13 mars 2025
Ce matin je n’ai pas envie de faire comme tous les matins, ce matin j’ai peint je ne fais plus ça depuis je ne sais plus combien de matins, mais ce matin j’ai peint parce que je ne voulais pas faire comme tous les matins, d’ailleurs quand je peignais chaque matin je sentais parfois la même gène de m’y mettre tous les matins, mais je n’y pensais pas je m’installais à ma table de travail chaque matin et je peignais un tableau, ce n’était pas parce que j’avais vraiment envie de peindre un tableau c’est parce que le fait de faire ça tous les matins c’est pratique, ça permet de ne pas trop y penser, on s’asseoit on prend de la peinture des pinceaux et on s’y met chaque matin envie ou pas on n’y pense même pas.
Autrement
Ce matin je n’ai pas envie.
Pas envie de faire comme tous les matins.
Mais ce matin, j’ai peint.
Je peins pas tous les matins.
Je peignais tous les matins.
Je peignais tous les matins parce que c’était tous les matins.
Je peignais tous les matins, c’était pratique.
Pratique parce que c’était tous les matins.
Tous les matins, j’installais la table de tous les matins.
Je prenais la peinture de tous les matins.
Je prenais les pinceaux de tous les matins.
Je faisais le tableau du matin.
Je faisais le tableau du matin tous les matins.
Je faisais le tableau du matin, même sans envie du matin.
C’était tous les matins, alors je faisais le matin.
Le matin fait le matin.
Le matin fait le matin fait le matin.
Le matin fait le matin fait la peinture.
Le matin fait la peinture.
C’était comme ça tous les matins.
Mais ce matin, non.
Ce matin, j’ai peint.
Et j’ai vu que c’était un matin.
Juste un matin.
Un matin sans matin.
Et encore
Ça revenait au même point.
Je sortais marcher, je revenais.
Je regardais la fenêtre, je détournais les yeux.
J’achetais du pain, je n’avais pas faim.
Je croyais partir, mais je restais.
Ça revenait au même point.
Je changeais de trottoir, mais la rue était la même.
Je changeais de mots, mais c’était la même phrase.
Je changeais d’heure, mais le temps ne passait pas.
Ça revenait au même point.
J’avais oublié, puis je me souvenais.
J’avais voulu oublier, mais je me souvenais encore.
J’avais voulu avancer, mais j’étais déjà revenu.
Ça revenait au même point.
J’ai essayé de ne pas y penser.
J’ai essayé de penser à autre chose.
J’ai essayé de ne plus essayer.
Mais ça revenait au même point.
Et aussi
Ça ne reviendra pas au même point
Je sortais marcher, je ne revenais pas.
Je regardais la fenêtre, je la brisais.
J’achetais du pain, mais je le partageais.
Je croyais partir, et cette fois, je partais.
Ça ne reviendra pas au même point.
Je changeais de trottoir, et la rue disparaissait.
Je changeais de mots, et la phrase s’ouvrait.
Je changeais d’heure, et le temps explosait.
Ça ne reviendra pas au même point.
J’avais oublié, et je ne voulais plus me souvenir.
J’avais voulu oublier, mais cette fois c’était fini.
J’avais voulu avancer, et j’avançais.
Ça ne reviendra pas au même point.
J’ai arrêté d’essayer.
J’ai arrêté d’attendre.
J’ai arrêté de croire que tout était écrit.
Et cette fois, ça ne reviendra pas au même point.
Et au final
Ce matin je n’ai pas envie.
Pas envie de faire comme tous les matins.
Mais ce matin, j’ai peint.
Je peins pas tous les matins.
Je peignais tous les matins.
Je peignais tous les matins parce que c’était tous les matins.
Je peignais tous les matins, c’était pratique.
Pratique parce que c’était tous les matins.
Tous les matins, j’installais la table de tous les matins.
Je prenais la peinture de tous les matins.
Je prenais les pinceaux de tous les matins.
Je faisais le tableau du matin.
Je faisais le tableau du matin tous les matins.
Je faisais le tableau du matin, même sans envie du matin.
C’était tous les matins, alors je faisais le matin.
Le matin fait le matin.
Le matin fait le matin fait le matin.
Le matin fait le matin fait la peinture.
Le matin fait la peinture.
C’était comme ça tous les matins.
Mais ce matin, non.
Ce matin, j’ai peint.
Et j’ai vu que c’était un matin.
Juste un matin.
Un matin sans matin.
Illustration : Toile déchirée
Musique : Dorian Sorriaux, need to love
Pour continuer
Carnets | mars 2025
31 mars 2025
Invasion visqueuse Stupéfiante, la vitesse du glissement. Comme une trappe qui s’ouvre sous les pieds : on croyait marcher sur du béton, c’était de la vase. D’un instant à l’autre, ça bascule. L’horreur s’écoule dans le grotesque, l’un nourrit l’autre, et ce qui monte alors, ce n’est pas la peur, non, c’est une nausée rampante, acide, tenace. Une marée interne. Le monde régurgite. Et moi, aspiré. Le fil d’actualités — un effleurement suffit. L’écran s’allume — ils sont déjà là. À cracher. Leur lumière sale. La voix dans les haut-parleurs vous injecte la lie du siècle. Alors je ferme. Je m’évide. Je m’extrais. Citadelle bricolée : un livre, un crayon, des pas réguliers sur le trottoir mouillé. Rien d’autre. L’occupation ? Elle est douce, elle est flasque. Un silence de feutre. Pas de bottes. Pas de cris. Juste une présence qui vous imprègne. Et on l’appelle comment ? « Nazie », faute de mieux, faute d’un mot plus précis. Parce que le vieux mot fait encore peur. Il sent encore quelque chose. Mais qui croire ? Pas eux. Surtout pas eux. Ceux qui protestent à grands gestes, ceux qui jouent l’alternative comme on jouerait un rôle. Mêmes ficelles, même théâtre. Même odeur. Et là-haut ? Ils rigolent, eux. Ils attendent que ça se crève, que ça suppure. La Bourse, le Golem financier. L’Intérêt calculé à la décimale. Ça ronge, ça digère. Et en renfort, les machines. L’algorithme. Froid, parfait, sans faute ni foi. Ils n’ont plus besoin de nous haïr : ils n’ont même plus besoin de nous voir. Et moi, là-dedans ? Parano ? Peut-être. Mais si la lucidité était aussi vérolée que le reste ? Si cette impression d’y voir clair n’était qu’un résidu du même venin ? La lumière elle-même falsifiée. Étiquetée. Capitaliste, marxiste, maoïste — étiquettes délavées sur des bocaux vides. Alors je serre. Je ferme. Le dedans. Le petit. Le net. Le chaud. Le seul possible. sous-conversation — …c’est là, oui… ça suinte… — ne pas penser, surtout pas penser… — regarde pas, regarde pas, regarde pas — mais si tu vois ! tu vois trop bien justement… — non c’est trop, c’est trop… — boue chaude… dans les veines… pas dehors, non… dedans… — ferme. — plus fort. — encore. — tiens-toi. — les objets… un ordre… ne plus vaciller… — mais ça appuie, tu sens ? sur les tempes, sur la cage, partout… — et eux, là… — ils savent ? — ils attendent. — ils veulent que tu exploses. — que tu y crois. — ou que tu n’y crois plus. — ça revient au même. — chute. — silence. — c’est eux qui parlent dans ta tête. — ou bien c’est toi ? — impossible de trier maintenant. — ça devient visqueux. note de travail – Entrée clinique n°317 : « Celui qui se referme » Patient : non identifié formellement, se présente sous la forme d’un texte à la première personne – fragments de carnet, rythme irrégulier, ton inquiet. Date de la séance : inexacte, mais contemporaine d’un état du monde saturé d’écrans, d’ondes, de chiffres. Il vient sans venir. Il s’écrit, plutôt. Se déploie sur la page comme un filet de voix dont les contours restent flous. Ce patient-là ne me parle pas : il s’adresse au vide, ou à lui-même, ou à une présence qu’il suppose hostile – société, machine, voix médiatique – il n’est pas certain. Son discours oscille entre l’indignation lucide et l’implosion paranoïde. Il dit que le monde va trop vite. Il dit que le grotesque et l’horreur s’échangent comme des fluides. Il dit que tout cela le dégoûte, physiquement. Ce n’est pas une métaphore : il parle de nausée, de gorge serrée, de marée qui monte. Comme si penser le monde aujourd’hui équivalait à l’ingérer de force. Ce que je note – et qui m’interpelle – c’est sa stratégie de survie. Il se replie. Il cartographie son espace de respiration comme on poserait des amulettes : le crayon, la page, le rangement, la marche. Des rituels simples, rassurants. Il ne cherche pas la guérison, ni même la compréhension. Il cherche à tenir. Mais alors, moi, là-dedans, que suis-je ? Je veux dire : moi, analyste, lecteur, scripteur de notes ? Je suis le témoin d’une subjectivité qui se défend comme elle peut, mais qui doute déjà de ses propres défenses. Quand il parle de lucidité, il dit qu’il la hait. Qu’elle est peut-être elle-même une émanation du système qu’il vomit. Il commence à douter de la seule chose qui le tenait debout : son regard critique. Et c’est là que je vacille. Car je le comprends trop bien. Il y a chez lui un refus de la folie spectaculaire – celle qui s’agite dans le vacarme politique, dans les flux algorithmés, dans les postures d’opposition recyclée. Mais il n’est pas pour autant indemne. Il se méfie de tout, même de ses propres pensées. C’est un homme qui vit sous scellé, dans une conscience à double fond. Ce qui m’émeut (car j’ai le droit, je ne suis pas que psy), c’est qu’il ne cherche ni à convaincre ni à séduire. Il n’est pas poseur, il est usé. Il écrit pour se taire un peu mieux. Il parle pour ne pas exploser. Alors, faut-il diagnostiquer ? Si oui, alors disons : paranoïa diffuse à composante dépressive, défense obsessionnelle par la ritualisation du quotidien, tendance à la déréalisation exacerbée par la surstimulation médiatique. Mais si je suspends le geste médical, si j’écoute au lieu de décrypter, alors je dirais qu’il est… contemporain. Lucide jusqu’au malaise, et pourtant encore capable de gestes minuscules pour rester vivant. Et peut-être que ce refus de la normalité est, paradoxalement, la forme la plus poignante de santé mentale aujourd’hui.|couper{180}
Carnets | mars 2025
30 mars 2025
Porte refermée. Soulagement. Le dibbouk n’a pas attendu : il s’est mis à tournoyer, cabossé, ravi. « On va s’en mettre jusqu’au collet », qu’il a dit. Moi, j’avais juste faim. Une faim grise, logistique. Chez l’épicier turc : lamelles de kébab surgelées, les mêmes que la dernière fois. Trois baguettes chez le boulanger. Congélation immédiate. Prévision : quatre jours de paix. « À nous deux », j’ai soufflé — pas à lui, évidemment. Ensuite ? Rien. D’abord rien. Allumé la télé. Noir et blanc, Gabin-Bardot. Vieillerie datée. Mon père, un peu. Les expressions : « ma petite fille » — insupportable. Sommeil. Réveil 17 h. Écriture. Lecture : Le Roi des Rats, Miéville. Le concept de dibbouk s’effondre, comme tout le reste. Pas surpris. Ou alors juste pour la forme. Puis la sonnette. Frisson. Recommandé ? Non. La mère de L. Venue s’excuser. Négociations. Diplomatie de palier. Accord trouvé : L. viendra le mercredi, 13 h 30 à 14 h 30. Avec sa sœur. Et moi, je referme. Je range. Je note. Je respire. C’est déjà pas mal.|couper{180}
Carnets | mars 2025
Moments et traversées du temps michaldiens
Des arrachements à l'idée du temps, du moment en les traversant, les retraversant, dans l'immobilité de l'écriture. Le texte se nourrit journalièrement, ne pas hésiter à y revenir.|couper{180}
