Autre approche, indienne ?
Nous formons une grande famille. J’avais l’impression que ça commençait comme ça. Mais non. La musique était la même, mais les paroles avaient changé. Nous devions être dans une de ces entreprises, avec des bureaux à perte de vue, des couloirs tapissés de moquette, exhalant cette odeur caractéristique de pieds et de graillon. N’y avait-il pas un restaurant grec au rez de chaussée , un de ces kebabs où les frites sont plongées dans une huile rance, répandant des effluves entêtants ? Maintenant, les souvenirs reviennent par bouffées, avec un arrière-goût de mouton grillé.
Nous formons une grande famille. C’était dit sur un ton morne, à la Snoopy sur son toit sa niche. Paupières lourdes, lèvres tombantes, ventre débordant de la ceinture, mais chaussures bien cirées et raie impeccablement tracée. Ma mère disait souvent, ou était-ce ma grand-mère, qu’un homme se jugeait à la tenue de ses chaussures et de ses cheveux. Je ne sais plus dans quel hall, quel open space, quelle salle de réunion. Et les vitres, derrière lesquelles je cherchais désespérément un point d’accroche pour m’évader loin, très loin.
Nous formons une grande famille. Les musiciens avaient remballé leurs instruments, la salle de bal se vidait. Je redescendais de l’estrade après m’être égosillé sur « Be-Bop-A-Lula » : « Be-bop-a-lula, c’est mon bébé d’amour… ». Je ne sais plus si c’est à ce moment-là que j’ai rencontré V. Elle était blonde, cheveux longs, regard effronté et possédait tous les atouts nécessaires comme on disait en ces temps-là. Nous avons traversé la rue pour aller au bistrot. Tout s’achève au bistrot. Les naissances, les enterrements, et tout ce qui se produit entre les deux, de l’étonnant au désespérément banal. L’odeur de vin blanc limé et de tabac froid. On fumait encore partout en 1976. Je revois ma tête dans le miroir, une cigarette au bec, les cheveux en bataille, jetant un regard oblique vers les seins de V. On a vite sympathisé, l’ennui aidant, lors de ce bal en pleine campagne, près de Saint-Amand-Montrond. Ensuite, nous avons roulé sur une vieille « bleue », elle avait passé ses bras autour de mes hanches, appuyé son menton sur mon épaule. Mais la seule sensation qu’il me reste est celle de la dureté de ses tétons, alors que nous empruntions de petites routes jusqu’à la maison de sa mère. Il devait être très tard. En arrivant, nous avons eu l’impression de déranger. Il y avait un gros paysan rougeaud, débraillé, près de la maman tout aussi mal habillée. Quelle rigolade intérieure. « Tu arrives tard, je ne t’attendais plus. Bonjour jeune homme, voulez-vous un verre de limonade ? » Puis je suis reparti avec ma vieille bleue. Les histoires de famille, ce n’est pas vraiment mon truc. C’était une chaude nuit d’été, les étoiles ponctuaient le ciel. Je me répétais « c’est la nature, c’est la nature », pour me rassurer ou m’effrayer de quelque chose d’indéfinissable.
Nous formons une grande famille. Cette fille, je ne l’aimais pas. Je crois que c’était par convention que j’avais accepté de sortir avec elle. J’avais la sensation d’avoir une huître au bras. Elle était molle, cendreuse, avec une carapace d’enfance encore luisante d’algues et de varech. Parfois, l’idée de mollusque se mêlait à celle de l’ectoplasme. Puis j’ai rencontré sa mère et compris que cette pauvre fille n’avait jamais eu la moindre chance. Sa mère travaillait pour une grande marque de cosmétiques, ce qu’elle mentionnait dès les premières paroles. L’aura de luxe associée au nom de la marque n’avait aucun effet sur moi. Elle semblait heureuse, ou soulagée, que sa fille-huître ait trouvé un garçon-anguille. Elle déclina toute une série de substantifs pour évoquer tout ce qui rampe, serpente, s’insinue. C’était la première fois que je voyais un brin de rose sur les joues pâles de sa fille qui, à ce moment-là, levait les yeux au ciel. Cette grande dame , férue d’occultisme, avait invité quelques voisines pour une séance de spiritisme. Toutes du même tonneau, les parfums capiteux se mêlant à ceux plus fruités et épicés. Le guéridon se mit à bringuebaler, un pied inconnu frôla mon mollet, puis s’y attarda tandis que je voyais ma compagne méléagrine s’enfoncer dans le mutisme le plus profond. L’excitation était presque palpable. L’esprit dut dire quelque chose d’incongru tout commença à se figer comme de la gelée . Un air glacé envahit la pièce et j’eus la sensation que le temps s’était arrêté. Nous étions tous pétrifiés sous des kilomètres de glace pilée. Le paroxysme de la soirée avait été atteint. Il était tard. On m’invita à dormir sur un petit canapé sur la mezzanine. Je ne fermai pas l’œil de la nuit. Des bruits étranges se promenaient de pièce en pièce. Vers trois heures du matin, une porte s’ouvrit et je vis la mère de mon amie surgir de l’obscurité vers la pénombre en nuisette transparente. Je fermai les yeux, feignant de dormir. Je sentis son parfum de luxe quand elle pencha son buste au-dessus de mon visage… Puis le contact d’une main sur mon sexe. Au matin, je crus avoir rêvé, les conventions étant d’un grand secours dans ces moments-là. Nous prîmes le petit déjeuner en silence, puis je repris mon vélo pour rentrer chez moi. Mon père était déjà parti au travail, ma mère épluchait des légumes sur de vieux journaux. Je retrouvai tant bien que mal mes marques. Quelques jours plus tard, je décidais de ne plus fréquenter les coquillages et de m’éloigner du luxe le plus possible.
Nous formons une grande famille. Souvent, j’ai ressenti cette désagréable sensation d’être à l’avant-garde, une pointe de flèche, avec l’impression que des milliers de personnes derrière moi espèrent que j’achève quelque chose qu’elles ont laissé inachevé. Être à la pointe de ce désir inassouvi me fait penser à la petite barque qu’on aperçoit à peine dans le tableau Hokusai, La Vague. Accablé par la force des éléments et des vieux désirs cherchant à se renouveler de génération en génération, mais succombant à leurs nécessités obscures.
Dès mon plus jeune âge, j’ai ressenti le poids des générations précédentes comme une responsabilité à endosser, un costume du dimanche aux manches trop courtes. Orgueil et vanité de la jeunesse, sensation d’une très haute importance et les ravages qui l’accompagnent. Pour contrer cette pression, je me suis inventé une origine parallèle : un univers d’amphibiens baignant dans des lueurs bleutées, provenant forcément d’une galaxie lointaine, un Éden. Souvenir de baignades dans des océans amniotiques où le féminin joue un rôle primordial, avec toute son ambiguïté, capable de receler autant d’horrible que de merveilleux.
Parfois, au fond de mes rêves, je parviens presque à franchir la porte secrète menant à ces souvenirs immémoriaux. Je la retrouve alors, cette moitié qui est à la fois mère, amie, amante, capable de prodiguer la vie autant que la mort. Mais je remonte encore plus loin, car je ne me satisfais jamais de rien, il m’en faut toujours plus, le désir reste inassouvi. Alors, je découvre l’entité source dans sa plus extrême solitude. Elle a la forme d’une roue qui tourne en tout sens sur elle-même, une particule ontologiquement seule. Je m’assois en ce lieu sans espace ni durée, et j’observe la scission de l’Aleph, la naissance des chiffres et des lettres, le commencement du temps et de l’espace, la genèse de l’infini, en en mesurant toute la nécessité, l’exigence, l’effroi et la beauté.
Puis, au réveil, je me retrouve dans la peau de ce petit être misérable, juste un point minuscule inscrit sur une longue ligne sinueuse.