L’impossibilité chronique de rester dans un cadre n’est pas qu’un défaut d’attention. Je veux dire que ce n’est pas parce que je n’ai pas suffisamment de concentration que je ne peux pas me contraindre à rester dans ce cadre. Je ne le crois pas. Ce journal en est la preuve irréfutable. Simplement la question est liée à la nature du cadre. De quel cadre suis-je en train de parler quand j’évoque l’idée d’un cadre.
Je ne peux visiblement me passer d’écrire. J’ai essayé, la sensation d’être un légume m’envahit tôt ou tard. Et je n’ai rien contre le fait d’être un légume, ou de me prendre pour un légume. C’est en tous cas bien moins dangereux que de se prendre pour Napoléon. Beaucoup moins glorieux certes, mais obtenir la gloire ne m’intéresse pas. Je ne suis pas assez solide pour supporter l’idée d’endosser une célébrité et donc n’importe quelle genre de gloire. Trop de tapage, trop de de dérangement. Je serais beaucoup trop déstabilisé, dissipé, éclaté. Déjà que j’ai du mal à recoller les morceaux dans ce parfait anonymat, ce serait le pompon d’avoir à le faire de manière glorieuse.
— Vous vous déconsidérez mon petit vieux, il faut vous reprendre , dit elle
— Évidemment en me mettant à votre place je conçois que mes propos soient décevants. Vous estimez qu’un homme doit toujours se tenir prêt, pour ne pas dire en érection. Bien sûr vous ne le pensez jamais consciemment, et c’est cela le piège dans lequel nous tombons depuis la nuit des temps. Tout vient chez vous de l’inconscience pour une grande part du moins.
— je ne vois pas du tout de quoi vous voulez parler, que puis-je avancer d’autre qu’une négation, vous ne me laissez aucun choix, réfléchissez.
— un jour il faudrait que je vous parle de mes expériences virtuelles, que je fasse de vous ma confidente, mais en y songeant, il me vient naturellement à l’idée que mon intention n’est pas bonne. Que ce ne serait qu’une sorte d’attrape-mouche. De proie à proie, dans un dialogue biscornu et d’une perversité effroyable, il faudrait à terme que l’un des deux trépasse. Vous comprenez ?
— Rien du tout mais poursuivez ( Elle sourit )
— Vous voyez, nous voici déjà en train de jouer au jeu de la mort, il n’aura pas fallu moins de quelques secondes pour que nous plongions dans ce gouffre.
Le dibbouk bu un verre d’eau et s’essuya la bouche avec sa manche. Il s’agitait sur son siège.
— Vous devriez baiser et arrêter de palabrer lança t’il en baillant. Vous me fatiguez tous les deux. Ou alors vous vous entre-tuez directement et on tourne la page , c’est une autre option.
Ils ne le voyaient pas mais ils savait que quelqu’un était là dans la pièce. Se voyaient-ils eux-mêmes, rien n’était moins sûr. Dans le fond il y avait une voix qui s’exprimait de façon ininterrompue, un fleuve verbal traversant l’étendue infinie d’un désert. Le monde entier avait disparu, il ne restait plus rien que ce désert jonché ça et là de ruines. Et cette voix qui s’écoulait comme un fleuve. Parfois des animaux s’en approchait pour se désaltérer, ils recueillaient les propos qui se mêlaient à leur sang, aux larmes de leurs yeux, à leur sueur. Les animaux étanchaient leur soif puis repartaient dans les profondeurs de la nuit, aux confins du désert, ils pouvaient ne pas revenir vers le fleuve durant plusieurs jours parfois. Puis la soif les assaillait à nouveau, ils revenaient, le fleuve s’était encore élargi depuis la dernière fois qu’il l’avait vu. Ils ployaient leur échine, approchaient leurs naseaux de la surface des mots, puis ils buvaient, buvaient, buvaient jusqu’à ce que leur ventre soit dur à force d’être gonflé. Puis il repartaient encore et ils revenaient et ils repartaient et ils revenaient. Et je crois que tant que le fleuve coulera tant que le soleil ne l’aura pas complètement asséché, ils reviendront et repartiront encore.