Il fait encore froid, humide. J’ai réintégré le bureau après avoir installé la machine sous Ubuntu et coupé toute connexion pour écrire ces lignes. L’attention est désormais l’une de nos capacités les plus traquées. Aussi il me semble juste de dire que la conserver la maintenir l’entretenir devient un véritable enjeu de survie. Il se peut que notre humanité, du moins ce qu’il peut rester d’humanité encore en moi est à ce prix. Je rêve de m’asseoir ici d’ouvrir ce traitement de texte en plein écran, et d’écrire sans être dérangé jusqu’à la fin de ma vie. Je sais que c’est un rêve bien sûr. Que tôt ou tard la maison s’éveillera, que les tâches quotidiennes me projetteront hors de la pièce après avoir éteint cette machine. En attendant, j’écris tout ce qui me passe par la tête , sans plan préalable, sans avoir longtemps réfléchi, sans autre intention que celle de déposer des mots, des phrases qui se suivent, de noircir la page blanche.

Cela ressemble à un début de fiction, sans doute parce que ma vie est devenue une fiction, à mes yeux. J’ai du mal à penser qu’elle n’en soit pas une, j’essaie pourtant, mais j’ai beau prendre le problème dans n’importe quel sens, tôt ou tard j’arrive toujours à effectuer ce petit pas de côté afin de me regarder de profil et considérer au final que je ne suis que le fruit d’une imagination terrifiante. Il faut que j’écrive. Il le faut, car d’une manière certainement enfantine c’est la seule solution qu’il me reste pour explorer ce hiatus. Lorsque je suis attablé face à la page blanche il me semble qu’il n’y a plus qu’ici que je puisse être un homme véritable. C’est probablement une fiction également, à l’intérieur d’une fiction plus générale.

Hier je ne suis pas parvenu à m’endormir avant d’avoir lu un chapitre entier de Portrait de l’Artiste en Jeune Fou de Philip K. Dick. Ce moment où Charley tue les animaux avant de se tirer une balle dans la bouche plutôt que de tuer sa femme Fay, vraiment poignant, d’autant que tout le chapitre est écrit depuis l’intérieur du personnage, depuis son intimité, on s’y croit vraiment, on est Charley, on comprend à quel point il ne dispose d’aucune autre solution que celle du suicide. Je crois que je l’ai déjà écrit il y a plusieurs semaines, ce bouquin est vraiment fascinant. Chaque personnage utilise la première personne du singulier pour exposer les faits, ses propres pensées le décor vu par ses propres yeux, faisant ainsi progresser le récit d’une façon captivante. Enfin, je suis comme un ours qui découvre un pot de miel. J’avais déjà imaginé plusieurs fois ce genre d’artifice, y compris en écrivant ici ou là sur mes blogs comme si ce n’était jamais vraiment le même personnage qui racontait sa vie, son histoire. Sauf qu’il n’y avait pas de trame, pas de début véritable ou de fin avérée, pas d’événement susceptible de faire progresser un arc narratif pour chacun de ses hétéronymes. Ce serait certainement un travail de titan de tout relire, de retrouver le ton de chacun de ces narrateurs, puis de l’affubler d’un nom, d’une caractéristique marquante afin de bien l’identifier, puis une fois le boulot fait, assembler ces pages, fragment après fragment, en constituer des chapitres. Puis, au bout du compte un bouquin. Je rêve encore.

Je suis allé regarder le prix des Freewrite et en passant j’ai trouvé quelques articles sur ces machines. Encore un rêve. Des prix exorbitants pour écrire sans dérangement. C’est totalement ridicule. Il fallait que le ridicule me sauve de la frustration de ne pas pouvoir m’en payer une. La promesse qui fait vendre ce genre d’outil est de pouvoir tripler sa vitesse d’écriture, ce qui la rend idéale pour écrire un premier jet. Sauf que pour cela il faudrait que j’ai envie d’écrire avant toute chose un premier jet. C’est certainement valable pour des écrivains qui écrivent encore des romans. Est-ce que j’écris un roman ? Est-ce que oui ou non j’ai envie d’écrire un roman. Non, je prends la tondeuse et je me rase la tête, maintenant, voilà je me repose la question encore une fois : Tu as envie d’écrire un roman ?

Concernant la mise en forme, j’utilise désormais LibreOffice Writer, gratuit sur la distribution Ubuntu. J’ai créé un modèle format 6×9 pouces avec des marges de 2 cm histoire de voir mon texte comme dans un vrai livre. Est-ce que je veux faire un nouveau livre ? Est-ce que mon corps fait des choses en parallèle de ma tête ? Je vais jeter un nouveau coup d’œil dans mes documents personnels, les fichiers sont là. Est-ce que mon corps me fait des blagues en créant tout seul des fichiers, voilà une question sur laquelle se pencher.