— Cher Sadhguru, je trouve bien plus facile de m’émerveiller du monde naturel que de l’humanité… comment être émerveillé par les êtres humains comme je le suis par le paon qui danse ?
— Eh bien… c’est un être humain, n’est-ce pas ? Non non, je me demande si c’est un oiseau qui pose une question… ? (petit rire) Eh bien, les êtres humains n’ont pas d’aussi belles plumes que les paons…

Il caille. J’ai tourné à fond le bouton du radiateur de la Dacia. Je viens d’achever ma journée de travail, il est 21h30. Personnellement, à cet instant, je suis émerveillé que ma bagnole démarre du premier coup. C’est ce dialogue sur lequel je tombe. Ce dialogue entre un grand sage hindou et un de ses disciples. J’ai fait une fausse manip en sortant du parking et YouTube me propose ça. Bon, je voulais plutôt écouter une émission sur la peinture, mais j’ai les mains prises parce que j’allume une cigarette en même temps. Ma tablette est à côté, sur le siège passager. Laissons aller, pourquoi pas ? Trop crevé pour résister.

Et puis en vrai, ça m’interpelle aussitôt ce dialogue. Je suis intrigué parce que, moi non plus, je ne porte pas vraiment les êtres humains dans mon cœur en ce moment. Je serais plutôt comme ce type qui pose sa question : à vouloir m’émerveiller des paons et de tout un tas de choses extraordinaires, plutôt que de tomber en pamoison devant n’importe quel être humain. Même si je voyais, à cet instant précis, sur le bas de la route, une très belle femme faisant de l’auto-stop avec un magnifique sourire aux lèvres, je ne m’arrêterais pas. Rien que d’y penser, je suis déjà dégoûté par ce long chemin à effectuer pour revenir chez moi. De plus, j’imagine qu’il faudrait certainement nourrir une conversation, et ça me fatigue d’avance.

Tenez, rien que d’imaginer tout cela, je souris tristement. Car il y a une dizaine d’années, je n’aurais pas agi ainsi. Je me serais arrêté, bien évidemment, et j’aurais dit :
— Mais bien sûr, à votre service, montez !
Et avec le sourire en plus, le genre de sourire que l’on imagine sincère, vous voyez… sincère un peu comme pour se prouver qu’on l’est.

Oui, je peux tout à fait m’émerveiller de la présence d’un oiseau au loin, plutôt que de celle d’un être humain. Moi aussi, je le peux désormais. Sans tomber dans le panneau.

J’écoute la conversation entre le grand maître yogi et ses disciples, enfin le monologue. Il a l’air d’un vrai sage, Sadhguru. De temps en temps, je jette un coup d’œil sur l’écran : turban sur la tête, longue barbe blanche, petits yeux rieurs, posture de yoga en tailleur. Fascinant, allais-je dire. Pitoyable, me reprends-je.

Tout ça me renvoie des milliers d’années en arrière, j’ai l’impression. Au temps où moi aussi, je m’émerveillais des paons comme des êtres humains, je ne faisais à vrai dire pas de réelle différence. C’est normal, car je vivais seul. D’une certaine manière, je ne prenais aucun risque. Aucun paon, si magnifique soit-il, à cette période de ma vie, ne chiait dans mon salon, et lorsque moi-même j’éprouvais le besoin de me rendre aux toilettes, je n’avais pas à m’agacer en constatant que quelqu’un s’y trouvait déjà.

La route défile, l’ampoule du phare gauche a dû griller, car l’intensité du faisceau est plus faible de ce côté de la route. Tout comme dans ma cervelle, je pense. La partie droite est plus puissante que la gauche, qui rend toute analyse, tout calcul, toute stratégie totalement ridicule désormais. Étrange époque que cette époque du virus.

Ce type, ce yogi, il m’est soudain sympathique, plein de bon sens surtout. J’imagine presque aussitôt sa solitude. Être obligé de s’accoutrer ainsi, comme un yogi, un sage, pour dire ce qu’il a à dire afin que les gens veuillent bien prendre le temps de l’écouter… d’un seul coup, je rigole tout seul. Je me demande : pourquoi éprouver ce besoin d’être écouté… ? Pourquoi s’imposer aussi ce genre de « mission », si cela en est une ?

Avec ces périodes de confinement successives qui ont frappé le monde, nous avons été obligés de cohabiter comme jamais auparavant. C’est-à-dire que nous nous sommes retrouvés confrontés à nos contradictions les plus profondes. Ces merveilleuses femmes et hommes qui se jurent un amour éternel sur les réseaux sociaux, confinés chez eux individuellement ou en famille, se seront sans doute aperçus de cette contradiction.

Aimer, adorer les gens de loin, c’est très facile. Vivre avec eux, partager le quotidien, beaucoup moins, même si on en a souvent rêvé.

Du coup, je pense à cette exposition que j’ai installée dans mon village. C’est mon épouse qui se charge d’effectuer les permanences, car je vais par monts et par vaux pour mes cours. J’imagine que je suis un visiteur, je pousse la porte, et je vois tous ces tableaux accrochés sur les murs de la galerie. Je les vois comme si ce n’était pas moi qui les avais réalisés. Ils sont magnifiques, tout à fait comme de beaux paons avec de jolies plumes. Est-ce que j’aurais envie d’en accrocher le moindre sur mes murs ? Et surtout de vivre avec chaque jour qu’il me reste à vivre…

Bien sûr que non.

Chez moi, les tableaux ne restent pas en place. D’un mois à l’autre, mon épouse se charge de la déco, qui est sans arrêt renouvelée. Cela entraîne au détachement.

Mon épouse… je pourrais aussi parler de la féminité, comment l’immobile envoie tout le mobile valdinguer… et comment tout ce qui est merveilleux à priori change totalement de visage selon la distance avec laquelle on le regarde. Mais je ne confonds pas les oiseaux avec les femmes non plus, du moins cela fait bien longtemps que je ne fais plus cette erreur.

Je ne veux pas mettre le lien vers la vidéo YouTube. Du coup, je cherche une image de ce yogi farceur, et je tombe sur une photographie en noir et blanc de lui jeune avec son épouse. Je l’aime beaucoup ainsi. Il a dans le regard quelque chose qui m’explique la suite de son parcours. Ce mélange de mépris et d’amour que le yoga doit certainement, avec le temps, trouver le moyen de réunir dans une forme divertissante.