Tu t’en rends pas compte à l’époque, c’est maintenant que ça remonte — la vieillesse, je ne sais pas si ça rend plus perspicace — ça m’étonnerait. Plutôt un mal au cul phénoménal, qui te rappelle à chaque instant tout ce que t’as pris, sans broncher. D’avoir tellement courbé l’échine, de t’être fait enculer plus jeune dans la plus totale inconscience. Il y a ce traumatisme laissé par tous ces petits boulots minables, devant lesquels tu t’es plié, agenouillé parfois, juste pour survivre. Survivre, rien d’autre. Et la colère maintenant, qui remonte avec une clarté insupportable. À chaque souvenir, un éclair, un coup de poing dans la mâchoire du passé.
Et t’as qu’une envie, c’est de foutre la main sur la gueule au premier connard qui te parle de haut aujourd’hui — le premier quidam dans la rue, la plus belle fille du monde, Superman, le pape Pie Sept, le député du coin ou un pauvre connard de pédégé, peu importe. Le premier qui oserait pour voir te donner un ordre. T’as plus rien à perdre, ni plus d’patience pour leurs conneries.
Au petit matin, on se retrouve tous au même endroit. Les putes, les ivrognes, les voleurs, les assassins. Assis sur le même banc, dans le même couloir, après la même nuit blanche. On est tous passés par la même moulinette, la même société qui ne laisse pas d’autre choix que de devenir ce qu’elle n’est pas. Survivre. Point barre.
« Tu crois vraiment qu’en balançant des horreurs pareilles, tu vas intéresser quelqu’un ? »
Elle jette un œil par-dessus mon épaule. Elle est fatiguée, je le vois bien, fatiguée de tout.
« Écoute, c’est ça ou je descends à poil dans la rue et je pisse sur la porte de la première agence bancaire. Je chie sur le seuil de la première officine d’assurance, je crache sur les magazines people du tabac du coin, je brûle un curé, je viole une comptable avec un manche de pioche. Tu veux des idées ? J’en ai des tas. Bien sûr, jamais de passage à l’acte. Trop respectueux de tout ce qui respire. De tout ce qui marche à deux ou quatre pattes… Mais putain, foutez -moi donc la paix, laisse-moi écrire mes conneries. »
Et voilà que je fais maintenant la queue à la boulangerie. Encore une queue, une de plus. Je repense à toutes ces queues qu’on fait dans la vie.La queue à la maternité, la queue pour voir les résultats du BEPC, du BAC, pour se faire planter dans la viande du cul la grosse TABDT — La queue pour le métro, le bus, le taxi, l’avion. La queue au supermarché, et même cette queue (virtuelle) pour atteindre les mêmes rêves étriqués que tout le monde. Une télé, un frigo, un lave-vaisselle, un smartphone, des Clarks, du fil pour trésser des scoubidous, des préservatifs en latex — Et les vignettes, les bons de réduction Buitonni, Panzani et tout et tout t’as oublié ? Toujours cette foutue attente pour tout. Et puis la boulangère, avec sa gueule de sainte-nitouche, qui me balance : « Une tradi pas trop cuite, comme d’habitude ? » Et de rajouter, avec son air de madone des pays plats : « Vous savez, le mari de la fleuriste est mort cette nuit. Crise cardiaque. C’est malheureux, il était pas si vieux. regard triste de cocker femelle » Et moi, je suis là, à me sentir coupable de rien dire. À écouter ses conneries, alors que j’en ai absolument rien à foutre du mari horticole de ses bégonias pétunias dahlias et oeillets d’inde , de toutes ses foutues fleurs. J’achète jamais de fleurs, moi. D’abord, Je les vole.
Et puis, arrivé au moment de payer, voilà que tu prends bien le temps de compter la petite monnaie du fond des poches , de faire le compte juste, pile poil, pour lui être agréable. Pour rien, pour elle, cette bourrique qui s’en tape de tout sauf des ragots. Je lui tends mes pièces comme un bon petit soldat, et elle me dit merci, bonne journée, profitez bien du beau temps surtout. Tout le tralala habituel. Comme si on était tous bien cordiaux, bien braves. Comme si on n’était pas tous des cons en train de jouer un rôle dans ce foutu théâtre.