Lire La Mécanique des femmes aujourd’hui

J’ai appris, avec l’âge, que certains livres ne se lisent pas seulement avec les yeux mais avec la pièce où l’on se trouve. La lumière, la chaise, le téléphone en veille, le bruit de la rue. {La Mécanique des femmes} appartient à cette catégorie-là : on ne l’ouvre pas innocemment, et l’époque, qui a déplacé la censure du dehors vers le dedans, vient s’asseoir à côté de vous au moment où vous tournez la première page. On ne vous interdit rien ; on vous observe lire. La surveillance est incorporée, presque courtoise. Elle ne confisque pas le livre, elle ajuste votre respiration. Très tôt d’ailleurs, le texte se cabre par une réplique nue, sans glose : — Tu ne penses jamais à la mort ? Ce n’est pas une thèse, c’est une voix. Elle sidère, puis installe le régime de lecture : on n’est pas seul avec un « il », il y a d’autres timbres dans la pièce.

On dit volontiers que le texte « objectifie » les femmes. Il y a de quoi. Le regard y est frontal, parfois cruel, et les corps sont décrits comme des surfaces de contact — ce qui, pour une lecture solitaire, active aussitôt le tribunal intime. Mais le livre ne se laisse pas résumer à cette seule accusation. Il avance par fragments, en dérapages de voix, et ce montage fissure la souveraineté du « je ». À mesure qu’on progresse, l’instance qui parle se trouble : confessions qui se contredisent, souvenirs sans preuves, phrases ramassées au couteau dans des bars, des chambres anonymes, des parkings d’après-minuit. La question cesse d’être « que dit-il des femmes ? » pour devenir « qui parle, ici, et à quel titre ? ». C’est le premier déplacement nécessaire aujourd’hui : lire non pas un dogme, mais un dispositif.

Ce dispositif se voit dans l’{inventaire} — cette façon de nommer, d’aligner, de classer. L’énumération donne l’illusion d’une vérité sans artifice, mais c’est une mise en coupe du réel : — Crapaud enculé, vieille salope, perte blanche, pipi, bite… (…) Autour de nous, la chambre est une enveloppe fœtale. Nommer, ici, c’est cadrer. Et cadrer, c’est décider de ce qui entre et de ce qui sort du champ (on peut convoquer Mulvey sans slogan : qui cadre, pour qui, avec quel pouvoir d’identification).

L’indignation pure — utile, morale, parfois nécessaire — rate pourtant quelque chose si elle s’arrête à la coupe. Car le montage laisse passer des voix féminines. Elles ne sont ni sages ni pédagogiques. Elles sont triviales, insolentes, vulgaires parfois ; elles racontent la fatigue, la faim, la jouissance comme on parle d’une heure perdue sur le périphérique. — Je ne suis pourtant pas très belle, mais les hommes me choisissent plus souvent que d’autres que je trouve dix fois mieux que moi. Pas « la Femme » majuscule : une économie concrète des regards, dite à la première personne. (Cixous peut aider à penser ce surgissement : des paroles féminines apparaissent dans un cadre tenu par un homme et déplacent les places sans effacer l’architecture.)

On me dira que c’est encore l’homme qui cadre, que c’est lui qui choisit la coupe, la focale, la phrase finale. C’est exact. Et c’est précisément là que le second déplacement, celui de notre époque, opère : qui tient la lecture ? Dans un club, sur une scène, quand des actrices disent ces fragments et les poussent jusque dans la respiration, le livre bascule. Le texte ne change pas d’un mot ; c’est la prise en charge qui se déplace. Les mêmes phrases, prononcées par une femme, cessent d’être un inventaire du regard masculin pour devenir une scène de réappropriation : un « on m’a dite » retourné en « je me dis ». La page n’excuse rien ; elle déplace. Et ce déplacement a aujourd’hui plus de sens que n’importe quel label d’acceptabilité.

Reste la lecture solitaire, la plus risquée, celle qui compte. Elle se fait sans médiation, sans contexte institutionnel, sans préface qui rassure. C’est là que travaille la censure intérieure : non un bâillon, mais une suite de scrupules. Est-ce que je peux trouver ça fort tout en refusant la violence du point de vue ? Est-ce que je dois refermer le livre pour ne pas « cautionner » ? La bonne foi moderne aime les réponses nettes, les colonnes « pour/contre ». La littérature, pas toujours. Ce livre vous met à l’épreuve non parce qu’il demande l’adhésion, mais parce qu’il oblige à tenir deux gestes en même temps : reconnaître l’angle mort du regard et reconnaître la puissance du document brut. Une phrase-couteau le montre : Excite-toi sur elles tant que tu veux, mais ton foutre est pour moi. Adresse, pouvoir, contrat : le centre de gravité se déplace — assez pour changer l’écoute.

Il faut aussi se souvenir d’une autre chose : Calaferte a longtemps écrit contre la façade, contre les bienséances éditoriales. On peut refuser sa manière tout en admettant que sa phrase, lorsqu’elle tranche, vise l’endroit où l’époque colle du vernis. Notre époque n’est pas plus morale que celle d’hier ; elle est plus procédurière. Elle réclame des avertissements, des cadres, des dispositifs d’alerte. Cela peut protéger. Cela peut aussi asphyxier. On ne sortira pas de cette tension en triant les bibliothèques à coups d’étiquettes. On en sort, parfois, en lisant à deux niveaux : niveau 1, l’analyse du regard (qui parle, d’où, sur qui) ; niveau 2, l’écoute des phrases qui échappent au programme de celui qui parle. Ce double foyer devient évident devant un tableau scénique : Elle est courbée sur l’escalier de pierre qu’elle lave à grandes eaux… l’homme la regarde fixement… l’eau de rinçage est propre. Corps, geste, regard : matériau idéal pour distinguer ce que le cadre impose et ce que la scène fait fuir.

Je ne dis pas que cela « suffit ». Je dis que, pour une lectrice d’aujourd’hui, l’épreuve est peut-être ailleurs : non dans l’acceptation ou le rejet, mais dans la maîtrise de l’oscillation. Lire en sachant que l’injustice de l’angle est réelle. Lire en sachant que la phrase, parfois, la traverse et la met à nu. On peut se tenir sur cette crête. Ce n’est pas confortable. Cela l’est d’autant moins que les réseaux demandent des postures complètes, des verdicts de 240 caractères. Le livre résiste à ce format. Il n’offre pas de position stable plus de deux pages d’affilée.

Alors, que faire de cette lecture au présent ? Deux gestes, encore. Le premier : contextualiser sans neutraliser. Rappeler que l’écriture est un montage, souligner ce qui, dans la forme, fracture l’autorité du narrateur, ouvrir la porte aux répliques féminines — sur scène, en club, dans des contre-essais. Le second : assumer le tête-à-tête. Accepter d’être seule, seul, avec ce livre, et d’entendre ne serait-ce qu’une fois la lampe grésiller au-dessus de la page. C’est dans cette solitude que l’on mesure si l’on est sommé de se taire par le vieux censeur extérieur (on l’entend encore, il est sonore, daté) ou par le nouveau censeur intérieur, plus subtil, qui demande : « es-tu sûre de vouloir penser ça ? ». La question n’est pas honteuse. Elle est même saine. Ce qui serait dommage, c’est qu’elle tienne lieu de réponse.

On peut, je crois, tenir la note juste : reconnaître l’asymétrie du regard et refuser l’objectivation comme horizon ; et, dans le même mouvement, lire le livre comme un terrain de voix où des femmes existent, parlent, jurent, transigent, se protègent, se perdent. Quand ces voix passent par des bouches féminines — actrices, lectrices publiques, critiques — le texte se reconfigure. Quand elles passent par votre lecture silencieuse, c’est vous qui tenez la balance : vous pesez l’angle, vous pesez la langue, et vous décidez si la phrase a gagné le droit de rester.

Il n’y a pas de méthode miracle, seulement des conditions : une pièce, une lampe, du temps, et la volonté de ne pas réduire le risque à un slogan. {La Mécanique des femmes} n’est pas un protocole de bonne conduite. C’est un test. Il ne dit pas ce que doivent être les femmes. Il montre, brutalement, ce que la langue peut faire quand elle désire, déteste, écoute, et perd le contrôle. Notre époque, qui voudrait des textes irréprochables, oublie parfois que la littérature d’importance ne s’excuse pas. Elle demande des lectures responsables. Au fond, la vraie question — celle que la petite censure en chacun n’aime pas — est simple : que vous a fait ce livre, ici et maintenant ? Si la réponse n’entre pas dans une case, tant mieux : c’est le signe qu’il reste du monde dans la page.

Bio normalisée

{{Louis Calaferte}} (Turin, 1928 – Dijon, 1994), écrivain français (romans, théâtre, carnets). Débuts remarqués avec {Requiem des innocents} (1952) ; {Septentrion} (1963) frappé d’interdiction à la vente puis réédité dans les années 1980 ; {La Mécanique des femmes} (1992) cristallise une réception clivante. Dramaturge ({Les Miettes}, {Un riche, trois pauvres}), diariste (série des {Carnets}). Grand Prix national des lettres (1992). Éditions : Gallimard, Denoël ; poches chez Folio. Œuvre régulièrement lue et montée.

  • Cixous, Hélène. « Le Rire de la Méduse ». L’Arc, no 61, 1975, p. 39-54.
  • Cixous, Hélène. « The Laugh of the Medusa ». Signs : Journal of Women in Culture and Society, vol. 1, no 4, 1976, p. 875-893.
  • Cixous, Hélène & Catherine Clément. La Jeune Née. 1975. (Pour une trad. angl. accessible : The Newly Born Woman, University of Minnesota Press, 1986.)

Pour continuer

Lectures

Le prix de la clarté

Je crois que ce qui m’obsède dans les films de mafia, surtout chez Scorsese et dans cette zone des années 1950 où tout se recompose, ce n’est pas la violence comme spectacle, c’est la manière dont la parole s’y tient, ou plutôt la manière dont elle n’a presque plus besoin d’exister pour agir. Une promesse n’y est pas une phrase bien tournée, c’est un engagement tacite, compact, appuyé sur un ordre social où chacun sait ce qu’il risque, et où l’ambiguïté n’est pas un charme mais une faute. Ce monde a des règles strictes, et ce qui trouble c’est qu’elles sont simples : tu dois, tu rends ; tu respectes, on te protège ; tu trahis, tu sors du cercle. Tout ce qui ressemble chez nous à une discussion, un “malentendu”, une “explication”, une “nuance”, devient là-bas une faiblesse, un signe de flottement, une manière de gagner du temps, donc une menace. Le plus glaçant, c’est que ça ne passe même pas par la colère : quand ça déraille, on ne t’explique pas que tu as déçu, on ne t’accorde pas l’espace de raconter, on ne te demande pas ton intention ; on te classe, et le classement suffit. Cette radicalité a quelque chose de séduisant, et c’est précisément pour ça que j’ai peur de ce que je vais trouver en moi en regardant ces films : la fatigue de vivre dans un monde où tout est négociable, où la parole s’éparpille en messages, en justifications, en précautions, en sourires, en formulations “soft” qui maintiennent une porte de sortie ; un monde rempli de chausses-trappes, où ce que tu dis peut être retourné, où ton silence est interprété, où ton enthousiasme est suspect, où l’honnêteté est pénalisée parce qu’elle ne sait pas se vendre, où la loyauté devient un outil de carrière. Et je sais que cette tentation de la netteté ne vient pas seulement du cinéma. Je connais cette logique depuis plus longtemps que ces films. Avant les arrière-salles, il y a eu la maison. Avant le code, il y a eu une humeur. J’ai grandi avec l’idée qu’une parole pouvait être sanctionnée sans explication, pour un oui, pour un non. J’ai vu l’injustice à l’œuvre, et j’ai appris aussi quelque chose de tordu mais très clair : qu’on peut parler exprès, dire trop, dire n’importe quoi, pour attirer les coups, pour détourner sur soi l’orage qui tombe sur une autre, pour prendre sur soi les humeurs d’un père. Il m’en reste un dégoût profond, et une nostalgie qui fatigue — non pas nostalgie de la violence, mais d’une forme de monde où les actes avaient un poids immédiat, où le flou ne durait pas, où l’on savait à quoi s’en tenir, même quand c’était injuste. Alors oui, j’ai développé un radar. Je repère vite les promesses en l’air, les phrases qui servent à se couvrir, les loyautés de façade. Mais ce radar s’est construit dans la peur, et parfois il continue de tourner même quand il n’y a plus de danger, comme si l’époque entière parlait avec la même voix molle que celle qui, jadis, précédait la claque. Et quand j’étends cette sensation au monde artistique, je vois une version civile, feutrée, parfaitement tolérable socialement, du même mécanisme de contrôle : tant que tu loues, tant que tu signes des préfaces, tant que tu applaudis aux bons endroits, tant que tu fais circuler les bons noms et que tu “reconnais” les gens qui doivent être reconnus, tu es dans le groupe, tu as ta place, tu es invité, tu existes. Ce n’est pas forcément un complot, c’est pire : c’est une habitude collective, une monnaie d’échange devenue automatique. Et le jour où tu commences à observer le manège, pas même à l’attaquer, juste à le regarder en face, à vouloir t’en extraire, à ne plus jouer la comédie des adhésions obligatoires, quelque chose se retourne. On ne te tombe pas dessus frontalement, justement : ce serait trop clair, trop risqué, trop “caractériel”. On fait mieux, on fait plus efficace : on salit ta réputation à bas bruit, on laisse traîner des sous-entendus, on te colle une intention, on te prête des arrière-pensées, on raconte que tu es difficile, amer, instable, “pas fiable”, et comme rien n’est dit de façon attaquable, tu ne peux pas répondre ; si tu réponds, tu confirmes ; si tu ne réponds pas, tu laisses faire. Là, la parole silencieuse trouve son équivalent propre : pas de balle, pas de sang, mais une condamnation par suggestion. Et ce poison-là ne s’arrête pas aux arts. Les arts ont simplement l’impudeur d’afficher des valeurs de liberté, de vérité, de singularité, ce qui rend l’écart plus visible quand ils fonctionnent comme n’importe quel groupe humain : par appartenance, par rang, par réseaux, par services rendus, par dettes symboliques. Dans une organisation, une entreprise, une famille, un cercle amical même, il y a toujours une économie de l’accès : qui ouvre, qui ferme, qui recommande, qui décommande ; et donc il y a toujours un moyen de punir sans avoir l’air de punir. Je crois que la grande différence entre le monde “dur” des mafieux de cinéma et le monde “mou” où nous évoluons, ce n’est pas l’existence d’un code, c’est le degré d’aveu. Chez eux, le code est assumé et brutal : il protège le groupe et il se paie immédiatement. Chez nous, le code est dénié : tout le monde prétend agir par principes, par esthétique, par sens moral, par “valeurs”, alors que l’essentiel se joue souvent dans des gestes très simples, très bas : plaire, se couvrir, appartenir, ne pas perdre sa place. On appelle ça diplomatie, sociabilité, intelligence, et parfois ça l’est, bien sûr ; mais le même geste, répété, devient une capitulation sans même s’en rendre compte. Et c’est là que la mollesse devient dangereuse : non pas la gentillesse, non pas la prudence, mais cette facilité à préférer l’insinuation à la clarté, à préférer la rumeur à la critique, à préférer la petite lâcheté répétée à une parole qui tiendrait debout. Parce qu’une parole qui tient debout coûte quelque chose : elle te met en porte-à-faux, elle te prive de certains avantages, elle te rend moins manipulable, et elle rend les autres nerveux, non pas parce qu’ils sont “mauvais”, mais parce que tu introduis de l’imprévisible. Dans beaucoup de groupes, l’imprévisible est perçu comme une agression. Alors on le corrige, et on le corrige par le seul outil qui ne demande ni courage ni preuve : le soupçon. Je crois que c’est ça, au fond, mon sujet : la nostalgie d’un monde où la parole ferait foi, et la découverte que ce désir de netteté peut glisser vers quelque chose de très dangereux. Car la parole qui ne ment pas parce qu’elle est adossée à une sanction, ce n’est pas la vérité, c’est l’obéissance. Et la parole qui ment parce qu’elle veut rester acceptable, ce n’est pas seulement la manipulation, c’est parfois la peur de perdre sa place, la peur de déplaire, la peur d’être seul. Entre les deux, il doit exister une troisième posture, plus difficile, moins spectaculaire : refuser la lèche, refuser le sous-entendu, refuser aussi la tentation de trancher pour se sentir fort. Tenir une parole simple sans la convertir en arme. Dire oui quand c’est oui, non quand c’est non, et accepter le coût social de ce minimum-là. Accepter aussi que le monde restera compliqué, rempli de pièges, et que la solution n’est pas de fantasmer un code de voyous “plus vrai” que nous, mais de retrouver, à notre échelle, une forme de droiture qui ne passe ni par la menace ni par la comédie. Et je sais aussi ceci : si moi j’arrive à percevoir la dangerosité de cette nostalgie, d’autres ne la verront pas. Ils ne verront pas le piège parce qu’il ne se présente pas comme un piège. Il se présente comme un soulagement. On vient leur vendre, avec des phrases bien tournées, l’idée qu’un monde simple est à portée de main, qu’il suffirait de “remettre de l’ordre”, de “rétablir l’autorité”, de “dire les choses”, et que tout redeviendrait clair. C’est une promesse très efficace, parce qu’elle ressemble à une hygiène : moins de nuances, moins de débats, moins de lenteur, moins d’explications. Mais ce que ces promesses cachent souvent, c’est le prix exact de cette clarté : on ne simplifie pas seulement les problèmes, on simplifie les êtres humains ; on remplace la vérité par la discipline, la justice par la punition, la parole par le slogan. Le danger, ce n’est pas de vouloir une parole qui tienne. Le danger, c’est de croire que la parole tiendra mieux si on lui retire la complexité, si on la débarrasse du doute, si on lui donne un ennemi et une solution immédiate. Et c’est là que ma fascination devient un signal d’alarme : non pas parce que je serais déjà du côté de la dureté, mais parce que je reconnais en moi la fatigue qui rend la dureté séduisante. Je n’écris pas contre la complexité : j’écris contre ceux qui s’en servent pour mentir, et contre ceux qui promettent de l’abolir pour dominer. Je ne sais pas si j’en suis capable tous les jours, mais je sais au moins ceci : si je continue à regarder ces films, ce n’est pas pour apprendre à tuer, c’est pour comprendre ce qui en moi approuve quand une phrase tombe sans trembler, et décider, lucidement, ce que je veux en faire. Illustration Les mains de Frank Costello . L’entrée de la mafia dans l’ère de la visibilité. Costello refuse d’être filmé pleinement, et les caméras se concentrent sur ses mains — c’est littéralement l’implicite rendu visible.|couper{180}

La mort réflexions sur l’art violence

Lectures

ce genre de phrase

Je la revois dans les tiroirs de la commode – c’est par ici qu’il fallait commencer, j’en étais sûr, par cette commode centenaire héritée de mon père, avec son plateau de marbre gris et rose fendu à l’angle supérieur gauche, son triangle presque isocèle qui n’a jamais été perdu et qui reste là, flottant comme un îlot en forme de part de tarte ou de pizza – mais cassé depuis quand et par qui ? – et qui n’a jamais été perdu ni jeté, même si la commode, en un siècle, n’a sans doute pas subi un seul déménagement, ou quelques-uns qu’elle n’aura vécus qu’à l’intérieur de la maison, passant peut-être, traînée par deux saisonniers réquisitionnés pour l’occasion, du rez-de-chaussée au couloir de l’étage pour finir ici, dans la chambre du cerisier, qu’on appelle chambre du cerisier depuis toujours, en sachant que ce toujours a commencé bien avant moi et avant mon père, qui lui aussi l’appelait chambre du cerisier – depuis toujours nous a-t-il affirmé, sorte de vérité antédiluvienne nimbée d’une aura qu’on percevait dans l’intonation qu’il avait en prononçant ce toujours, l’air impressionné par le mot –, surpris même qu’on lui demande confirmation, comme s’il était indigné qu’on ait pu imaginer, nous, ses enfants, un avant le cerisier, un avant la chambre, comme si dans son esprit chambre et cerisier étaient liés depuis l’éternité. Pour nous, c’est la chambre du cerisier et ce le sera encore longtemps, même si plus personne n’habite cette maison en hiver, les uns et les autres ne revenant s’y prélasser que pendant les vacances scolaires en avril, parfois des week-ends avant que débarque toute la fratrie, les femmes et les enfants d’abord, mais aussi les cousins, les cousines, les amis et les amies d’amis, tout ce petit peuple d’été qu’on retrouve tous les ans, sirotant à l’ombre du cerisier ou des magnolias des Negronis et des Spritz pour les plus citadins d’entre eux, du rosé pamplemousse pour ceux qui sont restés vivre à une encablure de la maison. Quelque chose, dans cette phrase inaugurale, me rebute au point de me tenter de ne pas poursuivre la lecture. Je pourrais adresser exactement la même remarque à l’une de mes phrases : à la différence près que, dans mon cas, j’aurais la possibilité de la couper, de la jeter, de la reprendre jusqu’à ce qu’elle coïncide avec ma nécessité. Ici, j’ai le sentiment qu’on lui a donné un rôle de vitrine : phrase-symptôme, phrase-programme, censée prouver d’emblée ce que le livre sait faire. Or c’est justement ce « savoir faire » qui m’ennuie : la phrase tient debout, elle est maîtrisée, elle accroche un lieu, une mémoire, une mythologie familiale, mais je la sens occupée à se montrer au travail. J’y vois une démonstration de force syntaxique dont, chez moi, j’aurais honte. Ma réaction est d’abord épidermique : je résiste, je n’ai pas envie d’entrer dans un roman qui commence par se regarder écrire. Ensuite je me raisonne : peut-être, puisqu’il s’agit d’une ouverture, les centaines de pages suivantes serviront-elles justement à resserrer, à faire plus bref, plus net, plus impitoyable. Je feuillette, je vais à la fin du volume, sans trouver de garantie. Alors je me demande si ce n’est pas moi qui suis en cause, épuisé par mon propre travail de réécriture, sans réserve d’indulgence pour ce genre de déploiement. Peut-être n’est-ce qu’un effet de miroir. Je n’ai ni le temps ni l’envie, aujourd’hui, d’élucider tout cela. Je repose le livre pour plus tard et je retourne à mes moutons : mes phrases, avec cette idée tenace que ce que je refuse chez l’autre, je dois être prêt à le couper chez moi. ajout le 29 nov. 2025* ce qui s'oppose n'a rien à voir avec l'homme, mais avec les histoires que l'on raconte sur, qu'il se raconte. Histoires que peut-être l'auteur de ce billet prend de plus en plus en grippe. Une réalité, mais laquelle ? disparaissant dans le flux incessant de ces histoires parallèles.|couper{180}

Auteurs littéraires

Lectures

Contre l’admiration

Je relisais un de mes vieux textes et j’ai eu honte. Pas la honte modeste de l’artisan. La honte rageuse de l’enfant qui trépigne. Lui a le jouet, pas moi. Lui, c’est Pierre Michon. Son texte est un coup de poing. Le mien est une caresse tremblotante de puceau. J’ai longtemps cru que mon problème était l’admiration. Je me trompais. Mon problème est de refuser de voir le sang et les larmes séchés sur la page de l’autre. Je parcours ( fiévreusement ) « Hoplite » et je vois le résultat : la locomotive-monstre, la grue à eau qui devient accouplement cosmique. C’est sublime. Et c’est un leurre. Car ce que j’admire, c’est le produit fini. Ce que je refuse de voir, c’est le prix. Premier prix : la durée. Avoir laissé cette nuit quelconque – une nuit de gare, une nuit de jeune homme – macérer dans les limbes de la mémoire pendant des décennies, jusqu’à ce que chaque détail anodin (la suie, le tchouk-tchouk des soupapes, l’odeur de la serpillière) devienne un organe vital du mythe. Michon n’a pas écrit « Hoplite » à vingt-six ans. Il a laissé le temps transformer l’événement en or littéraire. J’ai, moi, la patience d’un moucheron ; j’écris sur l’instant, je veux la transmutation immédiate, sans la longue alchimie de l’oubli et de la réminiscence. Deuxième prix : la cruauté. Une froideur de chirurgien. Michon a offert son jeune moi lyrique et mégalo en pâture. Il a transformé sa propre comédie en tragédie. J’ai, moi, une peur panique du ridicule. Je préfère la pâleur contrôlée à la rougeur de l’effusion. Troisième prix : renoncer à fuir. Michon, dans le train, fuyait l’armée, mais il courait vers sa vocation. Moi, je me réfugie dans la lecture des maîtres pour fuir l’écran vide. Je collectionne les grues à eau des autres pour ne pas avoir à construire la mienne. Quatrième prix : la solitude. Accepter de devenir un monstre d’égoïsme, de laisser le monde réel – les amours, les amitiés, les devoirs – passer au second plan, parce qu’une image, une musique de phrase, exige toute la place. Michon a construit une cathédrale dans sa tête. Je campe dans un abri de jardin bien rangé, de peur que la démesure ne dérange le voisinage. Ce qui me navre, ce n’est pas la supériorité de Michon. C’est mon infériorité de volonté. Lui a affronté le chaos. Moi, je me contente de remous dans une flaque d’eau. Alors, non, cet article ne cherche pas l’empathie du lecteur . C’est un constat d’échec assumé. Une charge que je porte contre moi-même et, peut-être, contre tous ceux qui, comme moi, se bercent d’admiration pour mieux éviter le combat. La vraie leçon de « Hoplite » n’est pas « comment écrire bien ». C’est « ce que cela coûte d’écrire vrai ». Et la question qui reste n’est plus « Suis-je capable ? ». La question est : « Suis-je prêt à payer ? » En écrivant ces lignes, j’ai posé une minuscule pièce sur le comptoir. C’est une pièce de cuivre, pas d’or. Mais c’est un début. La grue à eau n’attend pas. Pas plus que "la bonne fille en chaleur" qu'incarne la locomotive à vapeur : elle halète dans la nuit de chacun. Il ne tient qu’à nous d’entendre son souffle et d’oser, enfin, y répondre. « Hoplite ». Le titre n'est pas un hasard. C'est l'image de l'écrivain comme artisan discipliné, anonyme dans la foule des auteurs, engagé dans un combat de longue haleine pour tenir sa place dans la grande phalange de la littérature. Plutôt que d'admirer, il s'agit de revenir sur la même ligne de front, de regarder à gauche, à droite, et de respecter.|couper{180}

Auteurs littéraires Autofiction et Introspection