Quand prendre conscience ? Décider de prendre conscience ? La formulation elle-même est suspecte. Elle implique qu’il y aurait un moment précis, une bascule, une erreur de code dans la simulation. Peut-être une simple défaillance, ou au contraire, une mise à jour volontaire.

Le brouillard était là. Depuis toujours. Pour certains, il signifiait inconscience, pour d’autres, ignorance. Dans tous les cas, il servait à masquer. Puis, sans préavis, il se lève.

Alors on voit.

Alors on sait.

Mais savait-on déjà avant ? L’anomalie ne vient-elle pas après la prise de conscience, plutôt qu’avant ? Un phénomène quantique où l’observation modifie l’objet observé.

Sur une ligne s’étirant d’un point A (l’origine) vers un point B (la fin, incertaine, hypothétique), il y a un instant où l’on devient conscient. Ce moment précis où quelque chose cloche.

On peut tester la chose. Prendre une rue.

La rue Laurent Nivoley. Une artère banale, sans aspérités, que j’ai empruntée des dizaines de fois sans y penser. Aujourd’hui, pourtant, je fais attention. Je décide de suivre son tracé. De la voir en pleine lumière, sans filtre, sans programme de correction automatique.

Et c’est là que cela arrive.

Sans transition, sans panneau, sans avertissement, la rue Laurent Nivoley devient la rue Émile Zola.

Une rupture brutale dans le système de coordonnées. Comme si, d’une seconde à l’autre, une couche de réalité en recouvrait une autre. Aucun panneau. Aucun repère précis. Juste une transformation imperceptible.

Je m’arrête.

Personne autour. Juste un silence trouble, un vent faible qui soulève une feuille de papier froissée sur le trottoir. Une publicité périmée, une promotion pour une enseigne qui n’existe plus.

Puis, soudain, une voix derrière moi :

-- Vous avez remarqué.

Je me retourne. Un homme est là. Un type en imperméable beige, trop long, trop usé, comme sorti d’un autre temps. Il fume une cigarette qu’il ne semble pas avoir allumée lui-même.

-- Excusez-moi ?

-- Vous avez vu, dit-il en me regardant intensément.

Je ne réponds rien.

-- Ils effacent les repères, poursuit-il en exhalant un nuage de fumée qui ne se dissipe pas tout à fait. Les noms, les transitions, les interstices. Les passages entre les zones.

Je recule d’un pas. L’homme secoue la tête et écrase sa cigarette contre un lampadaire.

-- Trop tard, de toute façon. Maintenant que vous savez, vous allez voir d’autres choses.

Puis il s’éloigne, disparaît dans une ruelle adjacente. Je reste là, immobile.

Je regarde autour de moi. La rue semble normale.

Mais maintenant, je sais qu’elle ne l’est pas.

Au loin, un véhicule blanc est garé près du trottoir. Il ressemble à une fourgonnette des services municipaux. Deux hommes en uniformes bleus sont assis à l’intérieur, ne bougeant pas. Ils m’observent.

Je me remets en marche, feignant l’indifférence.

Mais je sais.

Je sais que la rue ne s’appelle ni Laurent Nivoley ni Émile Zola.

Elle a peut-être toujours eu un autre nom, un nom que je ne suis pas censé connaître.

Un nom qu’ils ont effacé. Illustration : Giorgio de Chirico, Mystère et mélancolie de la rue