Je fus incapable de prendre une contenance à leur égard, incapable de les accepter ou de les refuser. (Journal de Kafka, livre de poche, biblio, page 174)
J’imagine qu’un oiseau dans le ciel peut éprouver la même difficulté. Quand le vent est tombé, quand les courants magnétiques invisibles ne le guident plus, il perd son cap et s’effondre, comme une pierre, vers le sol.
Je ne connaîtrai plus jamais le syndrome de la page blanche parce que je suis vide, absolument vide. Tout ce que je peux dissimuler de noir le blanc, je le connais.
Aujourd’hui, écrire un journal comme le faisait Kafka serait une pure imitation de Kafka. Et pourtant, je ne l’imite pas. Je suis Kafka, voilà tout. Comme je suis Calaferte, Semprun, Nin, Woolf, Levé, Léautaud, Céline, Bloy. C’est ainsi que je vis depuis toujours, en étant un autre et cet autre est tout à fait interchangeable. Cela m’amusait autrefois, un peu moins, beaucoup moins désormais. On peut donc passer une vie entière dans un dressing à essayer autant de tenues et se rendre compte à la fin qu’aucune vraiment ne nous convient. Manches trop longues ou trop courtes, revers démodés, chaussures trop neuves ou trop usées.
Je crus pendant des années avoir une sorte de pouvoir magique vis-à-vis des livres. Il suffirait seulement que j’en prenne un en main pour savoir ce qu’il contient. Et le meilleur ou le pire, c’est qu’à l’époque la force du toupet me faisait effectivement trouver à l’intérieur ce que j’avais imaginé y trouver. Une puissance infernale d’autosuggestion, je ne vois que ça. Et c’est tout l’inverse aujourd’hui. Des livres que je croyais connaître comme ma poche dont le sens se dérobe absolument. Jusqu’au sens de certaines phrases que je croyais acquis, et dont l’ambiguïté aujourd’hui me laisse hébété de stupeur. On ne peut pas tout mettre sur le dos de l’âge, de la vieillesse, de la dépression, voire même de la maladie. Je crois que les erreurs se situent toujours en amont, celles surtout qu’on ne veut pas voir venir, qui nous croisent quand nous nous bouchons les yeux de refus de les voir, et qui en aval nous attendent patiemment.
Plus je lis, moins j’ai l’impression de savoir ce que je lis, vraiment. Plus je lis, plus je vois se défaire quelque chose, c’est encore ce qu’il n’y a pas si longtemps je croyais être moi. La lecture me dissout. Et ma foi, je ne peux pas dire que c’est désagréable ou agréable. Je suis incapable de prendre une contenance vis-à-vis de cette observation, incapable de me dire c’est cela ou ce n’est pas cela. Ce qui fait que je suis cette pierre qui se prenait encore hier pour un oiseau ou le contraire, et que je peux voir, au ralenti, le sol se rapprocher de mon crâne. Cela me rappelle le grand calme dans le ciel juste avant que le parachute s’ouvre, et même une fois ouvert, ce moment de grande quiétude à traverser l’ouate de différentes altitudes, jusqu’à éprouver la douleur du choc dans tout le corps quand il atterrit enfin, retrouve sa pesanteur terrible.
En même temps, quelle importance de prendre une contenance. Quand on est vide, on est vide, ce n’est pas un flacon, un pot, une contenance qui va y changer grand-chose.
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REPORT THIS ADCONFIDENTIALITÉ
Et comme il était vide, que tout était vide, les murs, les parois s’effondraient devant lui, sans fracas, sans bruit, silencieusement. C’était le silence le grand mystère maintenant, et dont bien sûr, de toute urgence, dont il fallait s’occuper.
Cette impossibilité de prendre une contenance me saute soudain aux yeux, ou à la gorge. Combien d’exemples pourrais-je citer ? Combien de cas de figure ? Des milliers, certainement. Et tout aussi bien dès le début, dans l’enfance, qu’aujourd’hui vieillard. Je pourrais même dire que c’est cette difficulté à prendre une contenance qui fonde mon existence toute entière. Difficulté non pas à en prendre une véritablement, mais à prendre n’importe quelle contenance parce qu’il en faut absolument une de peur que les autres perçoivent que dans le fond vous n’en possédez aucune, vous n’êtes rien, vous êtes le vide incarné.
Comme tous les matins, une fois mon texte écrit, je le place à la moulinette. J’ai préféré utiliser Gemini de Google cette fois. Je copie tout le texte et le lui fourre dans la gueule. Le seul but est de tenter d’avoir quelques pistes pour savoir ce que je peux bien vouloir écrire. C’est toujours absurde et amusant à la fois de voir les efforts de ces intelligences artificielles vous conseiller avec toute la bienveillance artificielle qu’elles peuvent pour vous remettre dans « un droit chemin ». Le but étant toujours le même, évidemment : celui d’être
« algorithmable pour un meilleur confort utilisateur ».