Le fait de n’avoir pris que peu de photographies de ce week-end passé au-dessus d’Albertville ne signifie pas que je n’ai pas trouvé le paysage somptueux, les gens très agréables. Au contraire, c’est sans doute pour cette raison que je n’ai guère osé sortir mon iPhone. Les seules photographies dont je dispose au retour, dimanche soir, ne semblent pas être autre chose que volées, à la sauvette, comme si, quand même, et comme malgré moi, il fallait que je prenne quelque chose à témoin. Désormais, que ce soit un nouveau paragraphe lu, de nouvelles expériences, un nouveau goût, une nouvelle odeur, une poignée de main, un regard, il apparaît que chacune de ces expériences puisse se dévider à l’infini, que je puisse devenir intarissable sur chacune d’elles. Ce qui pourrait me ravir si je ne trouvais pas cela un peu effrayant. Comme si la réalité et la fiction que je peux en tirer n’avaient de limites que le temps pris pour m’asseoir et les noter. Ce qui me renvoie soudain à la raison possible pour laquelle, un jour dans ma vie, après avoir été très amoureux de la photographie, à l’époque où elle était essentiellement argentique, je l’ai laissée choir comme une vieille chaussette, probablement aux alentours de 1995. Après avoir vendu mon dernier appareil, un précieux Leica, et tout le laboratoire qui allait avec, ainsi que le personnage du photographe que j’avais construit à l’aide de ces éléments. Personnage aussitôt jeté que je m’emparai d’une autre peau derechef, celle de l’écrivain. Sans doute à fin de me déporter d’un point de vue vers un autre, inconnu, inédit—celui du contact avec une réalité plus brute— sans la nécessité que je m’étais forgée de l’imaginer, la capturer au travers d’un oeilleton. L’abandon de la photographie correspond alors à une forme de réticence, à une forme de respect aussi, qui ne diminue en rien les moments vécus, mais souligne une vision nouvelle pour la fragilité de l’existence, des rencontres, que ce soit la rencontre d’un lieu ou des êtres qui le peuplent. Ainsi, tous les efforts effectués afin d’acquérir une technicité dans la prise de vue, le développement, la réalisation d’épreuves positives sur papier baryté, m’auront conduit à d’autres façons d’observer cette réalité, de la modifier sans doute, de modifier mon rapport à celle-ci surtout. Comme il s’agissait d’exposer des tableaux, je me suis en outre contenté de n’être que le personnage du peintre que les gens ici m’attribuèrent, tout comme ils s’étaient attribué le rôle de berger, de président d’association, du Lyonnais en retraite, de poète déclamant, de musicien revenant dans ses pénates, de compagne, d’amie arrivant les mains pleines avec des plats à gratin de crozets, de chien observant tout cela d’un air mi-figue mi-raisin, dans l’expectative qu’on jouât avec lui, qu’on lui donnât un bout de gras, une caresse sur le crâne.