Les Silences de l’Appartement : entre veille et oubli

Une tache rouge obsédante, des bruits dans l’immeuble, et la certitude de ne plus se souvenir de ce qui était familier. Cette nuit, dans son appartement plongé dans l’obscurité, une femme affronte ses peurs les plus sourdes. Entre les gestes mécaniques et les doutes envahissants, elle tente de se raccrocher à ce qui reste de son quotidien. Un récit où chaque détail devient une question, chaque silence une menace.

Le témoin de veille du téléviseur Samsung rougoie dans la pénombre. Une tache rouge, minuscule, mais obsédante. Elle la fixe, les yeux plissés, son souffle court. Le silence de l’appartement sort tout entier de ce point, seul repère lumineux dans le décor figé. Elle se lève lentement du canapé. Ses jambes tremblent un peu, chaque fois qu’elle se relève après être restée assise trop longtemps. Le tapis sous ses pieds est là, familier, mais elle hésite. Elle s’avance vers le meuble, ses mains fines et froissées frôlent les câbles derrière le téléviseur. Un à un, elle les débranche. Les cordons de plastique froids glissent entre ses doigts, et à chaque tentacule coupée de la paroi, elle soupire. Le rouge disparaît. La pièce retombe dans l’obscurité totale. Elle reste là un instant, immobile. Elle respire mieux, mais son regard erre, perdu. Elle fait quelques pas, contourne la table basse. Quelque chose cloche. Elle cherche, mais quoi ? Elle a encore oublié. Ses mains se posent sur le dossier d’une chaise, puis elle continue, lentement, tournant autour des meubles se confondant dans l’ombre, happée par l’ombre.

Elle jette un œil à l’horloge : 22h. Il serait temps d’aller se coucher. Les cachets qu’elle doit prendre sont posés sur sa table de nuit, bien en évidence, dans leur boîte blanche. Elle les observe un instant, mais son regard dérive vers le carnet de mots croisés. Elle essaie encore, malgré tout. C’est une des rares choses où elle se débrouille encore assez bien. Son stylo gratte doucement la feuille, et elle réussit à remplir quelques cases, ici et là. Pas mal, finalement. Elle n’a rien oublié.

Un bruit sourd résonne quelque part dans l’immeuble. Elle relève la tête, tend l’oreille. Encore un bruit. Peut-être le voisin d’en bas qui claque sa porte ? Mais il y a quelque chose de différent ce soir. Des bruits, des voix, des chuchotements à peine perceptibles plus étranges, discrets mais insistants . Le bâtiment craque, les murs eux-même parlent.A-t-elle bien fermé à clef ?

La poignée de la porte, dans la pénombre, avait une forme incertaine. Avait-elle tourné la clé ? Un tour ? Ou deux ? Ses doigts, sur le tissu de sa robe, reproduisirent le geste : une rotation vers la droite. Mais le souvenir du pêne claquant dans la gâche ne venait pas. Le geste resta vide, sans écho dans sa main. La porte, devant elle, devint une page blanche.

Elle se lève ; ses jambes se déplient lentement, et elle s’appuie sur le bord du lit pour ne pas vaciller. Elle avance vers l’entrée, ses pieds glissant sur le sol. Sa main se pose sur la poignée.Derrière la porte : un souffle. Peut-être. Non : une respiration, forte, haletante. Quelqu’un vient de monter les deux étages. C’est là, maintenant, derrière la porte. Elle colle son oreille contre la porte. Écoute.

Rien. Pas un bruit. Elle a peut-être rêvé.

Elle reste là un instant, immobile, la main toujours posée sur la poignée, puis tourne lentement la clef. Juste pour vérifier. Puis elle retourne se coucher.

Le monde se ratatine. Il tenait encore dans le cadre de la fenêtre, avec les lumières de la rue, mais dès qu’elle fermait les yeux pour en saisir les contours, il fuyait. La boulangerie… l’image d’un comptoir de marbre surgit, puis s’efface, emportant avec elle l’odeur du pain chaud. La rue… un mot vide, un couloir sans nom. Son adresse était un tiroir désormais scellé dans sa tête. Il n’y avait plus que l’appartement. Bientôt, il n’y aurait plus que cette chambre.