Ce n’est pas facile d’aller à contre-courant. Beaucoup d’incompréhension à traverser sans broncher. Et puis à quoi bon s’excuser, se justifier, polémiquer. Quand ça ne passe pas, ça ne passe pas et tous les efforts que l’on peut produire pour dépasser cet état de fait ne sont souvent rien d’autre que des coups d’épée dans l’eau. Par exemple cette période de fin d’année, l’enjambement vers la nouvelle et l’automatisme des phrases creuses à échanger coute que coute.

— Meilleurs vœux, bonne année, et surtout la santé, ce genre de chose à vomir ni plus ni moins d’année en année atteint le paroxysme de l’insupportable.

— Pourquoi donc ? me demande mon épouse qui est aussi psychanalyste. Pourquoi cette obsession à ne pas vouloir faire comme tout le monde ? Qu’est ce qui te terrifie tellement dans l’expression "comme tout le monde" ?

Ai-je seulement l’embryon d’une réponse satisfaisante, dicible et écoutable ? Parfois je me dis que non et je reste muet.

Il n’y a guère qu’ici sur cette page blanche , renouvelée de blancheur chaque jour, ou plutôt chaque nuit, que j’ose m’interroger. Sans doute en m’appuyant sur cette observation que lorsque l’écriture s’empare de moi, je suis un autre. Et cet autre est à la fois comme tout le monde, cet autre est le monde et dont chaque phrase pointe sur celui que je crois être en dehors de la page blanche.

Gamin j’étais terriblement récalcitrant déjà, pour tout un tas de choses complètement incompréhensibles pour mes proches. A cette époque on ne savait pas ce qu’étaient les pédiatres, pas plus que la thérapie. En gros il n’y avait pas autre chose que l’asile qui eut pu représenter à la fois une solution comme un constat d’échec cuisant.

Reconnaitre mon mal-être eut été sans doute accepter de reconnaitre le leur. Ce qui ne pouvait être tolérable. Avait t’on le temps de s’occuper de n’importe quel nombril au beau milieu des fameuses 30 glorieuses ? Certainement pas.

Je me souviens encore de quelques réflexions prononcées à voix haute sur Jean-Paul Sartre, ou Serge Gainsbourg , et encore Maxime Le Forestier par mon paternel pour qui tout ce qui pouvait ressembler de près ou de loin à la contestation ou des élucubrations intellectuelles, n’était qu’une pure perte de temps. Etrangement il adorait Georges Brassens et Jacques Brel. Sans doute parce que ceux-là contestaient l’un avec tranquillité sur des rythmes à 4 temps tandis que l’autre en bavait des ronds de chapeau sitôt qu’il montait sur scène comme un agneau que l’on mène à l’abattoir.

J’ai souvent soupçonné mon père d’être un anarchiste qui ne s’assumait pas. Une sorte de traitre à lui-même qui avait pris comme prétexte la responsabilité familiale pour épouser le monde tout en le détestant.

Sans doute était-ce visible comme un nez au milieu de la figure. Visible pour tous ces autres qui resteront à jamais un mystère, ses collègues de travail, les nombreuses femmes avec lesquelles il aura entretenu une liaison, une aventure, toute la collection de trophées qu’un voyageur de commerce passe son temps à récolter pour tromper sa solitude et son ennui de n’être qu’un simple voyageur de commerce.

Lui non plus n’aimait pas les fêtes de fin d’année pas plus que les fêtes en général. Surtout les jours d’anniversaire je le voyais écartelé par deux envies contraires, qu’on n’oublie surtout pas de lui souhaiter, mais malheur si on le faisait.

Il devenait totalement abject comme si l’abjection avait le pouvoir d’effacer à la vitesse de l’éclair sa candeur enfantine qui remontait, à ces moments là, comme une acidité d’estomac.

C’est toujours cette même histoire de choix, de positionnement. Exactement comme ce problème majeur chez tout artiste. On dirait bien qu’il faille abdiquer, renoncer à un moment ou à un autre à la totalité des possibles, au fameux "flou artistique" pour se concentrer jusqu’à la fin sur une seule posture. La même toujours invariablement. Parce que justement l’invariable est accepté à bras ouverts, l’invariable est exigé comme une tenue de soirée, on ne peut nous laisser entrer dans certains lieux sans ce minimum de rigueur vestimentaire.

Cette rigueur à laquelle mon père tenait tant quand il s’agissait de ses chemises impeccables, du pli de ses pantalons, de la brillance immaculée de ses godasses. Tandis qu’à coté de ça, d’étranges ondes paradoxales pénétraient notre bulbe tout à la fois filial et rachidien.

Nous devinions à quel point il pouvait être menteur, traitre, méchant, cruel même et sans vergogne aucune. Ce qui m’aura toujours posé de fameux problèmes quant à la sincérité affichée de la moindre personne s’avançant les bras ouverts face à moi.

Ce qui m’aura toujours posé de fameuses difficultés concernant la valeur de ma propre sincérité aussi.

Car même au beau milieu de ma mégalomanie galopante parfois à des altitudes irrespirables, le doute était planté toujours au sommet. Une réelle bénédiction au final. Le doute comme un étendard tissé de compassion, d’amour filial, et de haine ordinaire.

Et cette année me voici confronté de nouveau à cette avalanche sirupeuse de souhaits, à ce champs de bataille où se mitraille l’attention à l’autre et toutes les munitions de gentillesses souvent melliflues, obséquieuses que je qualifie immédiatement de factices, d’hypocrites, d’inutiles, d’obscènes.

Comment la race humaine peut elle donc être à ce point frivole qu’on débouche le champagne en se faisant maints bisous réels ou virtuels alors qu’on a tout bousillé ou presque autour de nous ? Comment peut-on dire franchement, sincèrement, en toute innocence "joyeux Noël, Joyeuses fêtes, bonne Année " Alors que tout se barre en sucette ? Comment se lécher la poire et se donner de grandes tapes dans le dos et sur le cul alors qu’on est assailli désormais par un virus qui semble muter d’autant plus vite que nous sommes désespérément lents à comprendre son message ?

Ce qui sans doute les années passées était encore une énigme pour moi aura muté tout comme le virus. C’est que je n’ai plus envie de résoudre la moindre énigme à ce propos. J’ai ma dose c’est le cas, le moment on ne peut plus opportun de le dire.

Tout ce que j’aurais pu souhaiter dans le temps pour que mes contemporains soient moins cons n’ayant jamais été exaucé, il est possible qu’une usure rende la notion de souhait tout entière caduque.

J’assiste les bras ballants à cette forme d’érosion inédite pour moi non sans une certaine tristesse. Avec même un peu de rage certains jours, comme celle que peut ressentir un gamin lorsqu’il voit, derrière toutes les simagrées d’un père, l’étendue d’une solitude irrémédiable, probablement la même que tout à chacun entretient avec ce qui se nomme "tout le monde" et que l’on invective, tous les ans, en tout début d’ année, en lui dégobillant en pleine figure nos meilleurs vœux.