Et bien, à vrai dire, il faut que je te dise quelque chose. Si je savais quoi, cela m’arrangerait, mais voilà bien toute la difficulté, je n’en sais rien. Peut-être cela viendra t’il plus tard. En attendant que la chose se précise, je veux dire la raison pour laquelle j’ai voulu commencer cette lettre, il m’apparait important de te dire combien je m’estime chanceux d’avoir découvert – mais n’est-ce pas grâce à toi ? – le cercle littéraire des mangeurs d’épluchures de patates de Guernesey. Je ne m’en lasse pas. Ce qui me procure aussi, bien entendu, l’idée de le plagier presque aussitôt. Quelle tristesse de ne pas être en mesure d’effectuer l’effort nécessaire de le lire en anglais, qui est sa langue originale. Mais le fait est, qu’en ce moment, beaucoup d’ouvrages m’arrivent sous le manteau et que je ne peux pas vraiment les choisir comme je le voudrais. En outre ils sont gratuits il serait malséant de faire la fine bouche. Délicieux est l’adjectif qui flotte autour de cette lecture sitôt que j’ai le temps et l’envie d’ y plonger. J’en lis quelques pages puis je referme le livre pour mieux les savourer, et l’effet peut se prolonger parfois bien au delà d’une heure, ce qui, avec les années, est tout à fait exceptionnel — car cette lecture dispense un effet apaisant, c’est un peu comme un de ces vieux édredons sous lequel on se glisse en se bouchant les oreilles pour amortir tous les bruits extérieurs.
« A vrai dire », cette expression m’amuse. Elle me surprend surtout au moment où elle surgit et où je me sens soudain poussé à l’écrire. Comme si cette croyance enfantine persistait encore qu’il suffit de prendre un crayon, ou en l’occurrence un clavier, pour se préparer à dire la vérité. N’est-ce pas une sorte de torture qu’on nous a infligée dès notre plus jeune âge que celle-ci : s’imposer d’écrire la vérité ou de la dire.
Si je la disais de la façon la plus simple j’ai bien peur qu’elle apparaisse bien pauvre dans sa nudité et surtout qu’elle ne continue d’entretenir cette morosité dont nous aimerions bien nous débarrasser au moins le temps de lire ou d’écrire une lettre. Ne serait-ce que par égard ou politesse- y a t’il une différence, certainement, car je connais autour de moi bien des gens « polis » qui sont absolument dépourvus d’égards envers leurs semblables.
Voici désormais presque dix minutes que j’ai commencé cette lettre et il me semble que cela fait un siècle- ou soyons modeste, un demi. un peu plus que mon temps sur cette terre à quelque chose près —Comme si cette lettre, j’avais voulu la commencer sur les bancs de l’école et que je l’avais laissée en plan, occupé tout à coup par je ne sais quoi. Peut-être que les divertissements ne servent qu’à cela finalement, à repousser le moment. Et vois-tu maintenant cela me revient, déjà à l’époque je ne savais pas quoi te dire, je savais seulement l’envie de t’écrire quelque chose, cet élan. Et j’observe avec attention comment il s’interrompt de nouveau de la même manière. Mon esprit bat la campagne, je saute du coq à l’âne, j’ai l’air de tourner autour du pot- le fameux pot aux roses j’imagine.
Il me semble que c’est la même lettre qui reste inachevée depuis tant d’années. Comme pour me laisser une chance probablement de dire quelque chose d’authentique, de réel, à un moment ou l’autre, peut-être même par inadvertance. Je crois beaucoup à cette notion de hasard, de prétendue maladresse, mais surtout parce que j’en suis parvenu à un tel point de dégout concernant toute habileté.
Tout le weekend je l’ai passé en compagnie de HPL, j’ai lu des quantités de pages innombrables sur lui, et puis à la fin, je me suis demandé ce qui me poussait à nourrir un tel engouement pour connaitre sa vie dans le menu. Cela m’a paru obscène. Et j’ai donc décidé de me replonger dans son œuvre uniquement, de ne plus jouer les voyeurs. Ceci afin d’en étudier chaque phrase le plus lentement qu’il m’est possible de le faire ( ce qui me connaissant est un petit exploit tu en conviendras). Nous sommes mardi et tout compte fait je me demande ce qu’il reste de cette lecture assidue sinon ce doute, ce questionnement sur ma volonté d’assiduité seulement.
Il faudra sans doute que je t’écrive plus souvent ce genre de lettre qui débute par une envie sans raison à part celle peut-être de te faire signe. En attendant je m’arrête là pour aujourd’hui, cela aussi pourrait être un bon sujet de correspondance, quand ou pourquoi s’arrête t’on d’écrire une lettre. A mon sens très proche comme expérience du moment où l’on se sent prêt d’achever un tableau. Il me semble que le moment où l’on peut dire des choses importantes, essentielles semble plus précieux à proportion qu’on l’écourte. Quand à ce qui l’écourte c’est encore un mystère, on ne saurait en parler, pas plus que l’écrire.
Je recopie ici, pour le rappeler à ton bon souvenir, ce passage qui explique la constitution du cercle littéraire des mangeurs d’épluchures de pomme de terre de Guernesey :
[…] Puis chacun a regagné son domicile et s’est mis à lire. Nous avons commencé à nous réunir à cause du commandant, c’est vrai, mais nous avons continué pour le plaisir. Aucun de nous n’ayant la moindre expérience en matière de cercle littéraire, nous avons inventé nos propres règles : chacun notre tour, nous parlions aux autres d’un livre que nous avions lu. Au début, nous tentions de garder notre calme et de demeurer objectifs, mais cela n’a guère duré ; rapidement, les orateurs n’ont plus eu pour ambition que de persuader leur auditoire de lire l’ouvrage en question. Et, quand deux membres avaient lu le même livre, ils en débattaient devant nous pour notre plus grand plaisir. A force de lire, de parler de livres et de nous disputer à cause d’eux, nous en sommes venus à nous lier étroitement les uns aux autres. D’autres insulaires ont voulu se joindre à nous et nos soirées se sont transformées en moments chaleureux et animés. À tel point que, de temps en temps, nous arrivions presque à oublier la noirceur du dehors. Nous nous réunissons toujours tous les quinze jours. […]
Je me demandai s’il ne serait pas amusant d’introduire, dans la foulée, une réponse à cette lettre—, ce qui immédiatement soulève un problème de taille, car pour cela il faudrait que je parvienne à identifier clairement mon interlocuteur, ce qui, pour l’instant, n’est malheureusement pas le cas.
Ou du moins que j’en isole une ou un car bien l’impression que tous se mélangent rien que de tenter d’imaginer. De plus, écrire pour une foule, passe encore— les écrivains ne se gênent pas de le faire bien que personnellement, et modestement, l’incongruité m’empêche raisonnablement de passer à l’acte ; mais qu’une foule réplique, ça ce serait vraiment le pompon.
Image mise en avant : Portrait d’un fou regardant à travers ses doigts. Maitre 1537 ( selon Winkler appelé aussi : Maître de l’Ecce Homo d’Augsbourg)