Est-ce que les autres se posent autant de questions que moi ? Peut-être. Peut-être pas. Peut-être qu’ils les avalent, les taisent, les laissent se dissoudre sans bruit. Parfois, on me le jette au visage : "Tu te poses beaucoup de questions", comme si c’était un défaut, une maladie. Il y a des moulins à vent, il y a des moulins à prières ; pourquoi n’y aurait-il pas aussi des moulins à questions ? Quelque chose qui tourne doucement sous le ciel, inlassablement, sans réponse, sans but. Une simple occupation.

Occupation. Le mot me frappe. L’Occupation. Et tout de suite après : collabos, résistance, Drancy, Vél’d’Hiv, été 42. La mémoire n’est jamais loin derrière les mots.

Hier soir, pendant que R. réparait les rotules de la Logan, nous sommes partis marcher, X et moi, le long des grands champs. Je croyais voir du blé ; c’était de l’orge. Me tromper ainsi, moi qui viens de la campagne, m’a traversé comme une lame. Une ombre a glissé sur la lumière. Qu’est-ce qui s’est perdu en moi sans que je le sache ?

Puis il y eut un ruisseau. Un filet d’eau persistant, contre toute attente. Il était plus vigoureux aujourd’hui que l’an passé, m’a-t-on dit. Là où tout s’assèche, il grossit. Une contrebande de joie minuscule. Il a lavé la tristesse, juste assez pour que je continue.

Les moments sont ainsi : petites crêtes, petites failles. Un gouffre qui devient un sommet par surprise. Je continue à me poser des questions. Je suis probablement taraudé. Un moulin interne qui ne veut pas s’arrêter de tourner.

Il y a la pesée, aussi. Le poids qu’on ne pèse pas. La suspicion d’être quantité négligeable. La crainte d’une défaillance ancienne et irréparable.


On me reproche de poser trop de questions. Mais les moulins tournent d’eux-mêmes sous le ciel, sans qu’on leur demande. Hier, en confondant l’orge et le blé, j’ai senti une faille dans ma mémoire. Puis un ruisseau, plus vaillant qu’avant, a recousu l’ombre. Peser peu dans la balance, soupçonner une défaillance ancienne : c’est tout ce que nous savons.