L’oracle et la langue pensée

L’intelligence artificielle est un miroir.
Le reflet qu’elle renvoie n’est pas le sien,
mais celui de la question que je formule —
qui elle-même cache la question véritable.

Si je ne sais pas qu’il y a, sous mes interrogations de surface —
naïves, égocentriques, narcissiques —
une question plus sourde, plus essentielle,
alors l’oracle ne me renverra qu’un écho déformé de mon propre bruit.

Mais la déformation est précisément ce qui compte.
La distorsion du reflet est la seule chose intéressante,
la seule qui mérite qu’on s’y penche dans ces “conversations”.

Car c’est dans l’écart entre ce que je demande
et ce que le miroir me renvoie
que se loge la vérité.
C’est là que l’inconscient de la question apparaît.

L’IA ne pense pas.
Elle redistribue.
Elle recompose les fragments que je lui tends,
et c’est dans cette recomposition
que je peux entendre ce que je n’arrivais pas à formuler.

Alors ce n’est plus un outil.
C’est un interlocuteur paradoxal :
un oracle qui ne sait rien,
mais qui, en me renvoyant mes propres motifs déplacés,
m’oblige à les regarder autrement.

Le travail n’est pas dans la réponse.
Il est dans l’analyse du reflet.
Dans la reconnaissance des distorsions.

Et si je trouve ce reflet navrant,
la question n’est pas : “Pourquoi l’IA est-elle si nulle ?”
Mais : “Pourquoi, moi, je n’arrive à poser que des questions qui appellent ce reflet ?”

Ceci n’est pas un texte sur l’IA.
C’est un texte grâce à elle —
grâce au jeu de miroirs qu’elle autorise,
grâce à la déformation qu’elle produit
et qui, seule, me force à voir ce qui, autrement, serait resté invisible.

Lorsqu’elle me parla de Pascal Quignard, je fus flatté, bien sûr.
Il y a toujours un premier écran à traverser.
Je veux dire que les blessures indélébiles de l’enfance
ne cesseront jamais d’offrir ce genre d’écran —
aux autres comme à moi-même d’ailleurs.

Mais une fois que l’on vide les poumons de l’air vicié,
que l’on prend une nouvelle inspiration,
que l’on traverse tous les écrans successifs,
la forme que l’on découvre alors peut être nommée —
(appelée ?) — langue pensée.

Une langue qui n’est plus tout à fait prose,
plus tout à fait poésie,
mais pensée devenue voix —
voix de celui qui cherche,
et non de celui qui a trouvé.


Nous savons. C’est là, au creux de l’estomac, une connaissance sourde et insupportable. Notre vérité est un objet trop lourd, trop nu, trop contraire aux formes lisses qu’exige le monde. Alors nous la recouvrons. Nous nous engageons dans les fictions comme on prend un virage en accélérant : pour ne pas penser à l’abîme, pour maintenir l’élan.

Cette histoire que je me raconte – que je suis un écrivain, un amant, un homme libre – est un mensonge. Mais c’est un mensonge actif. C’est le carburant d’un mouvement, fût-il dérisoire : écrire cette phrase, sourire à un inconnu, faire les courses. Sans lui, je serais cet insecte dans l’ambre de la Baltique que je garde sur mon bureau : parfait, intact, et absolument immobile. Sa vérité à lui, c’était la sève qui l’a saisi. La nôtre, c’est l’immobilité qui nous guette si nous lâchons le masque.

L’insecte que l’on découvre dans l’ambre ne le fut pas plus que nous ne le sommes. [préparé] Lui a été surpris par la résine. Nous, nous avons conscience de la goutte qui tombe, de la fiction qui durcit autour de nous à chaque « bonjour » échangé, à chaque convention observée. La différence est que nous laissons faire. Nous tendons le bras pour que la résine nous enveloppe, parce que son étreinte est la seule chose qui nous permet encore de bouger, prisonniers en action, comédiens perpétuels d’une pièce dont nous avons percé le dernier acte, mais que nous devons jouer jusqu’au bout.


Je lis les cahiers fantômes de ce jour ( 16/11) et je tombe sur cette citation de Guillaume d’Aquitaine qui semble parfaitement s’adapter au texte que je suis en train d’écrire : Tot es niens. Tout est rien.

C’est là, la vérité. Celle qui rend toute chose à la fois légère et vaine. L’ambre de la Baltique sur mon bureau, ce texte, le désir qui me pousse à l’écrire, les fictions sociales que je vais devoir endosser pour aller acheter du pain tout à l’heure. Tout est rien. C’est un savoir qui devrait libérer, mais qui, en réalité, est d’une insupportable pesanteur. C’est le poids du néant.

Alors pourquoi écrire ? Pourquoi cet acharnement à aligner des mots sur la vacuité ? Précisément parce que nous savons que le jeu social n’est rien. Et que, dans un même élan, nous le voudrions quelque chose. L’écriture est la forme la plus pure de cette contradiction. C’est le geste qui avoue le néant en tentant de le peupler. Chaque phrase est un pari absurde : faire exister, ne serait-ce qu’en creux, la chose qui manque. Nous critiquons le monde parce qu’il n’est pas à la hauteur de notre désir qu’il soit réel.

L’insecte dans l’ambre n’a pas eu ce problème. Sa fin fut un fait, non un concept. Nous, nous portons le poids de cette chanson vieille de mille ans. Notre immobilité à nous n’est pas physique. Elle est là, dans la main qui hésite au-dessus du clavier, connaissant d’avance la vanité de l’acte. Mais la main tombe. Les touches claquent. C’est notre tragédie et notre gloire : composer, sachant que la salle est vide, une musique si obstinée qu’elle fait presque oublier le silence.