Parfois cette impression de m’être trompé d’époque. Toute une littérature qui ne m’appartient pas. En écoutant le Grand dieu Pan, en m’engouffrant dans le style ( victorien ?) d’Arthur Machen, je pourrais dire que je m’y sens bien, comme chez moi. Et soudain avec horreur je croise mon visage dans la glace de la salle de bain. Torse nu, les yeux exorbités, le cheveu en bataille. Ne suis-je pas en train d’assister à une effroyable métamorphose ? De petites cornes me poussent sur les tempes en avant des oreilles et mes pieds deviennent de corne aussi, dur comme fer.

Se tenir devant un pan de réalité bouche bée. Dans une sorte de fascination proche de l’idiotie. Comme lorsque l’on admire un paysage abstrait par exemple. A noter : cette sensation étrange, presque agréable que provoque l’effroi quand on sent que la tête tout entière se vide. Cette sensation de traverser un trou noir, un entonnoir. La rapidité de la perception qui s’accroît à l’inverse de celle ou la matière de l’instant reflue. Et quelques micro secondes avant lui-même de naître à sa conscience, de plus en plus rapidement . Comme si le futur fabriquait du passé puis que ce dernier nous renvoie au présent.

Les nuages filent de façon irréelle à toute allure dans le ciel. Ou bien, mais n’est-ce pas la même chose, est-ce en lien -la première fois que je la vis. Moment dont je me souviens parfaitement, des années après. Cette sidération s’opère à nouveau comme dans un rêve récurrent. Avec la même perception de la mise en place d’un spectacle, d’une chorégraphie : Le brouillard d’un matin d’avril. Un ciel blanc, une lueur blafarde générale, un silence quasi palpable, humide. Elle vient en premier lieu en traversant l’espace. Une trace de blanc dans l’espace gris. Une traînée captée par une vision périphérique. La tête tourne à cet instant, attirée par ce mouvement furtif. On veut dire que c’est un vêtement, on veut peut-être dire une robe, mais les mots ne dépassent pas une limite invisible en amont des lèvres. La pensée ne veut pas laisser sortir de mot, elle tourne excentrée autour d’un axe tordu s’enivrant de cette impossibilité de dire.

Hors du moment je réinvente. Dans quel but sinon pour céder à la tentation de vouloir le revivre. C’est ainsi que l’obsession se dépose comme un dépôt troublant la raison, la réalité. C’est par la fiction dans le temps que j’emploie à désirer rejoindre une origine qui lorsque je pense enfin m’en approcher s’enfuit systématiquement. C’est par le mensonge que je cherche en vain une vérité, jusqu’à m’épuiser, m’effondrer, m’enfoncer de plus en plus profondément dans le labyrinthe des hypothèses, puis que j’assiste à un effondrement total, celui du monde. Le mien. Il y a un blanc à nouveau qui ne dure que l’espace d’un claquement de doigt, comme sur l’écran d’un cinéma, puis la vie reprend. Est-ce la même vie ? Est-ce encore le même monde ? est-ce encore moi ? Avec la mort des certitudes un doute est né.

Et c’est par ce doute que l’acuité se renforce. Le bruit du loquet métallique sur le poteau de bois. L’ouverture de la barrière. La perception violente d’un jardin que j’ignorai avec ses silhouettes de camélias, une haie de pommiers, la fragilité tremblante des pétales de roses, le linge qui pend sur la corde et qui s’égoutte. Et un chant à peine audible provenant de sa silhouette blanche.

Le brouillard est défait, le soleil perce les nuées, des hirondelles vrombissent, un coq chante bêtement, me voici bras ballants. Idiot à songer de nouveau.