Pouah, oh merveille,
Tout ce que je crois penser par moi-même a déjà été pensé, dans une cervelle autre. Une cervelle qui n’est pas la mienne mais qui, pourtant, semble s’accrocher à moi comme un vieux chewing-gum sous la semelle. Rien n’est neuf. Pas une seule idée, pas un souffle. Seulement des restes, des miettes volées. Alors, à quoi bon penser ?

Ce ne sera pas l’idée qui fera foi, non. Mais la manière de la transformer. L’arracher à son nid, la remodeler, la plier, et la jeter dans un sac.

Un sac de mots, voilà tout ce que j’ai. Je secoue.
Secoue encore.
Avec force.

C’est un chaos volontaire. Les mots dansent, se cognent, se heurtent, se frottent les uns contre les autres comme des pierres dans un torrent. À force de collisions, ils s’usent, se brisent, se transforment. Ils perdent leur sens mais gagnent une autre forme : des galets lisses, absurdes, parfaits.

Mais surtout, je mets mes boules Quiès. Ces mots, je refuse de les écouter. Ils crient, protestent, supplient : « Laisse-nous tranquilles ! Ne nous touche pas ! » Non, je ne les écoute pas. Ils peuvent crier, gémir, jouir ou pleurer, je n’en ai cure. Je coupe le son. Je laisse seulement le chaos opérer.

Hier encore, je m’accrochais à l’histoire. Le récit. Toujours le récit, comme il se doit. Et très souvent, bien sûr, autobiographique. Quoi de plus confortable que soi-même comme sujet ? Mais quelle honte, quelle sueur froide ! Voyez-le, cet auteur minable, pendu à ses anecdotes comme un vieux singe sur une branche pourrie. Regardez-le bien, et passez vite ensuite. Donnez-lui une claque mentale, une secousse imaginaire. Ça le réveille. Ça le secoue.

Et moi ? Je me secoue aussi.

Bon, lève-toi et marche maintenant. Ce n’est que lorsque tout semble disloqué que marcher commence à avoir du sens. Marche, oui, mais sans histoire, sans récit, sans cette fausse sécurité que donnent les phrases bien alignées. Même si c’est douloureux, apprends.

Je prends une décision. Je m’éloigne de ce qui m’enferme. Je prends symboliquement mon oreille, et je l’écarte de ma tête. Là-bas, à quelques mètres de moi, elle se transforme. Un pavillon s’ouvre. Comme une fleur. Une fleur grotesque, mal formée, mais vivante.

Une abeille arrive. La muse, peut-être ? Elle se pose sur cette oreille symbolique, inspecte, travaille. Mes vieilles idées inutiles, mes résidus – elle les prend. Elle en fait du miel.

Le miel. Enfin quelque chose.

Mais tiens, tiens… L’allitération en « miel » te fait réagir, manant ? Est-ce qu’il te faut toujours un mot sucré pour que tu le goûtes ? Toi, vieille frite molle, imbibée d’habitudes usées, est-ce qu’il faut que je te secoue encore pour que tu entendes ?

Voilà le problème. Tu n’entends pas. Non. Les sons, tu les avales comme une soupe fade. Ils glissent en toi sans laisser de traces, sans que tu les ressentes. Parce qu’ils sont trop habituels. Tellement habituels que tu n’y fais plus attention.

Mais moi, j’en ai assez de te réveiller de force. Pitié, cesse d’être sourd. Sois intelligent.

Non, pas cette intelligence-là. Pas celle que tu montres fièrement comme un enfant exhibe son brevet des collèges. Je te parle de l’intelligence de l’inconnu. Laisse l’inconnu entrer. N’aie pas peur.

Écoute : l’inconnu est d’abord un murmure, un froissement dans le noir. Il te fait peur parce qu’il n’a pas encore de forme. Mais si tu l’écoutes assez longtemps, il se transforme. Il devient une lumière, un son nouveau. Une onde qui traverse enfin le mur.

Un jour, tu te réveilles et tu vois que tout est englué. Englué dans des habitudes, dans des réflexes, dans des sons. Tu marches, mais le sol colle à tes pieds. Tu penses, mais tes idées s’enfoncent dans une boue stagnante.

Alors, il faut secouer les mots. Oui. Prendre chaque mot, un par un, et lui donner une nouvelle forme. Le transformer, le forcer à sortir de son état figé. Écoute ce que ça fait. Écoute le bruit du mot qui change.

Un mot transformé est plus beau qu’un mot intact.

Et toi, lecteur.
Oui, toi.
Ne sois pas seulement un lecteur. Toi aussi, prends un outil. Cherche les mots en toi qui dorment encore dans leurs habitudes. Sors-les. Mets-les dans un sac. Secoue-les. Change-les.

Regarde : quelque chose arrive.

Peut-être que tu entends, maintenant. Oui, c’est ça. Tu commences à entendre. Alors je vais poser mes outils. Lentement. Je vais te laisser, maintenant. Je vais juste te regarder.

Je n’ai plus besoin de te pousser. Tu as compris, n’est-ce pas ?

Continue. Tu verras. Peut-être ... Rien n’est sûr, c’est comme ça.