Il y a plusieurs façons d’accéder à la culture, comme il y en a de se rendre à Rome. Par héritage, par éducation, par envie, par désir, par nécessité. Le choix de la route importe-t-il vraiment au début ? Je n’en sais rien. Je ne peux parler que de moi, sur cette route. Le fait est que j’y fus souvent bien seul, comme le sont les parias, les voleurs, les assassins. En croyant emprunter un raccourci, j’ai dû faire dix fois plus de chemin que si j’étais resté bien sagement à ma place.

Ma place, quelle était-elle ? Ça non plus, je n’en savais rien. Dix fois plus de chemin aussi pour parvenir à trouver cette fichue place que si j’avais bien voulu écouter mes parents. Mon père disait : « Trouve une place et reste tranquille. » C’est ce que son père lui avait transmis. Et encore avant lui, le père de mon grand-père. Mais ça n’a pas fonctionné pour moi. Je n’ai jamais vraiment su si c’était de ma faute ou si l’époque avait changé. J’entretiens volontairement un doute sur les raisons d’un tel décalage.

Elle, elle vient d’une famille qui n’a rien à voir avec la mienne. Je veux dire : sa famille a du goût pour les belles choses, pour l’art — alors que nous, sous cet angle-là, on serait plutôt du genre décati, néandertalien. Je crois que le désir de lire l’auteur dont elle me parlait vient surtout de ce vieux complexe familial. D’ailleurs, elle dit « les ignorants » quand elle repère qu’on ne s’intéresse ni à l’art, ni à la littérature, ni à rien d’autre qu’à tenter de joindre les deux bouts, en fait.

La manière dont elle m’avait parlé de ce petit livre d’une centaine de pages m’avait donné envie, de la même façon que sa façon de pincer les lèvres — très particulière — m’avait donné envie de l’embrasser. Et dans le fond, je me demande si ce pincement-là, elle ne l’avait pas chipé à un roman d’Elsa Morante. Mais le livre en question n’était pas d’Elsa Morante. Pas plus que de Doris Lessing. Il vaut mieux supprimer les fausses pistes tout de suite.

Il y avait, je crois, en tout premier, une sorte de complexe d’infériorité culturelle énorme — et, en parallèle, une histoire d’immigration croisée. Elle, sa famille venait du sud, le berceau de la civilisation. Encore que la Sicile ait longtemps été une terre envahie par à peu près tout le monde. Et ma famille, elle venait du nord, de chez les barbares vêtus de peaux de bêtes — encore que l’Estonie ait bien des points communs avec la Sicile, question envahisseurs.

D’une certaine façon, elle m’a acculturé, exactement comme ces pays conquis qui finissent par assimiler leurs envahisseurs. Par petites touches, elle m’aida à m’extirper de ma nuit arctique.

Après la lecture de ce livre, je ne fus plus tout à fait le même. J’avais compris l’essence du désir, la présence d’un tiers nécessaire — surtout pour l’aiguiser jusqu’au paroxysme —, la jalousie qui soudain en découle… et, oui, une belle envie de meurtre.