« Looking for a good Tyrant » Asger Jorn 1969
« Looking for a good Tyrant » Asger Jorn 1969
« Looking for a good Tyrant » Asger Jorn 1969
« Looking for a good Tyrant » Asger Jorn 1969

Quelque chose cloche dans l’espace-temps. Cela ressemble à la réalité de tous les jours, mais ce n’est pas la réalité. Du moins, pas celle que l’on connaissait, ou que l’on croyait connaître. Une hésitation entre les deux. Et ce doute, cette oscillation semble s’accélérer de plus en plus. On pressent que quelque chose ne va pas tarder à nous tomber dessus. C’est assez vague au début ; on pense à l’imagination qui fait des siennes. Il arrive même qu’on tente de blaguer pour exorciser cette marée silencieuse qui monte et ne va pas tarder à nous submerger.

Et puis, c’est le choc. On apprend l’inéluctable, on ne peut plus éluder. Quelque chose s’en va, et c’est irrémédiable, épouvantable. On l’entend, mais on ne veut pas l’entendre. On n’y croit pas.

Il faut quelques instants, parfois des jours, des semaines, pour faire le tour complet de ce qui vient de se produire. C’est trop abstrait ; la pensée ne peut s’accaparer cela tout de suite. C’est avant tout un non-sens. Un gouffre dans lequel tout le sens se perd. C’est insensé. Quelque chose en relation avec l’incroyable, le fantastique, la science-fiction. Tout cela encore enchâssé dans le banal : le froid mordant d’un matin de janvier, l’odeur du café dans la cuisine, une cigarette qui nous dégoûte et qu’on fume à moitié, tandis que la présentatrice de la météo débite ses minimales et maximales à la radio allumée machinalement, comme tous les matins. Cela a l’air d’un matin comme tous les autres pourtant. C’est d’autant plus stupéfiant.

Mais très vite, il faut se reprendre. On se rebiffe. Ce n’est pas possible de démarrer comme ça la journée. Aussi abattu, lessivé, ruiné totalement. On se lève, on fait quelques pas. Le corps doit bouger, s’agiter. Comme si le mouvement pouvait déplacer les lignes, les frontières de l’événement, dans l’espoir de l’esquiver peut-être, de l’enjamber. Mais tout est tellement lourd, pataud, tout part à volo.

On se sent tellement lourd que c’en est à vomir. On s’en veut d’être aussi lourd, ou on en veut au monde entier soudain. Il faut en vouloir, se dit-on, c’est peut-être l’issue. Colère froide ou gueulement intempestif, il faut absolument trouver un moyen de vider ça, de se débarrasser de ça. On l’espère tout en sachant déjà que c’est vain. Mais on espère.

On est déçu d’être aussi faible d’espérer. L’égoïsme comme seul refuge, toujours. « Ça ne peut pas m’arriver à moi ce matin, merde ! Mais qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu ? Pourquoi moi ? » On sent bien que l’on glisse vers quelque chose de trouble, de minable. On se laisse glisser malgré tout faute de mieux. Peut-être, après avoir serré les dents, les poings, tapé dans une cloison, se laisse-t-on glisser avec cette douleur musculaire, un hématome naissant qui nous accompagne. La douleur physique est une compagnie à la douleur morale, mentale, cordiale. On n’ose pas se sentir seul face à ça. Surtout si on est déjà seul.

Quant à l’autre, il devient le responsable, un instant, quand on en a plus ou moins terminé avec soi, avec la fatigue et la colère mêlées. L’autre qui nous laisse seul. L’autre qui a disparu sans prévenir vraiment. L’autre qu’on ne verra plus. Comment est-ce possible de ne plus voir ce qui a toujours été là ? On ne sait pas faire. On ne sait pas vivre ça. C’est d’une brutalité telle qu’il faut s’élever ou s’abaisser à la même fréquence instinctivement. Être brutal aussi pour simplement tenir le coup. La colère comme bouée de sauvetage. La colère contre soi, contre l’autre, contre tout. Le refus dont elle ne cesse de parler, le déni, comme on dit.

« Je ne veux pas », voilà ce que ça dit. En gros.

Les jours passent. La digestion est lente. On est comme un boa qui a avalé un ours. Mal au crâne, aux mâchoires. Être vache et ruminer jour et nuit la colère, l’absence, et tous les « si ». Le « si j’avais su » permet l’accès au souvenir et le démarrage des négociations.