J’aime l’hiver, le froid, à condition d’être bien calfeutré chez moi, ce qui est le cas. De longues journées pour lire, écrire, dessiner parfois, peindre de moins en moins. Vu de l’extérieur, on dirait presque une vie de luxe ; s’il n’y avait pas toute la contingence ordinaire, évidemment. Cet après-midi, par exemple, il faudra sortir pour acheter un nouveau poêle, car impossible de remettre en fonction celui que j’ai acheté il y a deux ans. On a tout démonté, nettoyé, remonté, vérifié chaque vis, chaque joint, mais non, rien, foutu. On râle un peu pour la forme contre l’obsolescence programmée, on peste contre les discours écologiques et les aides à la réparation qui s’arrêtent à la porte de Brico Cash. Une journée ordinaire, donc ? Pas tout à fait.

Hier, le 17, j’ai eu soudain envie de redescendre dans la bibliothèque du rez-de-chaussée et de retrouver cette collection de vieux bouquins ayant appartenu à mon aïeul. J’ai dû, de toute ma vie, n’ouvrir qu’une seule fois un livre de François Coppée. J’étais jeune, inculte, aimant me croire moderne, et l’idée même de m’intéresser à un auteur comme Coppée me paraissait déjà une trahison de ce que j’imaginais être la « vraie » littérature. Si je calcule, cela fait bien cinquante ans que ces bouquins n’ont pas été ouverts, peut-être plus, car je doute que mes parents ou mon frère y aient jamais jeté le moindre coup d’œil. Ils font partie des meubles, de ces évidences qui peuplent le décor sans qu’on les voie vraiment. Pas mes parents, les livres.

Cette fois, j’ai pris le tome I de l’édition L. Herbert ; sur la tranche est inscrit « Prose ». Je crois que la première fois j’avais commencé par la poésie, erreur de débutant : trop sentimental, trop poudré, rien à voir avec Rimbaud ou Baudelaire, évidemment, et j’avais refermé ça en me promettant de ne plus y revenir. Pourtant, dans ce travail de documentation que je mène, je ne peux pas faire l’impasse sur Coppée, tout comme je ne peux pas faire l’impasse sur Charles-Louis Philippe, né à Cérilly, à deux pas de Tronçais. Il y a là une géographie, une filiation, que je le veuille ou non.

En ce moment, je suis jusqu’aux yeux dans cette seconde moitié du XIXᵉ siècle : journaux, souvenirs, correspondances, vieilles éditions scannées et qui me brûlent les yeux sur les sites de la BNF et Gallica. On dirait que l’époque actuelle n’existe plus, ou plutôt qu’elle ne m’intéresse plus vraiment. Je m’accroche à la tournure de certaines phrases comme, dans un naufrage, à un morceau d’épave : pas de salut ailleurs que là. Hier, j’ai téléchargé tout Léon Daudet, en me disant qu’il m’en raconterait un peu plus sur les écrivains de son temps, leurs manies, leurs postures, leurs ridicules aussi. Jusque-là, je dois avouer que je n’ai lu qu’Alphonse, et encore à l’école, dans les petites classes, à l’époque où je rêvais d’être indien ; l’intérêt que je portais aux Daudet allait donc à peu près de pair avec mon sérieux en classe.

Ce qui me pousse aujourd’hui vers ces vieux auteurs, c’est aussi le contraste avec ce que je lis de la littérature contemporaine. Je pense par exemple à Jean Echenoz : des livres construits au cordeau, des effets parfaitement maîtrisés, de l’ingéniosité à chaque page, un sens de la pirouette qui force l’admiration — et pourtant, quand je referme Courir ou 14, j’ai surtout l’impression d’avoir assisté à un numéro de funambule. La phrase passe, gracieuse, au-dessus du vide ; moi, je reste en bas, spectateur. C’est brillant, mais distraitement brillant, presque désincarné. Il manque quelque chose qui brûle, quelque chose qui se risque vraiment. Le corps y est, parfois, mais comme décrit de l’extérieur, avec un sourire en coin.

Pour Michon, c’est autre chose encore : une érudition qui déborde, un luxe de références, et cette façon de poser la phrase comme on pose une pièce d’orfèvrerie sur un velours sombre. Dans Je lis l’Iliade, j’ai souvent eu l’impression qu’il jouissait un peu trop de cette supériorité-là : lui qui sait, nous qui lisons. Je peux admirer la construction, le travail, la mémoire, mais je sens aussi une pointe de cruauté dans cette accumulation de savoir, comme si le texte disait : regarde comme tu es petit devant tout ce que je convoque. Ce n’est pas tant l’excès d’érudition qui me gêne que la manière dont elle s’interpose parfois entre le lecteur et ce qui pourrait, justement, le toucher.

Mais je ne veux jeter la pierre à personne : n’ai-je pas moi aussi usé et abusé de tels subterfuges pour masquer ce que j’imaginais être un vide honteux, un vide personnel ? Or ce vide n’est pas seulement personnel ; il vient aussi de l’extérieur, j’en suis de plus en plus convaincu. Par contraste, quand je pense à Flaubert ou Balzac — ne râlaient-ils pas déjà, eux aussi, contre ce même vide ? —, même dans leurs pages les plus pesantes, il y a toujours cette ferveur têtue : quelque chose d’acharné dans la manière de nommer, de recommencer, de reprendre encore la phrase jusqu’à ce qu’elle rende un peu de la vie qu’elle prétend dire. Chez Léon Daudet, chez Bloy, on sent parfois une rage, une mauvaise foi, une exagération ridicule, mais ça vit, ça déborde, ça tremble. Shakespeare, Poe, Carver, chacun à leur manière, s’adressent à tout autre chose qu’au seul goût littéraire du moment ; ils parlent à cette chose introuvable qu’on continue, faute de mieux, d’appeler l’âme. Ou, plus simplement, ils acceptent leurs propres contradictions, ce qui devient de plus en plus difficile aujourd’hui, où tout doit paraître « cohérent », lisible comme des panneaux de signalisation d’autoroute.

C’est peut-être ça que je cherche en redescendant dans la poussière de ma bibliothèque : non pas me réfugier dans le passé pour fuir le présent, mais vérifier, livre après livre, s’il existe encore une manière d’écrire qui ne soit pas seulement un jeu d’intelligence. Cette ferveur-là n’est pas adressée à un dieu de catéchisme, elle est adressée à une langue, qu’elle soit française, anglo-saxonne, mongole ou pygmée, peu importe. Elle reconnaît simplement que nous sommes portés par quelque chose qui nous précède, cette masse de phrases écrites avant nous, qu’on le veuille ou non, qu’on la connaisse ou qu’on l’ignore. Le problème, aujourd’hui, c’est précisément qu’on l’ignore volontiers, ou que cela arrange beaucoup de monde de faire comme si cette dette n’existait pas. Ce carnet, que je baptise « autofiction-introspection » pour m’excuser un peu de tant de méditation, n’a peut-être pas d’autre but que de vérifier, à ma petite échelle, si je peux me tenir encore dans cette ferveur-là sans me mentir.
Car, comme je l’ai déjà dit, je passe le plus clair de mon temps à me mentir, la vérité du jour n’étant jamais assez fraîche à mon goût.

illustration sépulture de François Coppée au cimetière du Montparnasse, div9, Paris