On aurait pu rester là longtemps. Des années peut-être. Mais on ne reste jamais vraiment nulle part. Un matin, on a quitté Suresnes, la chambre, le cerisier, le bistro et ses silhouettes. On a repris un autre travail, un autre lieu. Puis encore un autre. Le temps a passé comme il passe : sans prévenir, par paquets.

Quelques années auparavant, mettons trente. Il a désormais trente-cinq ans, il est à Suresnes dans une petite chambre sans confort. Il ne sait pas qu’il habite là un fragment de cité-jardin construite dans les années 1920 pour loger proprement des ouvriers et des employés comme lui, censés former une communauté. L’unique fenêtre donne sur une cour et, au-delà, des immeubles. Peut-être un avant-goût de Courbevoie ou de Nanterre, on ne sait pas, on n’est pas curieux.

Il a beau scruter, il doute d’apercevoir Rueil-Malmaison. À cette distance, il ne voit ni les anciennes vignes de Suresnes ni les pavillons ouvriers dessinés au cordeau, encore moins les plans d’urbanistes qui, un siècle plus tôt, avaient cru organiser rationnellement la vie des gens comme lui. Il n’y a pas de château. Mais n’allons pas trop vite.

Ce serait dommage de ne pas évoquer le cerisier japonais juste là, devant la porte. On l’a déjà vu perdre ses feuilles deux fois depuis qu’on est arrivé là. On ignore que ces arbres faisaient partie du projet d’origine : offrir un peu de beauté, un peu d’air, à ceux qui rentraient de l’usine au pied du Mont-Valérien. On l’a admiré, on a eu les larmes au bord des yeux tellement c’était beau. On ne peut pas vraiment dire en quoi voir tous ces pétales roses au sol déclenche ce type d’émotion. On ne cherche pas trop non plus à le savoir, on n’a pas vraiment le temps.

Pour payer cette turne, il s’est inscrit dans une boîte d’intérim et a dégoté un emploi de chauffeur-livreur à deux rues de là. Chaque matin, il traverse sans y penser les rues portant les noms de maires et de réformateurs sociaux qui avaient juré de sortir les ouvriers des taudis : des destins effacés derrière de simples plaques bleues. Cela ne demande pas beaucoup de jugeote, ça tombe bien, il n’en possède pas trop. À part prendre un plan papier dans le bon sens pour lire un plan, car le GPS n’existe pas encore. On n’imagine même pas que ça puisse exister un jour.

Nulle nécessité de se déguiser en clown : un pantalon jean et un chandail, voire un blouson éventuellement, suffisent. Parfois, certains matins de novembre, on prendra la précaution d’une écharpe. Le vent remonte de la Seine, s’engouffre entre les barres récentes et les vieux immeubles de la cité-jardin, mélangeant les générations sans que cela raconte grand-chose pour lui. On ne voudrait pas attraper froid bêtement.

Encore que, si l’on tombe malade, ça n’est pas un drame. L’arrêt de travail nous permet de traîner au lit, de rester bien au chaud, probablement rideaux tirés toute la journée. Dehors, la ville poursuit sa petite histoire de réhabilitations, de plans sociaux, de mutations de logements ; dedans, il s’obstine sur un livre ardu qui le relie plus volontiers à des morts célèbres qu’aux voisins de palier. Un bon livre, de préférence, un bien difficile qu’on prendra la peine d’annoter à chaque page.

On pourrait, de temps en temps, au début en tout cas, passer toute la journée au bistro. On vient depuis quelques jours de se faire une sorte de camarade, oh, pas encore un copain non. Mais si on le désire, cela nous changera un peu les idées de retrouver ce N., poète brésilien exilé, pour causer philosophie, poésie, littérature. Dans un bled qui a vu passer ouvriers, réfugiés, rapatriés, immigrés, il ne voit en lui qu’un camarade de comptoir de plus, pas le dernier avatar d’une longue chaîne d’exils. Mais surtout boire et reboire à tomber par terre devant le regard inquisiteur du tôlier maghrébin en train de compter sa thune, assis dans un coin. Lui descend d’une autre vague d’ouvriers logés jadis dans ces mêmes HBM, mais cette continuité sociale, on ne la voit pas, on se contente d’encaisser la vue. On a l’habitude. Derrière lui, il n’est pas rare qu’on aperçoive quelques silhouettes. On ne sait pas si ce sont vraiment des femmes, mais ça y ressemble. Toute une population interlope qui vient échouer là, au petit matin, en provenance du bois de Boulogne, pas loin.

On pourrait aussi se souvenir que le boxeur, un grand costaud nantais, vient aussi se pavaner là avec sa danseuse serbe ou croate — on pourrait presque dessiner une carte : Nantes, Belgrade, le Maghreb, le Brésil, la banlieue ouest, toutes ces trajectoires qui se croisent à portée de tram — Qu’ils l’ont plus ou moins pris en sympathie, à moins que ce ne soit de la compassion. Ou tout simplement l’appât du gain, car évidemment ces deux là, la piaule qu’ils lui céderaient ne serait pas gratuite. Mais tout de même moins chère que celle de l’hôtel.