« Impossible en tout cas de ne pas voir avec quelle assurance, à chaque instant de l’entretien, le peintre se fiait au caractère imprévu de son inspiration et que seule cette confiance faisait son art, et à bon droit, un travail presque scientifique. » Kafka, Journal, livre de poche, biblio, page 175
Et de nos jours ce désenchantement suite à la répudiation du hasard, pensai-je aussitôt. Et avec quel aplomb. Du je je je à tous les étages. Et à la fin me touchant le sommet du crâne, la fontanelle, il me vint l’idée aussi d’une plaque tectonique montée sur une autre, un mouvement grinçant de va et vient, comme en amour. Puis une sorte de fondu au noir. Et Charlie Chaplin, jeune, frondeur, faisant tourner sa canne, avec sa démarche en canard caractéristique. Mais à une vitesse normale, sans saccade. Puis le tout se transformant en une grande fête, lampions, pétards, cotillons et flonflons. Mais les maquillages ne tiennent pas. Ils dégoulinent. James Ensor est à la barre.
Je fis un ou deux pas en arrière pile à cet instant où une flaque de rouge à lèvre fondu atteignit ma semelle. Si j’avais pu, un salto arrière eut été à cet instant l’acte définitif le plus brillant de toute mon existence.
Et cette impression de voir toute l’infrastructure du réseau des pensées, avec leurs boulevards, leurs artères périphériques (vitesse limité et surveillée) leurs impasses, leurs sens uniques, leurs sens giratoires, et tous les panneaux de signalisation chargés d’orienter, d’accélérer, de ralentir le flux d’information.
Dans une certaine mesure une ville est un cerveau monstrueux.
Je suis de moins en moins motivé pour dispenser mes cours à I. L’impression de n’être qu’un pion interchangeable, hier encore m’a secoué comme un cocotier, pour faire tomber mes dernières illusions sur ce sujet. Ils ont donc trouvé une remplaçante presque aussitôt pour le poste de direction artistique. Une réactivité comme il se doit, sans un mot, et sans bavure. Et de lancer déjà de nouvelles stratégies sur les décombres de cet échec anticipé, concernant ce thème sur les J.O. Et toi tu es balayé, mis avec soin dans une petite pelle sans y penser, geste mille fois renouvelé , puis dans le sac poubelle. Comme si tu avais pu penser, à un moment ou à un autre, être à une place et soudain c’est un rêve dans un rêve. Cependant aucune acrimonie, pas d’amertume, un constat glacial. Tu n’existerais donc que par les pensées d’exister que toi seul entretiens avec le monde. Et quand le monde change, se transforme, et il le fait à chaque instant c’est toute ton existence qui se modifie au diapason. Mais tu as tout de même la possibilité de reculer de deux ou trois pas pour observer ce constat.
Cette obstination à ne pas vouloir penser à quelque chose avant de le peindre, de l’écrire—est une véritable obstination. Cette obstination est surement l’œuvre la plus authentique, véritable de toute ma vie.
Idée : celle ou celui qui mène une double-vie ( exercer un art de façon solitaire, écrire, peindre etc.) et le personnage envoyé dans le monde ( vivre, travailler) mène des vies parallèles qui ne semblent jamais se toucher, comme l’implique l’idée de parallélisme. Jusqu’au moment où cette grande vérité géométrique ne tient plus, elle se fissure doucement, les parallèles se touchent bel et bien.
Ainsi, depuis plusieurs mois à chaque fois que j’écris ici j’écris aussi ailleurs tout autre chose, dans Scrivener. Quand je suis ici je ne suis pas dans Scrivener, et vice versa.
Parfois, cette tentation de joindre les deux bouts, se faire se toucher les fils, de produire une étincelle, un court circuit. J’y pense et puis j’oublie.
l’oubli est un grand sac à charbon et moi le bougnat.