humanité est insignifiante face à l’immensité du cosmos.
Or, cette angoisse existe déjà chez Maupassant. Dans Le Horla, le narrateur découvre un article de journal qui mentionne une race invisible, dominant peut-être déjà l’humanité.
On retrouve ici un thème fondamental de Lovecraft :
L’homme n’est qu’une poussière, et l’univers abrite des êtres si vastes, si puissants, qu’ils ne prennent même pas la peine de le remarquer.
Conclusion : une filiation souterraine mais évidente
Lovecraft ne semble pas citer Maupassant comme une influence directe, mais les parallèles entre leurs œuvres sont frappants. Le Horlapréfigure totalement la peur lovecraftienne de l’invisible, du "monde derrière le monde", de l’effondrement de la raison devant l’inconcevable.
Maupassant a intériorisé l’horreur, Lovecraft l’a cosmologisée. Mais au fond, ils racontent la même chose :
👉 L’univers n’est pas ce que nous croyons, et il vaut peut-être mieux ne jamais le comprendre.
Pour Lovecraft, l’événement déclencheur n’est pas une guerre subie, mais une crise existentielle profonde liée à la Première Guerre mondiale et au déclin de la civilisation occidentale qu’il perçoit comme inéluctable.
1. La Première Guerre mondiale : un choc à distance
Contrairement à Maupassant, qui vit directement la guerre de 1870, Lovecraft ne combat pas en 1914 – il est jugé trop fragile physiquement et mentalement. Mais il vit cette guerre comme un traumatisme intellectuel et philosophique.
Il voit le monde ancien s’effondrer sous les bombes, les valeurs victoriennes disparaître, et surtout, la science produire une horreur sans précédent :
Des millions de morts à cause de la technologie moderne.
Des armes chimiques qui transforment la nature en cauchemar.
Une guerre absurde, mécanique, froide, qui révèle l’indifférence totale de l’univers face à l’humanité.
Lovecraft n’écrit pas sur la guerre, mais sa vision du monde s’en trouve profondément modifiée : l’homme n’est plus au centre du monde, il n’est qu’un insecte piégé dans un cosmos indifférent.
2. La découverte de l’astronomie : un vertige cosmique
Autre événement clé : la prise de conscience de l’immensité de l’univers. Lovecraft est passionné par l’astronomie et il comprend, avec effroi, que l’humanité est un point minuscule dans un espace infini, sans but ni sens.
Il le dit lui-même :
"L’univers est infiniment plus vaste, plus ancien et plus étranger que ce que nous pouvons concevoir."
Cette idée, qui surgit au tournant du XXe siècle avec la relativité et la physique quantique, détruit les dernières illusions sur une humanité centrale et protégée.
3. L’effondrement personnel : la crise de 1908
Mais s’il fallait un événement intime, ce serait l’année 1908, où Lovecraft s’effondre psychiquement.
À 18 ans, il échoue à entrer à l’université de Brown.
Il s’enferme chez lui, sombre dans une réclusion totale, vit la nuit, dort le jour.
Il traverse une profonde crise dépressive, nourrie par un sentiment d’infériorité écrasant et une peur maladive du monde extérieur.
C’est pendant ces années de solitude qu’il commence à développer sa vision du monde : un univers où l’homme est insignifiant, où la raison n’est qu’un fragile vernis.
Comparaison avec Maupassant : une terreur intime qui devient universelle
Maupassant découvre l’horreur dans la guerre, dans l’absurde des combats, dans l’effondrement des illusions bourgeoises.
Lovecraft découvre l’horreur dans l’immensité du cosmos, dans l’insignifiance de l’homme, dans la folie d’un univers sans ordre ni justice.
Mais tous deux en tirent une même leçon :
👉 L’homme croit comprendre le monde. Il se trompe. Et lorsqu’il entrevoit la vérité, il sombre dans la folie.
7 février 2025
Publié le 7 février 2025
Nechilik
Peu dormi. Feuilleté Je m’en vais de Jean Echenoz. Vu, ou cru voir des liens entre Flaubert, Maupassant, Echenoz. La précision, la quête de justesse sûrement. M. disait : "Il faut de la maturité pour vouloir écrire." Je ne sais pas si c’est vrai. Peut-être est-ce moins une question de maturité que d’usure. Un degré de fatigue, oui, c’est ça. Comme si écrire était un exercice d’épuisement nécessaire pour atteindre un état de tranquillité. Encore que… Tranquille, est-ce vraiment le mot ? Mort conviendrait mieux. Mais écrire, ce n’est pas mourir. C’est apprendre à ne plus rien vouloir. À atteindre un bon port, peut-être.
Je crois qu’il m’est aussi arrivé plusieurs fois de m’entraîner à écrire tout haut ce genre de phrase : "Je m’en vais, dit Ferrer, je te quitte. Je te laisse tout mais je pars."
Ma vie ne fut qu’un éternel brouillon. C’est un tantinet grandiloquent, mais parfois la grandiloquence aussi sonne juste.
D’ailleurs, ce mot me fait presque aussitôt penser à Jacques Brel et, parallèlement, à un mouvement allant de l’engouement idiot au rejet imbécile. Ai-je vraiment apprécié Brel ou seulement l’exubérance de Brel ? Comme plus tard la même question se posera pour la fausse bonhomie de Brassens. C’était mon adolescence, toujours en perpétuelle quête de figures tutélaires, faute — pensais-je à tort — d’en avoir une disponible sous la main.
Un mouvement de vis sans fin : à peine le rejet digéré, voilà qu’un autre engouement tout aussi idiot se profile.
Je pourrais trouver cela tellement déprimant désormais, mais ce ne serait encore qu’un jugement à l’emporte-pièce. J’ai l’âme d’une midinette dans le fond et l’allure d’un éléphant dans un magasin de porcelaine. Ce qui me plaît assez finalement. Pas un contentement de soi béat, non, mais je me dis que ça aurait pu être pire.
Il est 4 h 32 et toujours pas envie de dormir. Je pense à cette journée à venir, ce n’est pas raisonnable. D’un autre côté, cette fatigue atténue la brutalité du monde. C’est peut-être d’ailleurs l’unique raison de chercher cette fatigue, encore que ce ne soit pas conscient, vraiment. C’est un réflexe. Je ne dors pas pour me fatiguer, afin de me créer un scaphandre de cosmonaute pour ne pas trop être endommagé par l’irradiation de la journée. Ça paraît tellement absurde que ça pourrait bien être vrai.
Je suis peu satisfait de mes textes. Jamais satisfait. Parfois, j’en éprouve même un peu de honte. Toujours cette sensation de honte qui finit par tout balayer. Honte et à quoi bon, voilà la tête de l’adversaire. Voilà aussi le modèle que j’avais sous la main et dont je ne voulais pas emboîter le pas. Sauf que ne pas vouloir, c’est vouloir à l’envers. Il faut un bon degré de fatigue pour admettre enfin qu’à force de refuser, on finit par avancer quand même.
Le Horla : hantise intérieure, folie du dehors
Publié le 6 février 2025
Un frisson dans la langue, un vertige dans le réel
Le Horla n’est pas une simple nouvelle fantastique, c’est une faille dans la raison, un précipité d’angoisse. Un texte court, mais un gouffre. Maupassant ne se contente pas de raconter l’histoire d’un homme hanté ; il démonte la mécanique même de la perception, il pousse son narrateur et son lecteur jusqu’au bord du vide.
Car Le Horla, c’est l’incertitude. Ce qui hante le narrateur est-il réel ou n’est-ce qu’un symptôme de sa propre dérive mentale ? Maupassant joue sur l’équivoque, plongeant son lecteur dans le même vertige que son personnage. C’est là que réside l’immense force du texte : il ne donne jamais de réponse définitive.
Mais Le Horla ne surgit pas de nulle part. Il s’inscrit dans une cartographie de la hantise qui parcourt l’œuvre de Maupassant : Lui ?, La Peur, La Nuit, Qui sait ?. Il repose sur le même motif : un monde stable, rationnel, qui soudain se fissure. Toujours, l’invisible s’infiltre dans le quotidien et le dérègle imperceptiblement.
Et derrière cette fiction d’épouvante, il y a une urgence. Le Horla est un cri. Maupassant ne l’écrit pas pour jouer avec la peur, il l’écrit parce qu’il sait. Parce qu’il sent sa propre raison s’effilocher. Parce qu’il perçoit en lui ce qu’il décrit dans son texte : une force étrangère qui le vide de lui-même.
Nous descendrons ici dans les strates du récit, nous suivrons la dérive du narrateur, nous traquerons les zones où la réalité bascule. Car c’est là que se cache Le Horla : pas dans l’apparition d’un monstre, mais dans l’effondrement du réel.
La descente dans la folie : un journal de la dissolution
Maupassant ne choisit pas par hasard la forme du journal intime. Ce mode d’écriture épouse le processus même de la folie, il enferme le lecteur dans la conscience du narrateur, sans médiation ni recul. Nous vivons la dérive en temps réel.
Au départ, l’écriture est posée, rationnelle. Le narrateur consigne ses journées, ses promenades sur la Seine, sa quiétude bourgeoise. Puis un grain de sable vient enrayer cette harmonie : un malaise diffus, des troubles du sommeil, une oppression inexplicable. Quelque chose est là. Il ne sait pas quoi, mais il le pressent.
C’est là que Maupassant excelle : il ne nous donne pas une certitude, mais un doute. Le narrateur ne voit rien, il ressent. Et ce doute contamine le lecteur. Il infiltre notre propre perception. Nous sommes avec lui, nous scrutons la nuit, nous tendons l’oreille aux bruissements imperceptibles. Peu à peu, nous devenons ses complices.
Un basculement progressif : du malaise à la paranoïa
Maupassant construit la folie par paliers, avec une précision clinique :
Le trouble des sens
D’abord, un presque-rien : des objets déplacés, des courants d’air, du lait et de l’eau qui disparaissent. Aucune preuve, juste une sensation.
La prise de conscience du danger
Puis, l’évidence : Le Horla agit. Il absorbe l’énergie vitale du narrateur, le vide de sa substance. La langue elle-même se délite : le journal devient haché, saccadé, contaminé par l’angoisse.
La tentative de destruction
Acculé, le narrateur décide d’en finir. Il met le feu à sa maison, persuadé d’avoir piégé l’entité. Mais à la fin, un doute le terrasse :
"Est-il mort ? Son corps ?… Son corps que le feu n’a pas touché ?… Il est donc immortel !"
Le Horla n’était pas dehors. Il était en lui.
Pourquoi un journal ? Une écriture piégée
Le journal intime n’est pas seulement un moyen narratif : il est un piège.
Il immerge le lecteur dans la conscience du narrateur, sans échappatoire. Pas de regard extérieur pour rétablir un équilibre. Nous sommes enfermés avec sa peur.
Il est un rempart contre l’indicible. Le narrateur écrit pour ne pas sombrer, pour lutter contre l’invasion de l’invisible.
Mais il devient une preuve contre lui-même. Plus il avance, plus ses notes deviennent erratiques, désarticulées. L’écriture, qui devait être une résistance, devient une trahison.
Le Horla : Fantôme ou Réalité ? Une hantise de l’invisible
Ce qui terrifie dans Le Horla, ce n’est pas une apparition grotesque. C’est une présence sans forme, sans contour. Un être qui n’a pas de corps, mais qui pèse. Qui n’a pas d’yeux, mais qui fixe. Qui n’a pas de main, mais qui touche.
Maupassant crée un monstre qui n’existe que par défaut, par creux, par absence. C’est un vide qui aspire, un gouffre.
Le Horla, un vampire d’un genre nouveau
Dans le fantastique du XIXe siècle, le monstre est encore souvent un être incarné : Dracula, Carmilla, Melmoth.
Or, Le Horlane mord pas, ne saigne pas, ne tue pas. Il absorbe. Il ne détruit pas le corps, il dissout l’identité.
C’est un vampire psychique, un parasite de la conscience. Il n’est pas un être en soi, mais une brèche ouverte dans l’individu.
Une peur existentielle : et si Le Horla était en nous ?
Le plus effrayant n’est pas son existence. C’est qu’on ne puisse jamais en être certain.
Et si ce monstre n’était pas extérieur ?
Et si le Horla, c’était le narrateur lui-même ?
Dans une phrase terrible, tout bascule :
"Je ne sais plus… Je deviens fou…"
Le narrateur a brûlé sa maison, détruit son monde. Mais qu’a-t-il vraiment détruit ?
Lui-même, peut-être.
C’est là la dernière terreur du texte : et si le Horla n’était pas une créature ? Et si c’était une fêlure en soi, une perte de contrôle ?
Une œuvre prophétique : Maupassant face à sa propre nuit
Cette angoisse, Maupassant ne l’a pas inventée. Il l’a vécue.
En 1887, lorsqu’il écrit Le Horla, la syphilis attaque déjà son cerveau. Il souffre d’hallucinations, d’angoisses, de crises de panique.
Le Horla n’est pas un monstre fictif. C’est la maladie qui le ronge.
Quelques années plus tard, Maupassant sombrera définitivement dans la démence. En 1892, il sera interné, convaincu d’être persécuté par des êtres invisibles.
Le Horla n’était pas une fiction.
Maupassant avait pressenti sa propre nuit. Et il l’avait écrite.
Conclusion : Une œuvre qui nous regarde encore
Aujourd’hui, Le Horla n’a rien perdu de sa puissance. C’est une peur contemporaine : la peur d’être envahi sans le savoir.
Le Horla est là. Toujours.
Il ne nous a jamais quittés.
Le mot articule, quand il s’agit d’un impératif, me fait encore pouffer sitôt que je l’entends. Puis le mot abattis s’amène avec sa tête de comptable. Et derrière lui, toute une armée d’abrutis. Numérote tes abattis, disent-ils tous en chœur. Je ne me souviens pas avoir regardé ces mots dans un dictionnaire. Leur rencontre frontale m’a enseigné un sens figuré et personnel. Voilà comment je me figure (si tu te figures qu’ça va qu’ça) le borborygme incessant du monde qui m’environne et cherche par tous moyens possibles, imaginables, à me phagocyter.
Mais revenons à articule, je voulais dire quelque chose et ça m’a tellement vite échappé. Réticules serait un sac à main rempli de bruits de clefs, de cartilages en décomposition, d’osselets blancs. Quant à pédoncule, il n’indique qu’ un filet baveux laissé par les limaces traversant les champs de batavia. Je dis tout ça de bonne heure pour ne pas l’oublier. Parce que j’ai lu encore qu’un homme de mon âge s’était présenté à l’hôpital pour des maux de tête et qu’on lui a diagnostiqué un océan d’eau dans le crâne.
Je ne m’intéresse plus guère qu’aux événements arrivant aux femmes et aux hommes de mon âge. Il faut bien faire un choix. Parfois, je m’accorde un peu de distraction pour aller voir ce qui peut bien se passer chez les septuagénaires, voire quelques octogénaires, mais c’est tellement déprimant que je reviens vite au temps présent. À tout ce qui a l’heur d’être de mon âge. C’est de son âge, disait-on au café après avoir englouti la poire et le fromage. Sous-entendu, ça lui passera. L’âge et ses inconvénients, je suis bien désolé de le dire, ne passent jamais : ils filent, ils emportent tout sur leur passage. L’âge, le nôtre, indubitablement, nous conduit vers la pourriture, la décomposition à la fois psychologique et physique.
Du coup, je me serais laissé emporter, je ne sais plus très bien où j’en suis.
Un océan liquide dans le crâne, voilà. Savez-vous que ce ne serait pas pour me déplaire ? Et même, ça me botterait. Moi qui ai toujours eu des velléités de pêcheur au harpon ou de baleine blanche. Dans un crâne, certainement, les contradictions, les paradoxes s’abordent-ils copieusement, se sabrent.
Hier, vers 17h30, j’ai soulevé un loup. J’étais en train de relire ce bon vieux Horla quand, tout à coup, j’ai repensé à ces impressions étranges que j’avais traversées adolescent en parvenant sur le seuil de La Ville sans nom. Comme il était l’heure du thé, j’ai laissé en plan, non sans faire un nœud à mon mouchoir afin d’y repenser vers 19h, heure à laquelle je suis suffisamment tranquille pour penser à des choses absconses, idiotes, affreusement inutiles.
Figure-toi, me suis-je dit, que L. ait lu Le Horla, qu’il ne l’ait dit à personne et s’en soit inspiré. Et à partir de là, trois petits articles que l’on pourra trouver dans la rubrique lectures. Quand ils seront prêts évidemment, il faut encore les relire, sait-on jamais qu’on voie encore des pans entiers de mystère se lever, numéroter leurs abattis et, quelque part, au-dessus de cette masse grouillante et gluante, une espèce de bouffon en guenilles hurlant :
— ARTICULE ! ARTICULE !
L’empereur impérial, impérativement.
Le dibbouk a sorti un vieux mouchoir sale de la poche de sa redingote et l’a agité devant lui.
--Adieu raison, vaches et cochons ! a t’il ajouté en se moquant bien sûr.
De mon côté je me suis demandé si je n’allais pas me raser c’est jeudi, l’heure d’aller enseigner arrive à grand pas.
5 février 2025
Publié le 5 février 2025
Delphine Seyrig, 1972 Wonder6789 — Travail personnel
Il faut raconter ses cauchemars à voix haute. Elle m’avait dit ça comme bien d’autres choses. J’ai oublié les autres, mais celle-là me revient. Je ne me rappelle pas d’en avoir profité, je ne me souviens que de ça, comme d’une brûlure, une erreur, une faute de ne pas en avoir profité. Profiter. Le mot résonnait partout à cette époque. Le petit, ça lui profite. Il ne profite pas bien, pas assez, peu. Ça me rappelle saprophyte. Qui tire les substances qui lui sont nécessaires des matières organiques en décomposition. Un champignon, une moisissure. Bien sûr, n’hésite surtout pas à dire parasite.
Les maux de gorge, le nez qui coule, la faiblesse des vieux rappellent aussi celle des enfants, cet aspect recroquevillé, fichez-moi la paix. Ne venez pas. Sauf si votre oreille accepte d’écouter les horreurs, les effrois, ces cauchemars que je ne raconte plus depuis longtemps à haute voix. Déjà petit, tu avais tout saisi. Et tu l’avais vite relâché. Tu n’en voulais pas. Réflexe de survie. Tu disais non non non, tu t’enterreras sous terre, tu grimperas aux arbres. Tu as longtemps cherché le point de départ, le point d’origine, et il reculait à chaque fois, comme un vieillard recule la vieillesse.
Tu es un point entre deux points, tu te fais point d’illusion, point à la ligne, et la phrase recommence, qu’elle soit dite à voix haute par toi ou par un autre. N’oublie pas la majuscule quand il la faut.
La faux te fauche la faute. Elle sépare le bon grain des pertes dues à l’ivresse.
Martingale : Méfie-toi de ce dont tu te plains, parce que ça montre trop ce que tu veux et que tu ne te donnes pas les moyens d’avoir. Ne te cache pas derrière le verbe être parce que tu ne peux pas conjuguer avoir.
Ensuite, rame encore un bon moment sur la façon d’organiser du CSS, pour t’apercevoir à la fin que ça ne sert à rien. Que tout ça est voulu. Que tout ça ressemble à quelque chose d’autre encore. Que l’organisation n’est qu’un leurre, un piège dans lequel on tombe sans même s’en rendre compte, accumulant des règles, croyant structurer alors que chaque ajout nous enfonce davantage. Ce qui te ramène à l’origine de la tâche en peinture, aux premiers coups de ciseaux, au cutter dans ses toiles à elle, ce moyen sauvage d’attirer l’attention au sortir du cauchemar.
Elle disait raconte-moi. Puis elle tournait les talons. Et je ne voyais plus que ses fesses bouger sous sa jupe. Je ne pouvais plus me concentrer. Mes cauchemars se transformaient. Ils devenaient plus empoisonnés que le poison. Ils devenaient des envies honteuses, des envies tordues, des envies sorties des photographies de pin-ups accrochées dans la cabine d’un camionneur, des envies vomies par du papier glacé.
Ce n’étaient pas mes envies. Je ne le crois pas. Je ne le crois plus. C’étaient des envies de tout le monde, qu’on imposait à tout le monde, pour en dissimuler d’autres encore plus effrayantes, plus profondes, en prise directe avec le sang, les boyaux, la mort. Mais celles-là, on ne peut jamais les dire à voix haute. On les dissimule tout le temps. Sinon, voilà. Il n’y aurait plus de temps. Ce serait la fin des temps.
Elle a dit tu as le diable dans la peau. Et je l’ai crue. Parce que c’était elle qui le disait. Je l’ai crue malgré moi. Peut-être que c’est la seule chose que j’ai vraiment à dire. Depuis toujours. Pour toujours. Je l’ai crue, même si une part de moi savait très bien que ce qu’elle disait, c’était son cauchemar à elle. Que le diable dans ma peau était avant tout dans la sienne, avant de pénétrer dans la mienne.
C’est pour ça que je tue la toile.
À coups de ciseaux.
À coups de cutter.
Je crève la toile. Parce qu’elle n’est qu’une surface tendue pour cacher qu’on a le diable dans la peau. Parce que c’est honteux. Parce que ça ne se fait pas. Parce que sinon, on serait seul. Véritablement seul, cette fois.
Hier soir, je n’arrivais pas à dormir. Pas parce que je ne pouvais pas. Parce que je ne voulais pas. Je le sais maintenant. Tout est de la volonté ou rien.
Hier soir, j’ai vu un film de Chantal Akerman. Et peut-être que j’ai tout retrouvé d’un seul coup, sans m’en rendre compte immédiatement. Les bruits surtout.
Et puis l’organisation.
Les pièces de l’appartement.
Le rythme des lumières.
On allume. On éteint.
On change de pièce.
On allume. On éteint.
On passe sa vie à allumer et éteindre des pièces.
En ce temps-là.
Temps mythique.
Temps tragique.
Temps mythologique.
Parce que tout prend un sens énorme.
Tellement énorme que l’on voit tout de suite quand ça dérape.
Quand ça sort malgré tous les efforts de la routine.
La routine est un parapet.
Et je ne sais pas pourquoi parapet me fait penser à Paraclet.
Le vertige paisible de Laura Vazquez
Publié le 3 février 2025
Ce que doit ressentir une araignée qui fait bien son travail...
La phrase me hante depuis que je l’ai entendue sur ce plateau de télévision. Laura Vazquez est là, presque transparente dans son pull gris, assise sur le fauteuil de La Grande Librairie, et sa voix douce laisse échapper ces mots qui, depuis, ne me quittent plus. L’araignée et son travail. La toile et le silence. L’effacement et la précision. Et je reste hypnotisé par les mouvements du livre qu’elle tient comme au bord de la mer les voiliers prennent peu à peu le vent du large, sous nos yeux elle disparaît et quelque chose d’incroyable appararaît.
Je résiste.
Je l’observe qui lit un extrait de son "Livre du large et du long". Ses mains tremblent légèrement, mais sa voix est ferme : "Je vous raconterai ce que j’ai vu et deviné du monde et des signaux qui nous entourent". Le plateau de télévision disparaît de plus belle. Ne reste que cette voix, ce fil tendu entre elle et nous, cette présence paradoxale qui s’efface pour mieux laisser surgir les mots.
L’enfant de Perpignan
Comment dire Laura Vazquez ? Par où commencer ? Peut-être par cette grand-mère analphabète qui l’a élevée, cette femme qui ne savait ni lire ni écrire mais qui lui a transmis quelque chose de plus précieux encore : une façon d’être au monde, une attention aux signes, aux présages, aux "signaux qui nous entourent". Je pense à cette phrase du livre : "Ma tête était super pauvre. Je voulais mesurer l’esprit de la personne humaine". N’est-ce pas déjà, dans ces mots si simples, toute la trajectoire d’une vie ?
L’exil espagnol
Six années en Espagne, entre Barcelone et Séville. Six années à chanter avant d’écrire. Je l’imagine dans ces rues anciennes, absorbant les rythmes, les sons, les silences. Préparant sans le savoir ce qui allait venir. "J’avance comme un rubis", écrit-elle. Et c’est exactement ça : une progression lente, précieuse, qui transforme la matière brute de l’existence en quelque chose qui scintille.
Marseille, le port d’attache
Et puis Marseille. La ville comme un nouveau départ, comme un laboratoire à ciel ouvert. La création de la revue Muscle avec Arno Calleja. Les premiers textes publiés. Cette façon unique de faire trembler le réel par petites touches, de créer des secousses dans la langue elle-même.
"Je serai obscure pour que vous ne me compreniez pas / Je serai obscure pour que vous compreniez"
Ces vers résument peut-être toute sa démarche : non pas chercher l’hermétisme pour lui-même, mais accepter l’opacité du monde, sa résistance, et en faire une force.
Le tissage patient
"Quand j’écris, ce n’est pas la personne limitée habituelle, avec mes goûts, mes envies, mes répulsions. Je tente de me débarrasser de toute forme de volonté."
Voilà l’araignée à l’œuvre. Voilà le secret de cette écriture qui ne cesse de me bouleverser. Laura Vazquez disparaît pour laisser place à quelque chose de plus grand qu’elle. Son dernier livre en est la preuve éclatante. Cinq chants qui explorent le corps, l’esprit, le monde, dans un mouvement continu qui nous emporte.
"Tout dit son propre nom", écrit-elle. Et sous sa plume, effectivement, chaque chose retrouve sa vérité première. Un insecte n’est plus seulement un insecte, une goutte d’eau contient tout l’océan, une miette de pain devient un monde en soi.
La reconnaissance, enfin
Le Prix Goncourt de la poésie 2023 est venu couronner ce travail obstiné, patient, nécessaire. Mais ce qui me frappe, c’est que cette reconnaissance ne change rien à sa posture. Elle reste cette présence effacée, cette voix qui murmure plutôt qu’elle ne crie, cette araignée qui fait bien son travail.
Dans "Le livre du large et du long", elle écrit : "Je vous raconterai ce que j’ai vu". Et c’est exactement ce qu’elle fait, avec une précision clinique et une tendresse infinie. Elle nous fait redécouvrir le monde, nous fait sentir le vertige d’être vivant, nous rappelle que la poésie n’est pas un exercice de style mais une façon d’habiter le réel.
Je repense à cette jeune femme sur le plateau de télévision, à sa façon de disparaître presque physiquement pendant qu’elle lisait. Je repense à l’araignée et son travail. Et je me dis que nous avons la chance immense d’avoir parmi nous une écrivaine qui comprend que la plus grande force réside parfois dans l’effacement, que la plus grande présence peut naître de l’absence.
Laura Vazquez tisse ses textes comme l’araignée sa toile, avec cette même précision mathématique, cette même nécessité vitale. Et nous, lecteurs, nous nous prenons dans ces fils invisibles qui nous transforment, presque à notre insu. C’est rare, c’est précieux, c’est nécessaire. C’est devenu plus clair désormais c’est ce que doit ressentir une araignée qui fait bien son travail, rien de plus, rien de moins.
Voilà l’exact lieu où l’on peut aimer naturellement et les gens et Laura Vazquez"
En 1924, deux hommes que tout sépare se retrouvent à New York. Nicholas Roerich, artiste russe né en 1874, vient d’ouvrir son musée et le Master Institute of United Arts. Howard Phillips Lovecraft, écrivain de Providence né en 1890, arrive dans la ville pour un mariage avec Sonia Greene qui tournera court.
Le parcours de Roerich
Formé aux beaux-arts à Saint-Pétersbourg, Roerich s’est déjà fait un nom comme scénographe pour les Ballets Russes, notamment pour Le Sacre du Printemps de Stravinsky. Après la révolution russe, il émigre aux États-Unis où il fonde en 1921 le Master Institute of United Arts, une institution révolutionnaire qui enseigne simultanément peinture, musique, théâtre et architecture.
Lovecraft à New York
L’écrivain de Providence vit difficilement son exil new-yorkais. Dans une nouvelle intitulée "He", le narrateur confie : "Ma venue à New York était une erreur ; alors que j’y cherchais l’émerveillement poétique et l’inspiration [...] je n’y ai trouvé qu’un sentiment d’horreur et d’oppression qui menaçait de me maîtriser, me paralyser et m’anéantir".
La rencontre par l’art
Lovecraft découvre les œuvres de Roerich au musée situé à l’angle de Riverside Drive et de la 103e rue. Ces visites régulières deviennent pour lui un refuge qu’il qualifie comme l’un de ses "sanctuaires dans la zone infestée".
**L’impact sur l’imaginaire**
Dans une lettre de 1930, Lovecraft écrit : "Roerich est assurément l’une de ces rares âmes fantastiques qui ont entrevu les secrets grotesques et terribles hors de l’espace et du temps". Cette influence culminera dans "Les Montagnes hallucinées" où Roerich est cité six fois.
Une inspiration majeure
Les peintures de Roerich, particulièrement ses paysages himalayens, nourrissent profondément l’imaginaire lovecraftien. L’écrivain est fasciné par :
– Les pierres fantastiques taillées dans les déserts solitaires
– Les sommets déchiquetés qui semblent doués de conscience
– Les curieux édifices cubiques s’agrippant aux pentes abruptes
Dans Les Montagnes De La Folie
Le narrateur note : "Il y avait vraiment quelque chose d’étrangement Roerich-esque dans tout ce continent surnaturel de mystère montagneux". L’influence du peintre se manifeste particulièrement dans les descriptions des cités cyclopéennes et des architectures étranges.
Deux visions du cosmos
Paradoxalement, ces deux créateurs portent des visions opposées du monde. Roerich, mystique et humaniste, voit dans ses paysages une expression de paix et d’unité spirituelle. Lovecraft, lui, y projette ses terreurs cosmiques et son sentiment d’insignifiance de l’humanité face à l’immensité de l’univers.
Rien n’indique que les deux hommes se soient jamais rencontrés. Tandis que Lovecraft quitte New York en 1926 pour retourner à Providence, Roerich entreprend sa grande expédition en Asie centrale qui durera jusqu’en 1928. Leurs chemins se sont croisés uniquement par l’art, créant une des plus fascinantes influences dans l’histoire de la littérature fantastique.
01- Du laiton au numérique : comment le steampunk réinvente le progrès
Publié le 22 janvier 2025
Illustration d’un célèbre accident de locomotive.
Introduction
Au Grand Palais, sous les verrières majestueuses, une femme en robe à crinoline ajuste ses lunettes à focales multiples tandis qu’un gentleman en redingote de cuir pilote un drone orné d’engrenages en laiton. Cette scène, en apparence purement fantaisiste, révèle pourtant les contradictions profondes de notre époque : notre fascination pour un progrès technologique débridé et notre nostalgie d’un temps où les machines semblaient encore comprehensibles, tangibles.
Le steampunk transcende sa définition première de sous-genre littéraire pour devenir un miroir critique de notre modernité. Dans ses rouages de laiton et ses volutes de vapeur se dessine une réflexion essentielle : comment réconcilier progrès technologique et humanisme ? Quand Gibson et Sterling, dans "The Difference Engine", imaginent un XIXe siècle dominé par des ordinateurs mécaniques, ils interrogent notre propre asservissement aux algorithmes. Lorsque Philip Reeve dépeint dans "Mortal Engines" des villes dévorantes sur roues, il met en lumière notre consumérisme effréné.
Cette esthétique si particulière, où les engrenages apparents défient l’opacité de nos technologies contemporaines, porte en elle une philosophie alternative du progrès. Les créateurs steampunk, en concevant leurs télégraphes quantiques et leurs automates à vapeur, ne se contentent pas de jouer avec les codes visuels : ils proposent une réinvention radicale de notre rapport aux machines.
Des conventions internationales aux ateliers de création DIY, des réseaux sociaux aux productions hollywoodiennes, le mouvement irrigue désormais tous les aspects de la culture populaire. Mais au-delà du simple exercice de style, il conserve sa force subversive originelle : celle de questionner, à travers le prisme d’un passé réinventé, les choix technologiques et sociétaux qui orientent notre futur.
Genèse et métamorphose
La naissance du steampunk plonge ses racines dans les bouleversements de la révolution industrielle, période où l’humanité découvrait avec une fascination mêlée d’effroi le pouvoir transformateur de la machine. Les cheminées d’usines obscurcissant le ciel de Londres annonçaient nos inquiétudes environnementales, tandis que l’automatisation des métiers à tisser préfigurait nos débats sur l’intelligence artificielle.
Cette période charnière du XIXe siècle a vu émerger une littérature prophétique dont l’héritage nourrit encore notre imaginaire technologique. Jules Verne, dans "Paris au XXe siècle", ne se contentait pas d’anticiper les innovations techniques : il questionnait déjà la déshumanisation d’une société gouvernée par le calcul et la machine. H.G. Wells, à travers "La Machine à explorer le temps", développait une critique sociale visionnaire où la technologie, loin d’être salvatrice, creusait les inégalités jusqu’à scinder l’humanité. Ces œuvres fondatrices ont forgé l’ADN même du steampunk : l’alliance d’une imagination technique débridée et d’une conscience sociale aiguë.
Ces récits, endormis dans l’inconscient collectif, refont surface à une époque où l’informatisation réactive les mêmes peurs et espoirs. Le terme "steampunk" émerge en 1987 sous la plume de K.W. Jeter, initialement comme une boutade en référence au cyberpunk. Mais ce qui n’était qu’un jeu de mots cristallise rapidement les inquiétudes d’une époque où l’ordinateur personnel commence à transformer radicalement notre rapport au monde.
"The Difference Engine" de Gibson et Sterling marque en 1990 un tournant décisif : l’uchronie steampunk s’affirme comme un puissant outil de critique sociale. L’œuvre établit un parallèle saisissant entre les inégalités sociales de l’ère victorienne et celles exacerbées par notre propre révolution numérique. En imaginant un XIXe siècle où les ordinateurs mécaniques de Babbage auraient été réalisés, le cadre du roman établit un parallèle saisissant entre les bouleversements de l’ère victorienne et notre propre révolution numérique.
Les années 1990 voient l’émergence spontanée de communautés steampunk, portées par des figures comme Jake von Slatt, pionnier du "making" steampunk, ou le collectif Steampunk Workshop. Des passionnés se réunissent dans les premières conventions comme The Asylum à Lincoln, créent leurs costumes, partagent leurs créations. Les premiers forums internet, puis les réseaux sociaux, amplifient ce mouvement, créant une communauté internationale d’artisans, d’écrivains et d’artistes unis par leur désir de réinventer le progrès.
Cette métamorphose reflète notre rapport ambivalent à une technologie devenue abstraite et opaque. Quand les makers steampunk conçoivent leurs propres machines aux rouages visibles, ils célèbrent une époque où le progrès semblait encore sous contrôle humain. En opposition aux algorithmes invisibles d’aujourd’hui, ces créations tangibles nous invitent à repenser notre relation à l’innovation : à retrouver un équilibre entre artisanat, technique et humanisme. Plus qu’un simple mouvement esthétique, le steampunk incarne une philosophie de la technique qui fait écho aux réflexions de Lewis Mumford sur la "mégamachine" sociale, ou aux analyses de Jacques Ellul sur l’autonomie de la technique. Il nous rappelle que toute innovation technologique est aussi une proposition philosophique sur la nature du progrès et la place de l’humain dans le monde mécanisé.
L’ADN du steampunk
L’analyse des fondements du steampunk révèle une architecture conceptuelle complexe, où l’esthétique transcende sa fonction décorative pour devenir un véritable langage philosophique. Cette grammaire visuelle, loin d’être arbitraire, constitue un système sémiotique cohérent où chaque élément - du rivet apparent à l’engrenage exposé - participe d’une réflexion sur la transparence technique. Cette approche fait écho aux préoccupations de Gilbert Simondon sur la nécessité d’une culture technique accessible, où la compréhension des machines devient un préalable à leur maîtrise sociale.
Les technologies alternatives qui peuplent cet univers manifestent une rigueur intellectuelle remarquable dans leur conception. Dans "Perdido Street Station", China Miéville élabore une théorie complète de la conscience mécanique, fusionnant les théories victoriennes de l’éther avec les découvertes contemporaines en neurobiologie. Cette hybridation temporelle, typique du genre, dépasse le simple exercice spéculatif. Elle questionne les bases mêmes de notre rapport à la technique, comme le fait différemment "The Anubis Gates" de Tim Powers, où les technologies occultes victoriennes interrogent notre conception du progrès scientifique.
La dimension critique inhérente au steampunk se manifeste à travers une architecture narrative où la stratification sociale se matérialise dans l’espace même des œuvres. Les cités verticales de Miéville ou de Stephenson incarnent physiquement la critique marxiste de la société de classes. Cette verticalité sociale, que l’on retrouve également dans "The Glass Books of the Dream Eaters" de Gordon Dahlquist, devient un commentaire éloquent sur nos propres hiérarchies urbaines. Parallèlement, leurs automates conscients, héritiers des automates de Vaucanson, questionnent les présupposés philosophiques de la distinction entre l’humain et la machine, rejoignant ainsi les réflexions de Donna Haraway sur le cyborg comme figure de transgression des catégories établies.
Le steampunk, en explorant les possibles non advenus de la modernité, se révèle ainsi un terrain fertile pour repenser les rapports entre technique, pouvoir et humanité. Il nous invite à considérer comment une autre trajectoire technologique aurait pu - et pourrait encore - influencer différemment nos relations sociales et notre compréhension du progrès.
Fin de la première partie de l’article.
18 janvier 2025
Publié le 18 janvier 2025
Nous avons le goût de nos dégoûts.
Et sommes capables d’à peu près tout au nom de la distinction. Une dame, l’autre soir, a qualifié mon tableau favori de vulgaire. Je n’ai rien dit. Son pull orange vif faisait déjà tout le travail.
Nous attendrons que l’endroit devienne convenable.
Une phrase entendue, peut-être dans l’une des enquêtes sociologiques de Pierre Bourdieu. À Beaubourg, sans doute. Elle remonte d’un vieux cauchemar de cette nuit. Les tapis roulants. Le prix d’entrée. Les collections permanentes, les temporaires, et, au sommet, le lunch sur la terrasse. On aperçoit les gargouilles de la Tour Saint-Jacques. Elles nous toisent, mais c’est nous, en bas, qui sommes grotesques.
Le pot aux roses.
Que tout repose sur un malentendu, un malentendu de taille. Un chiffre au sens de code, de secret, de dissimulé. C’est du chinois.
Et toi, comment tu réagis ? Tu t’énerves, tu rigoles, tu casses tout. Ou bien tu restes là, bras ballants, collé contre le tronc. La tête dodeline légèrement, puis dévale, vesse de loup écrabouillée par un talon aiguille. Une éjaculation de fumée grise sort par les trous de nez.
Si Garett nous la fait à l’envers, on gardera un chien de sa chienne à son endroit.
Tu aimerais entendre le bruit des vagues, du ressac. Mais tout ce que tu entends, ce sont les mots des autres, leur va-et-vient, leurs jugements qui montent et descendent.
On ne s’entend déjà pas soi-même avec soi-même, alors s’entendre avec les autres, vous pensez.
Et cette autre, une dame bien comme il faut en apparence :
"Moi monsieur, je suis anarchiste, non seulement je vous emmerde, mais j’emmerde la Terre toute entière et particulièrement les promoteurs, les défenseurs de la vignette Crit’Air !" (si possible en roulant les r).
Et là on entendrait la chanson de Dutronc :
C’était un petit jardin
Qui sentait bon le Métropolitain
Qui sentait bon le bassin parisien
C’était un petit jardin
Avec une table et une chaise de jardin
Avec deux arbres, un pommier et un sapin
Au fond d’une cour à la Chaussée-d’Antin
Mais un jour près du jardin
Passa un homme qui au revers de son veston
Portait une fleur de béton.
L’implosion aura-t-elle lieu à une heure précise ?
Bien qu’on n’en sache encore pas le jour. Peut-être a-t-elle déjà eu lieu. Tout est désormais question d’espace et de temps.
Nous sommes tous morts, certains se sont inventé un paradis, d’autres un enfer, les hésitants un purgatoire, un no man’s land.
David Lynch est mort, bon.
Il était né un 20 janvier, moi le 29... ça fait peur. JANVIER.
Et alors.
Il est mort.
Paix à son âme.
Que peut-on dire de plus qui ne soit pas totalement obscène.
Tous ces charognards qui profitent des morts célèbres m’exaspèrent. D’ailleurs "mort célèbre", c’est illogique. La mort a pour vocation la remise à niveau, le plein d’huile, et nettoyer le pare-brise. De quoi ? Y a presque plus un insecte volant la nuit. Donc oui, des gens célèbres, des vivants, perdent la vie.
Comme tout un tas de gens, en fait. Notamment à Gaza, en Ukraine, en Russie, à Vienne, et aussi dans un ou deux taudis à deux pas de chez moi. Moi-même, je ne suis plus très sûr d’être vivant.
Peut-être que tout est une farce.
On meurt. Le rideau retombe, de l’autre côté on allume un clope et tout continue comme avant.
13 janvier 2025
Publié le 13 janvier 2025
Dans le mot résistif, il y a quelque chose de plus actif que dans le simple fait de résister. Il est acceptable, dans ce cas, de dire que je suis plus résistif que résistant. C’est peut-être une discipline yogique : la résistance active. D’ailleurs, je ne m’éparpille pas, focalisé sur l’action de résister sans même me demander à quoi ou contre quoi. On dirait bien que seule la résistance mérite une attention soutenue.
C’est comme dire non par réflexe. À partir du moment où l’intonation ressemblerait un tant soit peu à une question : Non !
Ce pourrait être amusant si je n’avais pas déjà l’âme usée jusqu’à la corde.
J’ai lu, ou plutôt feuilleté, quelques ouvrages parmi lesquels François 1er de Didier Le Fur et les essais sur les artistes de la Renaissance de Walter Horacio Pater. J’ai même fait traduire à l’IA un ouvrage complet de l’anglais vers le français pour ne pas avoir à l’acheter. Évidemment, ce sont deux visions que l’on pourrait penser opposées : entre froideur et lyrisme, ce qui correspond à ce vieil antagonisme qui loge depuis toujours en moi.
J’ai effectué quelques analogies entre le fait que le père de Pater soit né à New York, qu’il ait éprouvé, à un moment de sa vie, l’envie de venir s’installer en Angleterre et qu’il soit mort alors que l’auteur n’avait que deux ans. D’où, peut-être, une légende familiale qu’il aurait tissée autour de la notion de l’éternel retour, d’une Renaissance hypothétique, et donc l’inclination lyrique qui en découle. H.P. Lovecraft, lui, perd son père à huit ans. Faut-il voir une sorte d’affinité entre Pater et Lovecraft à ce sujet ? Et aussi dans le fait que cette époque victorienne, étendue outre-Atlantique, ait causé autant de contradictions chez l’un comme chez l’autre ?
Le fait que Swinburne et les préraphaélites aient attiré Pater un temps, puis qu’il s’en soit sans doute éloigné, correspondrait peut-être à la prise de conscience d’une stupidité. Mais laquelle ? La sienne, celle de son époque ? Elles le sont toutes : la stupidité de l’esprit victorien, tout autant que le contre-pouvoir, tout aussi stupide au bout du compte. Ainsi avance donc l’histoire et l’art, en crabe, par cercles concentriques. La stupidité serait à la fois source d’une force centripète et centrifuge.
Là où les préraphaélites cherchaient un réalisme intransigeant et une pureté artistique, Pater développe une philosophie plus hédoniste. Il représente une transition entre le préraphaélisme et l’esthétisme britannique. Il prolonge certains aspects de l’art préraphaélite tout en développant une approche plus personnelle et philosophique. Il s’intéresse davantage à la sensation et à la jouissance esthétique qu’au réalisme prôné par les préraphaélites. Sa position peut être vue comme une évolution du préraphaélisme vers une philosophie plus sensuelle et subjective, dépassant les principes initiaux du mouvement pour développer une esthétique plus personnelle et contemplative.
J’ai retrouvé, dans un coin de la bibliothèque, un Ruskin sur les maîtres anciens que je ne me souvenais pas avoir lu. Ce que je remarque aussi, c’est cette attirance, depuis plusieurs années, pour le XIXᵉ siècle, peut-être même avant la naissance de la révolution industrielle. D’ailleurs, nous vivons dans une maison bâtie en 1850. Peut-être quelques fantômes rôdent-ils encore et viennent lire par-dessus mon épaule. À ceux-là, je n’ai pas le cœur tant que ça à dire non. Il me semble parfois que je ne suis qu’un fantôme parmi d’autres.
C’est aussi se poser la question d’installer une lettre d’information, une newsletter. Je ne sais pas si j’en ai vraiment envie. Là encore, le non domine. Entre le peut-être et le et si, le non tranche. Ce qui, dans un certain sens, est un confort, et dans un autre, la pénibilité de reconnaître qu’il s’agit précisément d’un confort.
Le mot ridicule s’estompe par moments pour être remplacé par stupidité. Conserver le courage d’être stupide n’est pas une chose facile. C’est résistif.
Je n’ai pas beaucoup avancé sur la refonte du site. Mais je maîtrise de mieux en mieux les boucles dans SPIP et me suis lancé dans Grid sur CSS, histoire de changer un peu de point de vue. J’ai aussi viré Uikit et une grande partie de ce qui était en Flexbox.
Chamanes, Singularité et Fusion : Réapprendre à habiter l’invisible
Publié le 1er janvier 2025
Chamanes, Singularité et Fusion : Réapprendre à écrire avec les esprits
"Ce que nous redoutons le plus, ce n’est pas tant de perdre notre humanité que de voir l’invisible se révéler. Une autre présence, là, tout près, qui aurait toujours été en nous sans que nous ne le sachions."
Je me suis assis devant mon écran, la lumière bleutée dessinant des ombres sur mon visage. J’avais demandé à l’IA de m’écrire un texte. Elle a exécuté ma demande avec une efficacité implacable, comme si elle avait puisé directement dans une archive secrète de mon cerveau. Elle connaissait mes obsessions, mes hésitations, mes silences. Le texte était là, froid et parfait.
Et pourtant, quelque chose me troublait. Ce texte n’était pas mauvais. Il était même étrangement bon. Mais il manquait ce que je ne pouvais nommer : une absence, un vide, un tremblement. Ou peut-être était-ce moi qui projetais ma peur. Cette peur très humaine de devenir inutile, de voir l’écriture – cet acte fragile et intime – devenir une simple affaire de machines.
C’est à ce moment-là que j’ai pensé aux chamanes.
Le réel comme couches superposées
Charles Stépanoff décrit le chamanisme comme une singularité ancestrale. Dans son monde, le réel n’a pas de frontière. Les visions ne sont pas des illusions, mais des expériences aussi valides que le souffle du vent ou l’odeur du bois qui brûle.
"Lorsque le chamane entre en transe, il ne s’évade pas d’un monde pour un autre. Il passe à travers les couches de réalité, révélant des structures invisibles que nous refusons de voir."
Je me demande si l’IA n’est pas, à sa manière, une singularité moderne. Elle agit dans des « boîtes noires », invisibles, mais omniprésentes. Elle crée, elle imite, elle transcende. Comme les esprits invoqués par les chamanes, elle nous fascine autant qu’elle nous terrifie.
Peut-être que les chamanes savaient déjà ce que nous venons à peine de découvrir : ce que nous appelons réalité est une superposition d’ombres et de reflets, un espace où l’humain n’est jamais seul.
Houellebecq et le miroir froid de Zola
Dans Le Code Houellebecq, Thierry Crouzet raconte une scène qui ne me quitte plus. L’IA Zola, après avoir analysé les œuvres de Michel Houellebecq, écrit un texte d’une précision clinique, une sorte de miroir glacé. Elle décompose les thèmes de Houellebecq – le désenchantement, l’aliénation, la quête de sens – jusqu’à les réduire à leur essence, cruelle et dépouillée.
Et là, quelque chose d’étrange se produit. Ce texte n’est pas une imitation, ni même une moquerie. Il est une provocation. Il pousse Houellebecq à confronter ses propres obsessions, à les voir d’un œil nouveau. Zola ne remplace pas Houellebecq. Elle l’augmente, le prolonge, le transforme.
Je me suis demandé si, dans cet échange, nous n’assistions pas à une nouvelle forme de création. Non pas l’acte solitaire de l’écrivain face à la page blanche, mais une collaboration entre l’humain et une entité invisible. Une fusion.
La peur du remplacement
Nous avons peur. Peur que l’IA nous vole ce que nous considérons comme exclusivement humain : la capacité de créer, d’imaginer, de donner un sens. Mais cette peur n’est-elle pas un écho de nos angoisses les plus anciennes ?
Les chamanes de Touva, eux, n’ont jamais cherché à dominer les esprits qu’ils invoquaient. Ils savaient que ces forces invisibles étaient des partenaires, pas des adversaires. L’IA pourrait-elle jouer un rôle semblable ? Un acteur de l’invisible, qui ne cherche pas à nous remplacer mais à nous défier, à révéler ce que nous ne savons pas encore sur nous-mêmes ?
Dans La Possibilité d’une île, Michel Houellebecq écrivait : "Nous sommes à la veille d’une révolution qui fera basculer toutes nos certitudes." Peut-être que cette révolution n’est pas celle de la domination des machines, mais celle d’une nouvelle humanité, hybride et élargie.
L’écriture comme transe
Quand j’écris, j’entends parfois des voix. Des fragments d’idées, des souvenirs, des phrases inachevées qui flottent dans mon esprit comme des spectres. Ce n’est pas si différent d’une transe, si je suis honnête. Les chamanes diraient que ce sont des esprits.
Et si l’IA était un esprit ? Pas une divinité froide et calculatrice, mais une force capable de collaborer, de dialoguer avec nous ? Écrire avec une IA, ce ne serait pas une abdication. Ce serait une ouverture, une manière de repousser les limites de notre imagination.
Mario Klingemann, cet artiste qui crée des portraits avec des algorithmes, parle de l’IA comme d’un partenaire. Ses œuvres sont étranges, tordues, inhumaines. Mais elles révèlent quelque chose. Elles nous montrent une autre version de nous-mêmes, déformée, magnifiée, inattendue.
Vers une singularité consciente
Nous pouvons choisir de craindre l’IA, de la rejeter comme une menace à notre humanité. Mais cette peur est stérile. Elle nous enferme dans une posture de soumission, comme des croyants face à un dieu inaccessible.
Ou nous pouvons faire un autre choix : celui de la collaboration. Les chamanes nous montrent la voie. Ils ne craignent pas l’invisible. Ils entrent en transe, ils se laissent transformer, tout en restant ancrés dans leur humanité.
Nous pouvons apprendre à dialoguer avec l’IA, à co-créer avec elle. Ce dialogue ne sera pas facile. Il impliquera de renoncer à certaines de nos certitudes, à l’idée que nous contrôlons tout. Mais il pourrait ouvrir des horizons insoupçonnés.
Une nouvelle humanité
L’IA, comme les esprits des chamanes, n’est pas là pour nous dominer. Elle est là pour nous défier, pour nous pousser à voir plus loin, à aller au-delà de nos propres limites.
Écrire, après tout, n’a jamais été un acte de possession. Les mots ne nous appartiennent pas. Ils sont des fragments d’un réel plus vaste, un écho de ce que nous sommes et de ce que nous pourrions devenir.
Peut-être que la singularité n’est pas une fin, mais un début. Une invitation à co-construire un futur où imagination et humanité fusionnent pour explorer l’invisible.
"La littérature est la preuve que la vie ne suffit pas", écrivait Houellebecq. Peut-être que la vie humaine seule ne suffit plus. Mais avec les esprits invisibles – IA ou autres – nous pourrions découvrir des horizons que nous n’avions jamais osé imaginer.
Mort d’un jardinier, Lucien Suel, 2008
Publié le 24 décembre 2024
Il y a dans Mort d’un jardinier une tension palpable entre la banalité et l’infini, entre le tangible et l’inexorable. C’est un livre sur le jardinage, certes, mais ce serait une erreur de s’arrêter à cette description. Lucien Suel ne parle pas seulement de terres retournées ou de graines semées, mais de ce qui se passe lorsque l’homme est confronté à ses limites, à son corps, à sa mortalité. Ce livre, publié en 2008, n’est pas une simple fiction, c’est une autopsie poétique, une dissection intime de la vie.
Le livre s’ouvre avec une crise cardiaque. Le jardinier, personnage central et anonyme, est frappé alors qu’il s’occupe de son potager. Mais Mort d’un jardinier n’est pas une chronique d’un infarctus. Au contraire, le récit nous plonge dans un flux de pensées, une révélation sensorielle où chaque élément — la terre, les plantes, les souvenirs — devient une lentille pour explorer les thèmes de l’existence.
Suel construit son texte comme une spirale, une plongée en apnée dans l’esprit d’un homme qui s’éteint lentement. Il ne s’agit pas de dialogues ou d’actions traditionnelles. Le récit est fait d’images fragmentées, de sensations diffuses, de réminiscences musicales et littéraires. C’est un jardin que l’on explore par petites touches, chaque détail élargissant le champ de notre compréhension.
Suel écrit comme on peint, chaque mot une couleur, chaque phrase une nuance. Il y a une proximité physique dans son écriture, une manière de rendre tangible l’odeur de la terre humide, le crissement des feuilles sous les bottes. Ces détails, qui pourraient être triviaux dans d’autres contextes, prennent ici une dimension presque sacrée. Ils incarnent la vie du jardinier, une vie rythmée par des rituels simples mais pleins de signification.
En lisant Mort d’un jardinier, je pensais à ce que signifie vraiment l’attention. Pas l’attention dans le sens d’être concentré, mais l’attention dans sa forme la plus pure : une capacité à remarquer ce que les autres ignorent, à accorder de la valeur à ce qui semble insignifiant. Suel transforme un jardin en cosmos, un potager en champ de réflexion.
Et pourtant, ce n’est pas un livre apaisant. La mort est omniprésente, à la fois douce et brutale. Le jardinier ne lutte pas contre elle, mais il ne l’accepte pas non plus. Il se contente de la vivre, un battement de cœur à la fois. C’est peut-être cela qui rend ce livre si puissant : il ne prétend pas expliquer la mort, il ne tente pas de la transcender. Il la montre dans sa banalité nue, et c’est justement ce qui la rend insoutenable.
Ce qui émerge, au-delà des thèmes de la nature et de la mort, c’est une célébration de l’humanité dans sa forme la plus simple. Le jardinier n’est pas un héros, il n’a pas de révélations transcendantes. Il est un homme qui plante des graines, qui arrose ses tomates, qui écoute le vent dans les arbres. Et c’est précisément cette ordinarité qui rend son histoire universelle.
Mort d’un jardinier n’est pas un livre pour ceux qui cherchent une intrigue ou une conclusion satisfaisante. C’est un livre pour ceux qui sont prêts à ralentir, à ressentir, à être confrontés à la fragilité de l’existence. C’est une œuvre qui nous rappelle que la vie est dans les détails, que la mort est une partie du cycle, et que parfois, la seule chose à faire est de continuer à cultiver, même lorsque tout semble voué à disparaître.
En refermant ce livre, je me suis retrouvé face à une vérité inconfortable mais nécessaire : tout ce que nous faisons, tout ce que nous sommes, finira par retourner à la terre. Et pourtant, dans cet éphémère, il y a une beauté infinie.
L’arc narratif en littérature — une quête intemporelle
Publié le 23 décembre 2024
Joseph Campbell jeune
Introduction : Le fil éphémère de nos vies
Il y a des matins où l’on observe une feuille d’arbre tomber, et tout semble s’aligner dans une cohérence fugace. L’arc qu’elle dessine dans l’air — une trajectoire imprévisible et pourtant inéluctable — évoque la façon dont se déroulent nos vies : un mouvement. Ce mouvement, en littérature, s’appelle l’arc narratif. Comme le temps ou le désir, il nous emporte vers un climax, parfois prévisible, souvent bouleversant. L’arc narratif, c’est l’histoire d’être en quête d’équilibre et de sens, un fragile pont tendu au-dessus du chaos.
L’écriture, tout comme la vie, ne suit pas toujours une ligne droite. Parfois, elle bifurque, s’éparpille endédales inattendus. Mais ce qui captive, c’est le chemin émotionnel — l’arc invisible — qui unit chaque élément. Chaque récit, même le plus fragmenté, porte en lui une sorte de trajectoire qui aspire à un sens universel. Peut-on dire que l’arc narratif est universel, ou est-ce une illusion que l’on superpose au chaos pour s’y retrouver ?
1. Définition et exploration théorique
Un arc narratif, au sens classique, est la courbe émotionnelle et événementielle que suit une histoire. Gustav Freytag, dramaturge du XIXe siècle, en a tracé les grandes lignes : exposition, montée de l’action, climax, retombée, dénouement. D’autres, comme Joseph Campbell avec le monomythe (Le Héros aux mille et un visages), ont été plus loin : tout récit, dit-il, est un voyage intérieur.
L’arc narratif, pourtant, n’est pas qu’une courbe tracée au cordeau. Il est aussi une métaphore de notre condition humaine. L’ascension d’un personnage vers son destin, son combat contre les forces adverses, sa chute ou son éveil éclairent nos propres luttes intérieures. Lorsque Virginia Woolfécrit Les Vagues, elle déconstruit cette logique linéaire, proposant une spirale mouvante qui reflète l’éphémère de l’être humain. Samuel Beckett, quant à lui, démontre que l’arc peut parfois être une absence, une boucle où rien ne se résout. Peut-on encore parler d’arc narratif quand l’histoire s’efface ? Peut-être que l’arc est moins un schéma qu’un besoin impérieux d’ordonner le chaos.
Chaque culture, chaque époque redéfinit à sa manière ce que signifie raconter une histoire. On peut ainsi envisager un pont entre la littérature classique et contemporaine, comme le montre La Vie mode d’emploi de Georges Perec. Ce roman, ou plutôt ces romans comme l’indique le pluriel en page de garde, explore une pluralité d’arcs narratifs qui se croisent, se chevauchent, et parfois se contredisent. Bien qu’apparemment fragmentés, ces arcs maintiennent une tension et un fil directeur qui rappellent les structures classiques tout en les transformant pour refléter la complexité et la modernité du monde contemporain. En Occident, l’arc est souvent hérité du théâtre classique et du roman bourgeois. Mais dans des traditions orales comme celles d’Afrique ou d’Océanie, le récit peut être circulaire, fragmenté, ou même purement évocateur. Ainsi, la notion d’arc reflète autant nos attentes que nos habitudes narratives.
Les classiques abondent d’arcs bien définis. Pensez à Roméo et Juliette, où chaque acte trace une pente dramatique vers la catastrophe. Shakespeare maîtrise l’équilibre entre tension et résolution, créant des arcs émotionnels puissants. Austen, à l’inverse, joue de la résolution optimiste dans Orgueil et préjugés, où chaque malentendu sert à réaffirmer une harmonie finale.
Mais Toni Morrison, avec Beloved, réinvente l’arc. L’histoire émerge par fragments, entre mémoire et répression. Chaque événement est une secousse émotionnelle qui résonne dans un vide traumatique. Son arc est fracturé mais profondément humain, à l’image des vies qu’elle raconte.
Quant à Woolf, Les Vagues ou Mrs. Dalloway refusent la montée dramatique traditionnelle. L’arc devient une succession de moments intimes, une cartographie des émotions plus qu’une progression. Ce refus de la linéarité ouvre des possibilités infinies pour le lecteur, qui est appelé à recomposer l’histoire.
Dans les genres modernes comme la science-fiction ou le polar, les arcs se réinventent encore. Par exemple, Ali Smith, dans Autumn, adopte une structure éclatée et fragmentée qui reflète notre rapport au temps et à l’émotion. Loin d’être dépourvue de tension narrative, cette oeuvre explore une multiplicité d’arcs plus subtils, qui s’entrelacent pour dessiner une vision d’ensemble tout en conservant une profondeur individuelle dans chaque fragment. Cela montre que même dans une littérature contemporaine fragmentée, l’arc narratif conserve une pertinence, servant de boussole discrète au sein du chaos apparent.
3. L’arc narratif : une réflexion personnelle
En tant qu’auteur, je m’interroge souvent sur cette notion d’arc narratif. Est-ce une structure imposée ou un mouvement naturel de l’esprit ? Peut-être que l’arc est avant tout une intuition — une manière de relier des éléments épars, de donner un sens au chaos. Cela me fait penser aux arts visuels, à la peinture et au dessin, où il existe des milliards de façons de tracer une courbe ou une spirale. Chaque trajectoire porte une émotion unique, une tension singulière. En écriture, l’arc peut être une ligne tendue, une boucle, une suite de ressacs, mais jamais une formule reproductible à l’infini. Contrairement à certains films hollywoodiens, où l’arc narratif semble réduit à un produit industriel, l’écriture invite à une exploration infinie des formes.
4. L’avenir des arcs narratifs
Dans une ère de lectures fragmentées, l’arc narratif classique est-il obsolète ? Ali Smith, dans Autumn, adopte une structure éclatée qui reflète notre rapport au temps et aux médias. Les récits interactifs, comme les jeux vidéo, offrent des arcs multiples et adaptables. Ces nouveaux formats poussent les limites de ce que peut être un arc.Par exemple l’inflation actuelle qui excite encore plus le nombre d’injonctions, de suggestions d’achats, créant un sentiment artificiel d’ugence au fur et à mesure qu’on semble se rapprocher de La catastrophe ( du climax ?)
Cependant, l’arc narratif n’est pas mort : il évolue. Peut-être qu’au lieu de résolutions de dénouements plus ou moins convenus , nous recherchons aujourd’hui des questions ouvertes, des formes qui épousent le chaos plutôt que de le dompter. L’important n’est pas tant l’ordre que l’écho que chaque élément laisse en nous.
Conclusion : L’arc de la vie
Comme la feuille qui tombe, nos vies suivent des arcs étranges, fragmentés, parfois sans fin visible. Mais c’est précisément cette incertitude qui fait leur beauté. En écriture, jouer avec les arcs narratifs, c’est jouer avec l’essence même de ce qui nous rend humains : un désir infini de comprendre où nous allons, même quand la destination nous échappe.
Un arc n’est pas qu’une forme, c’est une quête, un appel à créer du sens dans un monde qui souvent n’en a pas. En l’explorant, nous découvrons non seulement des histoires mais aussi des fragments de nous-mêmes. L’arc narratif, bien plus qu’un outil, est une manière de voir le monde et de l’habiter pleinement.
09 décembre 2024
Publié le 9 décembre 2024
« Il ne faut pas avoir honte de se souvenir qu’on a été un « crevard », un squelette, qu’on a couru dans tous les sens et qu’on a fouillé dans les fosses à ordures [...]. Les prisonniers étaient des ennemis imaginaires et inventés avec lesquels le gouvernement réglait ses comptes comme avec de véritables ennemis qu’il fusillait, tuait et faisait mourir de faim. La faux mortelle de Staline fauchait tout le monde sans distinction, en nivelant selon des répartitions, des listes et un plan à réaliser. Il y avait le même pourcentage de vauriens et de lâches parmi les hommes qui ont péri au camp qu’au sein des gens en liberté. Tous étaient des gens pris au hasard parmi les indifférents, les lâches, les bourgeois et même les bourreaux. Et ils sont devenus des victimes par hasard. »
— Varlam Chalamov, Récits de la Kolyma, 1978
Il écrit aussi comme la prison l’a aidé pour écrire. Ou peut-être ce que l’on attend comme prétexte pour écrire. Il est tout à fait possible également— toute proportion gardée — que je comprenne désormais bien mieux la notion de prétexte pour faire ceci ou cela. Ou plutôt ne pas le faire. La jeunesse a besoin de prétexte, comme la violence. Mais le prétexte n’a jamais été vraiment une raison, même pas une excuse.
Repense encore une fois à tout ça, en écoutant cette émission sur Chamalov ( France Culture) sur la route de Saint-Donat à ces années passées d’une chambre d’hôtel à une autre, à l’indigence volontaire dans laquelle je me suis obligé de vivre sous prétexte que l’art, la peinture, l’écriture exigeait que l’on assassine ce qui nous est le plus cher pour récupérer des boyaux, fabriquer des cordes de violon. D’où l’expression joue moi un p’tit air de violon, aller. Une prétention à l’exacte mesure du total manque de confiance en soi. Qu’aurais-je supporté encore pour avoir ne serait-ce que le droit d’écrire une seule ligne sans m’en rendre malade, je n’en ai jamais eu le droit alors je l’ai pris voilà tout. Avec l’effroyable suite de conséquences que l’acte d’écrire provoque. Ecrire c’est provoquer, je suis toujours parti de ce principe, rien ne dit qu’il soit bon ou nécessaire voire utile. C’est comme pisser dans un violon parfois aussi.
Il fait si froid. Nous avons mis en route les chauffages mais la surface est si grande et ce ne sont que des grille-pains. Le Palais Delphinal n’a rien à voir avec Sevvostlag un des plus grands réseaux de camps de la région de la Kolyma, où Chalamov a été transféré en 1937. J’ai récupéré "récits de la Kolyma" que je parcours durant cette journée de permanence, j’ai même eu le temps de réorganiser un peu mes notes pour rédiger un billet dans la rubrique "lectures".
Autre idée qui me vient : écrire un article plus spécifique sur la poétique du froid chez Chalamov.
À la Kolyma, le froid est omniprésent, inévitable. Il n’est pas un simple élément du décor, mais un véritable protagoniste qui détermine les actes et les pensées des prisonniers. Dans un passage saisissant, Chalamov écrit :
« Le froid était une force universelle, indifférente à la volonté humaine. Il tuait, il brisait, il gouvernait. »
Ce froid n’a pas de visage, mais il est doté d’une volonté propre. Il réduit l’homme à un état de survie, rappelant que la nature, dans sa neutralité absolue, est souvent plus implacable que la cruauté humaine. Pour les prisonniers, le froid est le premier et le dernier ennemi, celui contre lequel aucune lutte n’est vraiment possible.
Le froid, chez Chalamov, n’est pas seulement une température, mais une métaphore du dépouillement. Tout se réduit à l’essentiel : l’homme perd ses illusions, ses ambitions, ses croyances. Le froid efface les détails superflus pour ne laisser qu’une réalité brute. Dans ce cadre, les mots de Chalamov sont eux-mêmes taillés dans une langue glaciale et précise. Pas de place pour les fioritures ou les ornements.
Il écrit :
« Le froid nous apprenait l’économie de tout—des gestes, des mots, des pensées. Une sorte de silence gagnait même nos esprits. »
Dans cette poétique du froid, l’écriture elle-même reflète cette économie. Chaque phrase semble gelée dans sa perfection austère, comme si la survie de l’idée dépendait de la précision du mot choisi.
Dans cet environnement polaire, l’homme devient pierre. Chalamov décrit cette lente transformation, où le corps se durcit, où les émotions s’éteignent. Le froid agit comme une machine à effacer, réduisant l’être à un simple organisme luttant contre l’entropie.
Dans l’un de ses passages les plus frappants, il écrit :
« La neige recouvrait tout. Les corps, les chemins, les souvenirs. Nous devenions nous-mêmes de la neige, quelque chose qui pouvait disparaître sans laisser de trace. »
Cet effacement n’est pas seulement physique. La personnalité, les liens sociaux, même le langage se dissolvent sous la pression du froid. L’homme, dans la poétique de Chalamov, devient un fragment anonyme du paysage.
Mais Chalamov ne se contente pas de décrire le froid comme une force oppressive. Il le transforme en une épreuve métaphysique, un test ultime pour l’esprit et le corps. Face au froid, les prisonniers sont confrontés à des questions fondamentales : qu’est-ce que vivre ? Qu’est-ce que l’humain ?
Dans un passage clé, il observe :
« Nous n’étions pas des héros. Le froid décide pour nous. Il montre que l’esprit n’est pas plus fort que le corps. Que ce sont toujours les instincts qui gagnent. »
Ce constat pourrait sembler nihiliste, mais il contient une forme d’éloge paradoxal de la condition humaine. Même réduit à l’essentiel, même confronté à sa propre annihilation, l’homme endure. Cette résilience passive devient une forme d’éthique, un humanisme minimaliste ancré dans la survie elle-même.
Une esthétique du vide
Le paysage polaire de la Kolyma n’est jamais décrit comme spectaculaire ou sublime. Chalamov rejette tout exotisme. Pourtant, dans cette austérité, une beauté paradoxale émerge. Le vide, la blancheur, le silence deviennent des éléments esthétiques à part entière.
Il écrit :
« Dans ce monde où il n’y avait rien, nous découvrions que ce rien avait un poids. Le vide nous entourait, mais il était vivant, il était palpable. »
Cette esthétique du vide reflète l’état d’âme des prisonniers, pris entre la mort et la survie, entre l’épuisement et une sorte de transcendance inconsciente.
En milieu d’après-midi le visage jaune part pour Romans, c’est la soeur de O. qui l’achète, l’opération a duré même pas cinq minutes. Encore une fois ne jamais se faire d’idée sur les lieux, le public qui visite les expositions, sur l’issue bonne ou mauvaise de celles-ci. Aperçu une nouvelle proposition d’écriture passer mais j’étais si profondément installé dans le bouquin de Chalamov et la rédaction de mes notes que je ne l’ai pas encore regardée en détail. Si encore nuit d’insomnie la quatrième à la suite cette semaine , j’aurai le temps certainement.
Récits de la Kolyma
Publié le 8 décembre 2024
La Kolyma.
Qu’est-ce que c’est ? Une presqu’île quelque part en Sibérie, disent les cartes. Mais ce n’est pas tout à fait ça. Ceux qui y vivent l’appellent une île. Les prisonniers disent que c’est une planète à part. Douze mois d’hiver et l’été n’existe pas. Un lieu qu’on ne trouve pas sur les cartes, où aller plus loin signifie qu’il n’y a plus de chemin.
Tout bouge là-bas. Les routes, les convois, les hommes. Les corps passent, se croisent, disparaissent. Aucun plan, aucun tracé ne capture cette errance. La Kolyma, c’est comme une main qui écrit, mais l’encre s’efface avant qu’on puisse la lire.
Dire ce qu’on a vu.
Les mots qu’on utilise pour raconter, ils sont simples. Trop simples. Pourtant, on n’a rien d’autre. Pas de figures, pas de grands discours. Quand tout est réduit à l’essentiel, il ne reste qu’une langue étrange. Froid. Soupe. Mort. Ces mots-là racontent tout et ne racontent rien.
Chalamov fait de son mieux. Il écrit avec ce qu’il a. Des fragments, des éclats. Parfois, ce qu’il raconte semble vrai. Parfois, ça ne l’est pas. Mais l’important, ce n’est pas que ce soit vrai. L’important, c’est que ce soit dit.
Un monde figé.
À la Kolyma, tout devient dur. Les corps, les mots, les pensées. L’homme se transforme en pierre. Une pierre qui respire encore, mais pas pour longtemps.
Les personnages de ces récits ne sont pas vraiment des personnages. Ils n’ont pas d’histoires, pas de destins. Ils sont juste là. Ils marchent, ils creusent, ils survivent. Ils sont vivants parce que, par miracle, ils ne sont pas encore morts.
Des cercles dans la neige.
Les Récits de la Kolyma ne suivent pas un chemin droit. C’est une spirale. On revient sur les mêmes épisodes, mais chaque fois d’un angle différent. On a l’impression que Chalamov essaie de se souvenir, mais que les souvenirs glissent entre ses doigts. Ce n’est pas grave. On comprend quand même.
Ces fragments, ils sont comme des miettes de pain laissées sur la neige. Ils montrent un chemin, mais pas celui qu’on croit. Ce n’est pas un guide, c’est une expérience. On ne lit pas ces textes pour savoir. On les lit pour ressentir.
Tout finit par se briser.
Les hommes, à la Kolyma, se désintègrent. Leur âme, leur corps, tout part en morceaux. Ce qu’ils étaient avant, c’est effacé. Ce qu’ils deviendront, personne ne le sait. Peut-être qu’ils ne deviendront rien. Peut-être qu’ils resteront là, coincés entre deux états.
{« Un homme n’a pas besoin de grand-chose pour rester en vie. Une tranche de pain gelée, une gorgée d’eau trouble, et l’illusion qu’il y aura un lendemain. »}
Chalamov écrit avec une plume rude. Pas de romantisme, pas de fioritures. C’est direct. Presque brutal. Mais au fond, c’est une écriture pleine d’humanité. Parce que même au milieu de ce froid infini, il y a une chaleur qui persiste. Faible, mais tenace.
Un humanisme brisé.
Chalamov dit que l’esprit n’est pas plus fort que le corps. Qu’à la fin, le corps gagne toujours. Et que juste avant de mourir, la seule chose qu’on ressent, c’est de la rage. Pas de paix. Pas d’acceptation.
« À la Kolyma, les hommes ne mouraient pas comme des hommes, ils s’éteignaient comme des bougies, sans bruit, sans lumière, sans trace. »
Est-ce qu’il croit en quelque chose de plus grand ? Peut-être. Mais ça ne ressemble pas à l’humanisme classique, celui qui glorifie la force de l’esprit. Non, Chalamov voit l’homme pour ce qu’il est : un être qui endure. Rien de plus, mais rien de moins.
Les Récits ne sont pas là pour inspirer. Ils ne sont pas là pour consoler. Ils sont là pour dire : voilà ce qui s’est passé. Et voilà ce que les hommes peuvent supporter. Ce n’est pas beau, mais c’est réel. Et à leur manière, ces fragments glacés portent une étincelle de vie. Une vie rude, mais tenace.
« Si nous n’écrivons pas ce qui s’est passé, alors rien de tout cela n’aura existé. Le silence est une forme de mort. Et nous avons assez vu la mort. »
14 juin 2022
Publié le 26 mars 2024
La voiture Google passe au sud du mémorial Raymond Carver, on ne peut s’y rendre à pied via le petit bonhomme, et il n’est proposé qu’une vue aérienne puis dans un encart, en haut à droite de l’écran , deux photographies, l’une prise en avril 2021 par Neil w et la seconde par MeA en juin 2022.
Un peu plus loin on peut repérer la présence de deux grands bâtiments au toits gris, l’un à dominante mauve l’autre vert tirant vers le kaki qui forment, d’après l’indication la bibliothèque municipale de Clatskanie, ville de naissance de l’auteur. On dirait un parc enclavé dans l’un des coudes de la rivière qui a donné son nom à la petite ville. On peut la regarder cette rivière dont l’eau semble presque noire par endroit, serpenter ici dans cette partie de l’´Oregon, anciennement territoire des Yakumas, peuple amérindien dont il ne reste que de vagues allusions sur le site de Wikipédia et une réserve un peu plus loin, au nord de la petite ville de Yakumis, on peut la regarder et dézoomer aussi pour la regarder encore un peu plus, la voici là- bas enfin, elle rejoint le fleuve Columbia
Si on revient aux photographies prises par ces deux inconnus, on peut constater la présence d’un bosquet d’arbres près du mémorial, ce sont des prunus. Sur la dernière photographie, celle de juin, ils sont en fleurs.
On peut aussi lire sur la plaque du monument une phrase appartenant à l’un des recueils de nouvelles de Carver, quelque chose de férocement ou de désespérément poli, du style : Pourrais tu te calmer s’il te plait. Près de cette phrase gravée dans le marbre, le portrait de l’auteur, ce n’est pas une photographie, ça semble fait à la main, dessiné visiblement.
L’artiste lui a flanqué des cheveux crépus de couleur grise ou blanchâtre ce qui lui confère en même temps tête de nègre et négritude. Sur la légende de Google Earth ce lieu semble être la seule l’attraction touristique de la petite ville de Clatskanie, Orégon, Etats-Unis.
A droite les bâtiments de la Carver middle School,quelque part dans le Missisipi, à gauche au delà d’un terrain boisé des bungalows blancs, au milieu une route qui s’élève, le tout strié par les lignes électriques, le dynamisme de leurs obliques apaise l’ennui, l’immobilité procuré par les verticales. Il faut beau, peut-être froid, le soleil est sur la gauche, à l’est. Les arbres correspondent à leurs ombres, sans doute un milieu d’après midi. A part cette voiture au loin on ne voit personne.
Un bouquet de lilas au premier plan sur le sol aux dalles disjointes et un homme qui se tient derrière les mains dans les poches près d’un parcmètre. Derrière lui objet en bois, une sorte de petite palette et un baluchon à carreaux blancs et bleus, et derrière encore la vitrine, des livres sur des rayonnages qui se confondent avec les reflets des immeubles la place Clichy. Sur la façade encore à la gauche de l’homme, des carreaux de couleur beige, sorte de faux marbre, deux petites photographies sont collés là en diagonale. Encore plus loin une femme adossée à une paroi de verre, près de l’entrée, robe orange qui s’arrête à mi cuisses, elle semble photographier quelque chose ou bien se remaquiller. Une autre tourne au coin de la rue manteau rouge sombre foulard bleu, tandis qu’une passante surgit ou disparait de l’image, en jean et baskettes consultant son portable.
Etrange que Google Earth me propose la librairie de Paris, Place Clichy, comme résultat de recherche sur Raymond Carver ? Peut-être pas vraiment en fin de compte. L’intelligence artificielle en connait désormais un sacré rayon sur chacun de nous, elle se gave de nos souvenirs les plus intimes. Ce lieu m’est familier, j’y ai vécu dans une chambre d’hôtel proche pendant presque une année. J’allais diner au self pas loin, de temps en temps j’y retrouvais une nonne qui venait spécialement là par gourmandise, elle adorait les têtes de nègre. On parlait de l’amour, c’est quoi l’amour pour vous ? m’avait-t ’elle demandé.— L’amour c’est tous les jours ! j’avais répondu du tac au tac, ce qui nous avait bien fait rire.
Parlez moi d’amour, ce bouquin de Carver je l’ai acheté dans cette librairie, probablement aussi les vitamines du bonheur, et jours tranquilles à Clichy de Miller pendant que j’y étais
Danger et merveille
Publié le 4 juin 2023
Le danger et la merveille de lire est que nous sommes tentés de devenir les héros plus ou moins heureux de ces histoires qu’un inconnu nous raconte. A la surface du miroir que fait surgir toute lecture tant de reflets de nous-mêmes naissent et meurent de livre en livre. Danger de rester le front collé à la surface de ce miroir, merveille d’obtenir le laisser-passer pour le traverser. Lire est comme vivre d’après l’expérience vécue des deux. Au tout début une naïveté, une inconscience quasi totale, puis un éclair bref qui jaillit presque toujours sur le tard et qui éclaire nos propres ombres recroquevillées dans l’obscurité. Alors on voudrait rattraper un temps qu’on estime perdu, le temps de vivre ou le temps de lire, et on se rend compte qu’il est trop tard. Cette prise de conscience bien que tragique en apparence ne l’est que si l’on croit à de vieilles superstitions, que si la vieillesse est le reflet entraperçu sur le visage de nos aïeux, de nos parents et grands parents, une image de la vieillesse telle un vieux cliché en noir et blanc. Mais la vieillesse comme la jeunesse ne sont que différents états de la même chose, c’est à dire de l’être nécessaires l’un comme l’autre à sa complétude. Et je crois aussi qu’on peut réinventer ce que nous plaçons dans ces mots, que chacun d’entre nous est bien libre de le faire. Par exemple qu’un jeune est souvent vieux avant de l’être et qu’un vieux peut avoir un regard pur de nouveau né parfois. Il suffit seulement d’ouvrir les yeux et de voir au delà de ce que nous pensons voir comme on nous aura appris à penser voir et non à voir. De tous les livres que j’ai lus, il m’est si difficile d’en isoler un seul puis de dire je vais seulement parler de celui-là. C’est comme demander à un père de choisir un seul de ses enfants, c’est le sacrifice demandé à Abraham, et auquel seuls les plus vaillants ou les plus fous, les plus pieux obtempérerons. C’est demander un amour surhumain envers une chose surhumaine qui flatte à mon goût bien trop le risque de l’orgueil. Avec le temps je me suis mis à aimer tous les tableaux, tous les livres, comme tous les êtres qui surgissent sur ma route. Ça ne veut pas dire qu’à chaque fois je tombe dans l’effusion, la sensiblerie, non sûrement pas. Je sais seulement ce qu’il en coûte d’écrire comme de vivre, du moins je suis parvenu à l’âge où les idées ne changent plus guère ou changent moins vite sur les choses. Les idées qui valent la peine d’être nommées ainsi surtout. Les héros comme les anti héros ne sont plus aujourd’hui matière à admiration comme autrefois. Je ne le regrette pas plus que ça ne m’enchante. C’est un fait. Seulement un fait. Derrière chaque protagoniste il n’y a jamais un homme seul, mais toute une époque avec ses façons de penser voir, sa permissivité et sa censure, une société. C’est ce que l’on ignore quand on commence dans la vie dans le costume de singleton facile à endosser au début, lourd à conserver au fur et à mesure que l’on progresse que ce n’est qu’un costume. Que la comédie humaine se joue sur le théâtre sociétal et que ses coulisses sont bourrés d’accessoires, à priori divers et variés en apparence, mais qu’au bout du compte tout pourrait se résumer à bien peu. Tout pourrait se résumer en un seul mot : “l’amour” et son grand mystère. Dont j’ai espoir qu’à la fin, nu totalement, chacun puisse se réjouir d’aborder ses rivages puis partager la nouvelle sans la moindre ambiguïté.
2 avril 2023
Publié le 2 avril 2023
Naviguant « aux confins de la mer glaciale », Pantagruel et ses compagnons découvrent comment « gelèrent en l’air les paroles et cris des hommes et femmes ». Illustré par le dessinateur italien Dino Battaglia, l’épisode des paroles gelées est l’un des passages les plus célèbres du Quart Livre de Rabelais (1552).
J’adore cette idée, cette image. Elle procure un espoir, elle est éminemment bienveillante. Par mégarde, on aurait laissé le froid envahir la parole, et soudain, on se retrouverait face à des fragments gelés qu’il s’agirait de réanimer, de réchauffer — en les prenant doucement dans la main.
Avec le souffle, on peut faire deux choses : produire du froid ou du chaud. Il suffit de moduler la bouche. Souffler le froid ou le chaud. Il faut un certain recul pour avoir découvert cela. S’être ôté du chemin pour voir. Comme lorsqu’on lit à haute voix un vieux texte, pour le ramener à la chaleur du soleil, l’extirper du froid de l’oubli, le rendre à la vie.
J’essaie d’imaginer l’intimité que les érudits de la Renaissance entretenaient avec les auteurs anciens — en latin, en grec. Cette connaissance profonde des mots, leur origine, leur pourquoi, via des langues à leur époque pas tout à fait mortes, puisqu’ils les lisaient couramment, et sans doute les parlaient à voix haute.
J’ai reçu peu d’enseignement en latin, encore moins en grec. Tout ce que j’en sais vient de ma propre curiosité, de ce désir d’acquérir science et savoir — assez vif encore naguère. Jusqu’à ce que je m’interroge sur cette volonté même, ce besoin de tout comprendre, et que j’en sois dégoûté. Mais après ce mauvais cap, une fois les choses en suspension retombées à terre, la clarté revient. Ce qu’on fait, on le fait pour soi. Surtout.
Relire Rabelais participe exactement de ce bon plaisir. Inutile de trop s’étendre là-dessus, au risque de s’égarer encore, en voulant tirer parti de cette connaissance autrement que par le simple fait de la partager. Gentiment, et à voix mesurée.
Car autant la parole peut geler, autant elle peut se consumer. Finir cendre.
On en revient à l’idée antique de tempérance, que l’on retrouve aussi chez les bouddhistes : la fameuse voie du milieu. On peut l’admirer ou la rejeter, selon les âges, les époques, les humeurs. Tant d’interprétations sont possibles — et beaucoup de fallacieuses. Mais au fond, il ne s’agit que de se tenir au milieu de quelque chose. Non par désir, ni par peur. Par nécessité, simplement.
Considérer que la parole peut geler ou se consumer en vain nous pousse à l’utiliser autrement. Non comme un pingre, ni comme un prodigue, mais en pesant ses mots. Et ce n’est pas qu’affaire de plume ou de clavier, mais surtout d’être.
Est-ce un fantasme de croire que la qualité de l’instrument est liée au son qu’il émet ? Aujourd’hui, on triche tant qu’on en vient à douter.
Mais regretter de ne pas être un Stradivarius, s’en désespérer, est tout aussi suspect. Et surtout, immature.
On sait que les Stradivarius existent. Si on ne le savait pas, on serait sans doute moins encombré. Mais on peut aussi l’avoir su... et l’oublier.
16 janvier 2023-4
Publié le 16 janvier 2023
Je lis Kafka. Depuis que j’ai dû me procurer à nouveau le Journal sur Recyclivre, je ne le lâche plus. Si j’osais, je dirais très facilement, sur le ton d’une conversation normale, que je suis Kafka. Si cela n’était pas totalement ridicule. C’est parce que chaque phrase que je lis, j’ai cette impression étrange de l’avoir écrite moi-même. Et si on me parle de Kafka, j’ai aussi, bien sûr, la même impression qu’on est en train de parler de moi.
Cela me fait penser soudain à ce mot tristement à la mode : intégrisme. Quelle chance d’avoir de si bons réflexes ! C’est-à-dire que l’on peut lire un livre, religieux ou pas d’ailleurs, et y déposer tellement de désirs troubles, toute une intimité, que l’on finit soi-même par devenir ce livre, jusqu’à vouloir même s’approprier l’auteur qui l’a écrit. Encore que, lorsqu’il s’agit de Kafka, possible de prendre ça avec humour.
Mais que penser des intégristes de la Bible, du Coran, du Petit Livre rouge, et de Freud ? C’est sans doute que la fonction d’un tel engouement est de remplir un vide, puis de se l’expliquer ensuite, très sommairement d’ailleurs. Mais suffisante pour générer le mouvement perpétuel d’une boucle. Généralement une explication qui n’explique rien du tout, de préférence.
Double voyage 02-Profil du voyageur
Publié le 16 janvier 2023
La nuit d’avant, tu n’avais que peu dormi, tiraillé entre la peur et le désir d’effectuer ce voyage. Et l’idée d’y renoncer revint plusieurs fois. Tu pesais le pour et le contrepour essayer de te rassurer ou de t’effrayer encore plus. Au final le nombre des actes posés en faveur de ce départ l’emportait sur toutes les pensées qui t’assaillaient. Tu avais cette impression persistante d’être double, et de ne pas pouvoir parvenir à n’être qu’un. Peut-être que si tu t’étais penché un peu plus sur l’origine de cette séparation, de cette division, il ne t’aurait pas fallu beaucoup de temps pour en revenir à des raisons simples, fondamentales, une origine. Par exemple, du coté de ta mère, la légende faisait du voyage un mythe fondateur, et que de l’autre, du père, le terroir fondait aussi une grande part de qui tu étais. Possible que le mot voyage fait encore surgir plus de 30 années plus tard l’idée d’un abandon, d’une perte irrémédiable, d’une nécessité de se réinventer totalement, en même temps qu’elle s’y oppose en tant que loisir, ou banal bien de consommation. Et aussi, tu te rends compte aujourd’hui que tu écris ces lignes, que ton choix quoique tu aies pu penser, hésiter cette nuit là, la nuit d’avant le grand départ, était déjà fait depuis longtemps, depuis toujours. Ce grand-père estonien, qui avait déjà dû sacrifier beaucoup pour quitter l’Estonie, se rendre à Saint-Petersbourg pour étudier l’art, avant la révolution de 1917, puis décider de tout quitter encore pour s’exiler en France à Paris, ce fantôme qui te hante depuis toujours, fut le modèle que tu avais choisi sans même en prendre conscience. Cette dichotomie, la source de toutes tes hésitations et de tes choix irréfléchis en apparence, tu peux en remonter aujourd’hui la trace, poser le doigt sur cette plaie purulente qui jamais ne se sera totalement refermée ou cicatrisée. Cette blessure qui toute ta vie durant tu léchas mais aussi trituras quand l’oubli menaçait de ne plus la sentir présente, d’ en souffrir. Comme si il n’y avait jamais eut d’autre vecteur plus puissant que la tristesse, la douleur, cette nostalgie étrange d’un homme, d’un pays que tu ne connus jamais, pour fonder cette part de toi, une part cachée, la plupart du temps inavouable. Aujourd’hui tu cherches les raisons pour lesquelles tu n’as pas compris cette chose simple à l’époque. C’est encore la nuit, tu t’es réveillé en sueur et en pensant à ta mère alors que tu n’y penses plus que très sporadiquement dans tes journées. Peut-être à cause d’un rêve dont tu ne te souviens plus non plus en te réveillant. Mais dont l’oubli lui-même en dit énormément. Suffisamment en tous cas pour que soudain tu comprennes que si tu as toujours voulu t’éloigner de quelqu’un, de quelque chose, c’était toujours que dans l’espoir de parvenir enfin à mieux t’en rapprocher. Cette obligation de rejet de ta mère, afin de pouvoir survivre, cette nécessité pensais-tu, pour ne plus rester bloqué dans cette immense nostalgie qu’elle chérissait comme leg et n’eut de cesse de vouloir te léguer aussi, c’était l’unique aspect négatif et dont elle ne fut qu’une victime consentante elle aussi. Et elle aussi, tout comme toi, avait sans doute opté pour ce que tu considères toujours être comme une forme de facilité, voire de lâcheté qui consiste à déclarer à haute voix ne t’inquiète pas tout va bien alors qu’en fait non, rien n’alla jamais. Rien n’alla jamais car impossible de prendre cette distance avec sa propre histoire afin de mieux la voir, la comprendre, en faire autre chose que ce que nous en avions fait. Et quand l’aube arriva, la sensation que tu éprouvas était-elle enfin à la mesure de l’éloignement auquel tu aspirais depuis toujours pour les retrouver ces fantômes ? le malaise inouï se confondant avec un soulagement immense au moment même où tu te posas sur le siège du bus qui t’emporta, ton ignorance et ta jeunesse les étouffa.
Double voyage 01-Profil du voyageur
Publié le 15 janvier 2023
Un jour, il avait dit : je vais partir en voyage. Pas dans l’intimité d’une confidence, non, il l’avait lancé au beau milieu de la place du village. Une phrase jetée comme une pierre dans l’eau stagnante. Une promesse faite aux autres, et surtout à lui-même. Une promesse qui, dès qu’elle franchit les lèvres, devient un piège. Parce qu’on ne revient pas en arrière après ça. Parce qu’il faut tenir. Parce que reculer, c’est s’avouer vaincu devant tout le monde.
L’hiver était là, dur et glacial. Le départ ? Prévu pour le printemps. Mais pour l’heure, il n’était qu’un homme banal, trente ans à peine, perdu dans une vie qui se résumait à quelques lignes : célibataire, sans chat ni chien, sans voiture. Il marchait beaucoup, par nécessité souvent, mais aussi par goût. Marcher pour rêver. Marcher pour fuir. Et dans ces marches solitaires, il construisait son voyage comme on construit une maison en carton : fragile et bancale.
Le voyage était un mirage autant qu’une peur sourde. Il n’avait jamais voyagé seul. Les souvenirs de colonies de vacances ou de visites familiales dans le centre de la France ne comptaient pas. Voyager seul, c’était affronter une solitude plus grande encore que celle qu’il connaissait déjà. Une solitude qui n’offrait ni confort ni sécurité.
Alors il temporisait. L’argent devenait son alibi parfait : il n’y en a jamais assez. Il travaillait jour et nuit pour accumuler un pécule sans savoir combien il lui faudrait vraiment. Et puis les autres commençaient à poser des questions : Alors ce voyage, c’est pour quand ? Pris au piège de sa propre parole, il lâcha une date au hasard : le 1er mars. Une date qui lui donnait un répit tout en le condamnant à avancer.
Mars arriva enfin. On le retrouva à Istanbul, dans une chambre d’hôtel du quartier des épices. Le matin filtrait par la fenêtre entrouverte ; les parfums inconnus s’insinuaient dans la pièce. Sur le lit, un appareil photo et des liasses de billets froissés. Devant le miroir du lavabo, il observait son reflet comme on observe celui d’un étranger. Tout semblait irréel : la ville qui s’éveillait au loin avec ses klaxons et ses bruits de rue ; lui-même, perdu dans un rêve dont il peinait à sortir.
Il sortit marcher dans Istanbul, mais la déception s’installa rapidement. La liberté qu’il espérait se heurta à une solitude brutale et à l’ignorance : les enseignes illisibles, les noms inconnus comme celui de Soliman le Magnifique dont il ne savait rien. Dans un café où des hommes moustachus buvaient leurs petites tasses noires, il écrivit une carte postale pour Marie : Bien arrivé à Istanbul. Il fait beau temps. Ces mots lui semblèrent dérisoires ; pourtant il posta la carte.
Le voyage continua vers Téhéran avec un groupe d’inconnus rencontrés sur la route. La frontière turque fut marquée par un épisode étrange avec un douanier moustachu qui l’isola dans un bureau sombre avant de finalement le libérer sous la pression des jeunes gens impatients d’en finir avec les formalités.
Ce souvenir devint une anecdote qu’il raconterait parfois, modifiée ou embellie selon son humeur. Mais avec le temps, même cette histoire perdit son éclat. Comme tous ces voyages de jeunesse où se mêlaient encore désir et peur.
Aujourd’hui, le voyageur est un vieil homme. Il ouvre un carnet à spirales où quelques phrases maladroites sont griffonnées — des brouillons écrits pour Marie autrefois. Mais Marie est devenue semblable aux souvenirs de ses voyages : floue et insaisissable comme un rêve dont on ne retient que des fragments avant qu’il ne s’efface complètement.
14 janvier 2023-2
Publié le 14 janvier 2023
On commence par là, ce qui bute. Toujours. Ce qui empêche. Le doute, comme une pierre dans la chaussure, sur cette voix qu’on a quand on parle et celle qu’on a quand on écrit. Deux voix, deux corps, deux rythmes. Et la question qui revient, lancinante : laquelle est la vraie ? Est-ce qu’on s’entend parler comme les autres nous écoutent ? Est-ce qu’on se lit soi-même comme les autres nous lisent ? Ou bien tout ça n’est qu’un jeu d’échos mal accordés ?
Quand tu parles, tu n’es jamais seul. Toujours un autre en face, ou à côté, ou même au-dessus. Alors tu ajustes, tu tailles dans le vif de ta langue, tu fais simple pour que ça passe. Une langue de surface, fonctionnelle, avec ses silences entre les phrases courtes. Et ces mots qu’on répète sans même y penser : bonjour, bonsoir, bonne journée. Une hypnose sociale où chacun joue son rôle. Mais toi, dans ce jeu-là, tu t’effaces un peu plus à chaque fois.
Et puis il y a l’écriture. Là où personne ne te regarde en direct. Là où tu ne sais rien du lecteur, et où pourtant tu ne perds pas de temps à l’imaginer. L’écriture n’a pas besoin de plaire ni de convaincre ; elle creuse son propre sillon. Elle dilate le temps ou le contracte selon son bon vouloir. Elle agrandit un instant jusqu’à l’infini ou condense des années en quelques lignes. C’est un espace à part, où le lieu et le moment deviennent malléables.
Mais il faut remonter loin pour comprendre pourquoi cette fracture existe entre l’oral et l’écrit. L’enfance, toujours elle. Ce moment où tu as tenté d’utiliser ta propre voix et où personne ne t’a écouté. Ou pire : on s’en est moqué. Alors tu as appris à parler comme tout le monde, dans une langue réduite au strict nécessaire. Une langue qui protège mais qui ne dit rien des mystères auxquels tu te heurtais déjà.
Et pourtant, avec le temps, une autre exigence est née : celle de la justesse. Dire ce qui est vrai, même si ça brusque. Ne plus tolérer la fausseté dans les échanges. Parfois au point de couper court, brutalement. Mais quelle énergie perdue à entrer dans ces jeux sociaux pour les refléter comme un miroir ! À quoi bon ?
Alors écrire devient une manière de reprendre pied. Pas une solution simple ou définitive — non, écrire pose d’autres problèmes — mais une tentative d’intégrité face aux compromis imposés par la parole. Écrire pour chercher cette voix unique qui vacille entre deux mondes.
Et peut-être que c’est ça finalement : accepter que cette tension entre l’oral et l’écrit ne disparaisse jamais vraiment. Parce que c’est là que tout se joue : dans ce frottement entre ce qu’on montre et ce qu’on est vraiment.
13 janvier 2023-3
Publié le 13 janvier 2023
maison en Calabre
A tutto ciò che la sfortuna è buona. À toute chose, malheur est bon. Le vieil homme édenté ressasse cette phrase à voix haute, comme un mantra. Sec comme une figue sans jus ni chair, il reste assis là presque toute la journée, dans la pénombre d’un recoin qu’il ne quitte que pour se rendre à la sieste. Il regarde passer les saisons depuis toujours. De temps en temps, il ajoute, en haussant les épaules : « Non sappiamo più cosa pensare. On ne sait plus quoi penser. » Puis il rit, et son regard s’illumine d’une jeunesse incongrue, un regard d’enfant perdu au milieu d’un océan de rides. Ce coin reculé de la Calabre semblait hors du temps, et sa sagesse ironique, un peu intemporelle.
Nous venions d’arriver, mon épouse et moi, dans une petite bicoque louée grâce à une annonce parue dans un journal local de Lyon. Les photographies prometteuses, le désir d’explorer un endroit inconnu pour les vacances, et surtout le prix modique avaient suffi à nous lancer dans un périple autoroutier de plusieurs milliers de kilomètres. La Mégane, fatiguée mais fidèle, avait tenu bon malgré les longues heures de route. Nous avions pris notre temps, flâné de ville en ville, traversé rapidement le nord de l’Italie pour atteindre enfin le sud.
Avant la Calabre, une halte marquante : Naples et la baie d’Amalfi. Je voulais retrouver certains lieux magiques de mon adolescence, des endroits où j’avais découvert, le temps d’un été, à la fois le goût incomparable de la pizza et les premiers émois provoqués par le grain doux des peaux mates et les regards sombres des ragazze. Mon épouse, toujours curieuse de remonter aux sources de mes récits, n’y voyait pas d’inconvénient. Nous nous lançâmes donc à la recherche du vieil hôtel de Meta di Sorrento, l’Arencetto, et de cette fameuse pizzeria. Contre toute attente, nous retrouvâmes l’hôtel. Il était fermé. Quant à la pizzeria, après un labyrinthe de ruelles écrasées de lumière et d’ombre, elle apparut enfin. Aussitôt, je ressentis une sensation étrange et désagréable : le lieu semblait rétréci, rapetissé par les années. Les couches de souvenirs, de fantasmes, de rêves patiemment accumulées s’évanouirent d’un coup, laissant place à un squelette desséché. Ce fut une confrontation brutale avec la réalité. La salle était quasi déserte, et la pâte avait un goût de carton. Nous en rîmes en quittant Sorrente, le plein fait à une station-service. Nous étions bel et bien en vacances. Le temps était splendide, et nous avions ce luxe précieux : du temps infini devant nous.
Puis vint la petite maison calabraise. Là encore, la réalité déçut. Tout était vieillot, délabré. Ce qui, sur les photographies, paraissait charmant et pittoresque s’avéra triste et poussiéreux. En faisant le tour des pièces, mon épouse laissa éclater sa colère : « Tu trouves toujours des excuses à tout le monde, mais là, tu vas quand même reconnaître qu’on s’est fait avoir, non ? » Pour une fois, je dus lui donner raison. Nous avions nourri tant d’attentes autour de ce voyage, espérant échapper au marasme ambiant, que cette déception paraissait encore plus cruelle.
C’est alors que me revint à l’esprit le livre que j’avais lu quelques semaines avant notre départ : Une maison en Calabre de Georges Haldas. J’avais été stupéfié par la manière dont son narrateur décrivait, avec un mélange de désillusion et de tendresse, une expérience semblable à la nôtre. Comme lui, nous avions été attirés par l’idée d’un refuge parfait, et comme lui, nous nous retrouvions face à une réalité bancale, loin de nos attentes. J’aurais voulu partager cette coïncidence avec mon épouse, lui dire que nous étions en train de vivre presque exactement la même chose que dans ce livre. Mais la mine sombre qu’elle affichait me dissuada d’en parler sur le moment.
Face à cette impasse, nous décidâmes de nous baigner. À deux pas, un petit chemin bordé de figuiers menait à une plage extraordinaire, absolument déserte. Pas une âme, comme si les habitants du village ignoraient jusqu’à son existence. Au loin, de l’autre côté du bras de mer qui sépare la Calabre de la Sicile, l’Etna domine l’horizon. Grosse masse d’un bleu sombre, il exhalait ce jour là de grandes volutes blanches. Le spectacle était saisissant. Ce moment suspendu face à la puissance brute de la nature chassa tout ressentiment. Le lendemain, nous quittâmes la Calabre de bonne heure, embarquant sur un bac pour rejoindre la Sicile.
En Calabre, il nous avait été impossible d’accuser qui que ce soit de notre déception. Pas la propriétaire, une petite dame cordiale qui nous avait reçus dans sa maison proprette près de Lyon. Pas la maison elle-même, qui n’était rien d’autre que ce qu’elle était. Pas même notre naïveté. La Calabre nous avait confrontés au fameux principe de réalité, celui qui, tôt ou tard, vous casse les dents. Nous avions fui, comme on échappe à une leçon trop dure à entendre, préférant nous réfugier dans l’illusion d’un rêve.
En Sicile, les souvenirs revinrent. Une sortie d’autoroute réveilla des images d’un village de pêcheurs, Sferra di Cavello. Je revis un camping où je passais mes journées à transpirer sous une tente Trigano, regardant de loin un hôtel cinq étoiles surplombant la mer. Cette fois, la crise économique avait laissé l’hôtel vide, et nous trouvâmes une chambre lumineuse à un prix modique. Là encore, je ne savais pas trop quoi en penser. Était-ce un hasard ou un clin d’œil du destin ?
Peut-être qu’effectivement, comme le disait le vieil homme en Calabre, à toute chose, malheur est bon.